11 - Félicité

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J’étais seul au centre de l’arène. Je sentais la chaleur du soleil au zénith me tanner la peau et son incandescence me bruler les rétines. Cela faisait des années que je n’avais pas combattu, mais il devait bien me rester quelques réflexes. Des années d’entrainements et de combats, cela laisse des traces profondément ancrées au fond de vous-mêmes. En face de moi, de l’autre côté du stade, la grille s’ouvrit dans un rugissement métallique sur un pétrobot, puis un deuxième, et un troisième. En quelques secondes, ils étaient une légion entière de bâtards à m’encercler. Je ne savais plus où donner de la tête. Peu importe où portait mon regard, je ne voyais que leur putain d’imposante carrure mécanique et aucune issue. Impossible de tous les vaincre. Mon pouls s’accéléra et vint jouer du tambour dans mes tempes. TA-DAM, TA-DAM. Je saisis le glaive qui gisait à mes pied sur la terre battue. La garde était poisseuse, encore pleine du sang à demi séché de mon infortuné prédécesseur. Je vis le petit connard de flic qui m’avait interrogé dans les tribunes, tranquillement assis dans la loge principale à la place de l’Empereur. Il me regardait avec un sourire torve. Tout en me fixant, il tendit son bras, son poing se ferma et son pouce s’abaissa. La mort. À son signal, les pétrobots foncèrent sur moi comme un seul homme et me lardèrent de coup. Ma lame de fortune tailladaient tout ce qui tombait sous son fil émoussé. Mais j’avais beau me contorsionner et laisser sortir ma rage pour donner le meilleur de moi-même, plusieurs dizaines de lames me lacérèrent le visage, découpèrent mes chairs et me perforèrent le ventre. La douleur satura rapidement tous mes sens et me fit perdre mes repères. Mon corps tout entier n’était que douleur. Il était balloté et percé comme un sac de haricots secs lors d’un entrainement. Merde, je me vidais de mon sang. Par litres ! Je lâchai le glaive pour tenter d’endiguer le flot avec mes mains, mais j’étais impuissant. L’hémoglobine coulait entre mes doigts et venait se mêler à la terre. Dans la cohue générale, et malgré une douleur démentielle, je réussis, les dieux savent comment, à ramper jusqu’à la gueule qui avait précédemment vomi mes assassins.

Il faisait noir. Il faisait froid. Je tremblait. Le silence étouffa les bruits de l’arène où le combat semblait continuer sans moi. Je frissonnai en apercevant la neige sur le sol. Je rampai dedans, laissant derrière moi une longue trainée de rouge écarlate. La neige continuait de tomber et elle commençait à me recouvrir. Plus j’avançai, plus il y en avait. Au bout de quelques minutes, j’en étais réduit à creuser un tunnel avec mes doigts meurtris. Je m’enfonçais au cœur de l’inconnu. Soudain, mes phalanges heurtèrent le sol dallé d’une pièce.

Je me relevai non sans peine et clignai des yeux. Le blanc étincelant m’enflamma quelques secondes la rétine. Je me dressais désormais au centre d’un temple circulaire, au cœur de la cella. Plusieurs femmes magnifiquement habillées d’antiques étoffes blanches liserées d’or dansaient lascivement autour de moi. Leurs voix sonnaient de façon mélodieuse, douce et suave, mais je n’arrivai pas à comprendre leur parole, on aurait cru entendre du très vieux latin. D’autres prêtresses ouvraient et fermaient des portes ne donnant sur aucune pièce. Ma douleur au ventre s’élança. Je me sentais faillir, mais j’étais incapable de quémander de l’aide. Soudain, une femme légèrement vêtue d’étoffes fines et fluides, à la beauté incandescente, surgit derrière une des portes. Elle irradiait toute la pièce de lumière et de chaleur. La neige restante sur mes épaules fondit instantanément. Les autres femmes s’agenouillèrent avec révérence à son passage. Elle me fixait droit dans les yeux. Ces pupilles rayonnaient d’or. Ses cheveux clairs formaient des boucles interminables jusqu’au sol. Elle dégageait une oder de miel et d’épices. Elle appliqua une main délicate sur mes plaies béantes. Une douce chaleur réconfortante m’emplit. La douleur disparut aussitôt et mes plaies se refermèrent. Tout mon corps était en extase. Mon esprit s’apaisa, mon souffle ralentit et devint régulier et profond mes muscles se détendaient et mon sexe se gonfla. Cet instant de grâce aurait pu durer une éternité. Mes pieds décollèrent doucement du sol en marbre du temple sans pour autant que j’en perde l’équilibre ou que je panique. J’avais la conviction que tout irait bien. Je m’élevai vers la voute de la coupole, comme aspiré par une force divine vers l’oculus qui me baignait de lumière.

