Chapitre XVII : La Derekh haAvot

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 Les deux humains et la félidée restèrent cloitrés dans les entrailles de la roulotte durant un temps qu’Arion peina à quantifier. Pourtant, en dépit de l’inconfort qu’ils éprouvaient dans ce réduit, l’ambiance était détendue. Plus ils s’éloignaient du relais, et par là même des disciples du Tyran Rouge, plus la pression retombait. Ils finirent même par échanger quelques mots, une fois que la caravane eut assez roulé pour qu’ils soient certains d'être sortis d’affaires.

–Eh bah mes cadets, c’est pas passé loin. murmura la félidée.

–Au sens propre, dans votre cas. plaisanta Paflos, en faisant un geste de tête vers les trous laissés par la Main près du visage de la félidée.

 La concernée le fusilla du regard quelques instants, avant de presque aussitôt souffler du nez, un sourire soulagé au visage.

–Oh foutre… Ce débile à bien failli me percer le visage avec ces foutu griffe. Pourtant, les dieux m’en sont témoins, j’ai l’habitude de me faire trouer. Mais la c’est trop barbare pour moi, j’ai des limites.

 Paflos répondit aux paroles de la jeune femme par un rire d’euphorie. Arion, lui, se contenta d’un simple rictus. Sa joie d’avoir filé au nez et à la barbe de la Main ne parvenait pas à lui sortir toutes ces idées de la tête. Il n’était pour commencer pas sûr de parvenir à rire aux remarques de la félidée. Même s’il savait que la relation entre son ami et elle n’était qu’amicale, il ne pouvait empêcher cette petite voix en lui qui lui murmurait de ne pas lui faire confiance. Après tout, n'était-elle pas une incarnation de la luxure, une véritable prêtresse de Kerda ? Et s’il n’y avait qu’elle…

 Car c’est aussi ce qu’avait dit la Main précédemment qui tourmentait le jeune homme. Il savait. Il savait qui il avait été. En vérité, cela ne le surprenait pas. Au contraire même. Pourtant, cette simple idée le terrifiait encore plus. Leur proximité physique et leur lien avec le Tyran laissait imaginer au jeune sorcier toute l’horreur auxquelles il avait dû être lié avant son amnésie. Plus le temps passait, plus il apprenait en contraste ce qu’il avait pu être, et plus l’idée d’enfin percer ce voile lui semblait dangereuse.

 Finalement, au bout de ce qui semblait être des heures, la caravane s'arrêta, et la trappe du réduit s’ouvrit. La tête d’Ayaron sortit alors du trou et regarda tour à tour les trois passagers, un air satisfait.

–Toujours vivant, je vois.

–Grâce à vous, oui. répondit avec gratitude Paflos en descendant du réduit.

–Par contre tu ferais mieux de faire réparer ton châssis, ça crée des courants d’air.

–Sur ma vie, j’ai bien cru qu’il avait embroché un de vous. répondit le gobelin, en aidant les deux autres à sortir.

 Fleur d'Épine, à peine extirpé de sous le châssis de la roulotte, s’étira dans un miaulement. La caravane s’était arrêtée le long d’une route de terre battue, sans doute pour offrir un peu de répit aux chevaux. Autour d’eux, les montagnes et le fleuve avaient laissé place à de vastes champs labourés. L’air frais de cette fin de journée d’été, porté par une douce brise, amenait aux trois voyageurs des parfums de la terre rasée de sa barbe d'or.

 Le soleil, dont les rayons s'étaient trop longtemps soustrait au regard d’Arion, l'éblouissait. Il était épuisé. Tout son corps le faisait atrocement souffrir. Pourtant, la simple idée de s’allonger ne serait-ce qu’une minute de plus lui était presque insoutenable.

Ayaron, Ayeh atah ?

 Arion se retourna vers la source de cette voix. C’était le patriarche qui, aidé par une jeune femme, descendait la caravane. En entendant son nom, Ayaron s'avança vers le vieux gobelin, et commença à discuter avec lui dans cette langue qu’Arion ne comprenait pas. Il s’approcha alors de Paflos. Ce dernier, silencieux, perdait son regard sur une forme inerte se détachant de l’horizon. Le jeune sorcier eut du mal à comprendre ce que c’était, et ce n’est que difficilement qu’il distingua ce qui semblait être les ruines encore fraîches d’un village.