C’est alors que je le vis se dessiner clairement dans les nuages. Janus, le dieu au double visage était là me contempler avec bienveillance. Tout dans ses traits respirait la bonté, sauf qu’il arborait, sur chacune de ses deux faces, mon propre visage !

Je fus pris de vertige quand la chute commença. Je vis le sol se rapprocher en s’accélérant, et toutes les femmes me regardaient tomber. J’atterris lourdement sur le sol et cela me coupa le souffle. Un bruit sourd emplit le temple lorsque je percutai le marbre froid. J’entendais les danseuses riaient, elles se moquaient de moi.

Les rires résonnaient dans tout le dôme. Parmi ceux-ci, je distinguai l’éclat cristallin du rire de ma mère sortant de la bouche de ma nymphe. Son visage se déforma et prit les traits de tante Argia. « Il m’a été impossible de connaître les circonstances exactes de sa mort. Et quand j’ai tenté de faire jouer mes contacts au sein du Temple, on m’a rapidement fait comprendre qu’il valait mieux que je reste à ma place », répéta-t-elle.

Le visage de cette dernière se transforma à son tour et prit les traits de son chien ridicule en faïence. Les rires se transformèrent alors en jappement sec.

***

C’est dans un sursaut et en sueur que j’ouvris les yeux. Un chien aboyait dans un reportage animalier diffusé sur le télécran de Titus. Nous étions chez Titus. Tout ceci n’était qu’un étrange rêve. J’avais la bouche pâteuse et mal au crâne.

La soirée que je venais de vivre quelques heures plus tôt me revint par bribes éparses. Elle ressemblait à bien de mes soirées. Nous étions sortis dans un tripot clandestin du Submemmium, avec Titus, pour jouer aux dés le peu de pognon qu’on avait en poche. La journée avait été merdique et j’avais besoin de me changer les idées. L’objectif étant d’augmenter suffisamment notre maigre pécule de départ pour pouvoir nous payer une bouteille et quelques doses de felicitas.

Et hier soir, j’y étais parvenu sans trop de difficulté. J’étais un bon joueur. Je connaissais les probabilités de chaque coup, j’analysais les comportements et arrivais souvent à percer les intentions de mon adversaire. J’avais toujours eu du flair, et c’est un talent que j’avais développé à l’époque où j’officiais dans la Cohors Urbana. Mais évidemment, comme dans tous les jeux de hasard, la méthode et la technique ne faisaient pas tout. Elles ne servaient qu’à réduire les prises de risques, ou plutôt à estimer si le risque valait la peine d’être pris. Et j’aimais bien prendre des risques, jouer agressif, surprendre mon adversaire. Le rôle de Titus était cantonné à distraire ce dernier, à l’empêcher de se concentrer voire de l’énerver. Et il était doué pour ça, énerver les gens. À nous deux, nous formions une bonne équipe.

Nous avions quitté la table de jeu quelques heures plus tard, les poches suffisamment remplies pour s’assurer une seconde partie de soirée digne de ce nom. Nous sommes passés à la boutique du vieux Gus pour attraper une bouteille de SynthéMescal et quelques sachets de viande lyophilisés en guise de repas. Nous avons ensuite poursuivi notre déambulation nocturne dans les effluves nauséabonds du Submemmium afin de trouver un dealer et nous offrir deux capsules de felicitas. C’était la nouvelle drogue à la mode à Nova Roma III depuis quelques mois. Je ne savais pas d’où elle venait ni ce qu’elle contenait, mais je savais qu’il n’y avait pas mieux pour planer haut, pour se sentir bien, pour repousser la fatigue et devenir invincible. Jusqu’à la descente. Et vu le trip que je venais de faire, c’était de la bonne qualité !

J’avais vraiment passé une sale nuit. Seul dans le sofa miteux de mon ami, à l’étroit avec mes pensées pour seules compagnes, moite de sueur, je n’arrêterais pas de me ressasser l’image obsédante de mon visage s’affichant sur la vidéo d’holosurveillance. Je l’avais regardée en boucle des centaines de fois. Il n’y avait aucun doute, le visage qui apparaissait, malgré la mauvaise qualité, me ressemblait énormément…

Argia, le décès de ma mère, Janus… Il fallait que j’en aie le cœur net !

Je sautai dans mes vêtements sales et allai secouer Titus qui trainait en boule dans son pieu. Il n’était apparemment pas encore redescendu. Je l’enviai d’une certaine façon. Impossible de le réveiller sans risquer une crise. Tant pis, je partis sans lui.

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