–Un village mort… marmonna l’homme d’armes.

–Tu crois que ce sont les hommes du tyran ?

–Sans aucun doute, oui…

 La félidée, qui ne semblait pas au premier abord comprendre ce que disait les deux hommes, se tourna à son tour vers les ruines, avant de souffler :

–Merde… On ferait mieux de se tirer avant que les fidèles nous tombent dessus.

–Je ne vois pas de fumée, l’attaque a dû avoir lieu il y a plusieurs jours.

–Ça ne change rien, mec. Ils nous traquent comme du gibier, c’est qu’une question de temps avant qu’ils nous mettent la griffe dessus. Et cette fois, pas sûr qu’ils nous ratent.

–Ca serait dangereux, nous ne savons même pas où nous sommes précisément.

–Sur la voie royale, à deux heures du croisement avec la route de Tursil Kranor. fit alors Ornav.

 Les trois voyageurs se tournèrent vers le vieux gobelin, avant de se regarder, inquiet.

–La voie royale, tiens. Manquait plus qu'ça. On va se faire trucider par les gars du Tyran et en plus ce sera grâce à des gob’lins.

–Qu’est ce qu’on fait ? demanda, inquiet, Arion.

–On a pas le choix, il faut continuer. La Main remonte en ce moment même la route, si on se presse on peut espérer garder une distance avec eux.

–Bah tiens, la bonne idée ! Comme ça au lieu de se laisser ratrapper par griffe-d’acier on va directement se jeter dans la gueule de ses copains à Tursil Kranor !

–Kranor est une ruine, on ne craint rien.

–C'est ça, et moi je suis la reine-lige ! Je vous avais dit que c’était hors de question de passer par la voie royale ! On va finir éviscéré comme des putain de saumon au milieu de la route a cause de vos conneries !

–De toute manière vous auriez voulu passer par où ? rétorqua Arion a la félidée. Votre “superbe route parfaitement sûre” est aussi surveillée par les fanatiques du Tyran, au cas où vous ne l’auriez pas compris.

–De toute manière c’est trop tard à présent. On est coincé sur cette route, on va pas avoir le choix, il n’y a aucun autre chemin vers Ansar.

Blyad… Je crois que je vous hais. Tous les deux.

 Arion se contenta de souffler. La félidée, elle, s’éloigna du groupe, en direction du village mort.

–Où allez-vous ? demanda alors Paflos.

–Me planquer en attendant que la voie ne soit libre ! Faites vous trucider je m’en bat la chatte !

–Peu importe. Qu’elle s’en aille, on a pas besoin d’elle…

–Pas besoin de moi ?!

 Fleur d'Épine se jeta presque sur Arion, ne s'arrêtant qu'à quelques centimètres de son visage. Malgré la colère de son interlocutrice, le jeune sorcier resta stoïque et la fixa d’un regard écarlate. La félidée, elle, éructa :

–Qui vous a fait sortir de ce putain de cloaque qu’est Silverberg ?! Qui vous a prévenu du danger sur les corniches ce matin ?!

–Moyennant finance ! éclata à son tour Arion. T’es juste là pour l’argent qu’on te doit, à toi et à ta maîtresse !

–Parce que tu crois que je fais ça par plaisir ?! Tu crois que j’obéis à cette putain de maquasse par plaisir ?!

–Matrone ou pas, ça ne change rien ! Tu es et tu restera une pute ! Tu veux partir ?! Alors tire-toi ! Laisse nous en paix ! On a jamais eu besoin de toi !

 Autour d’Arion crépitait une aura brûlante, incandescente, si vive qu’elle fit reculer la félidée. Paflos hurla quelque chose, mais le plus jeune ne l’entendait pas. Cette salle garce, cette odieuse putain… Il devait la pulvériser, l’offrir en holocauste a sa fureur… Par tous les dieux, à quoi était-il en train de penser ?

 Aussitôt la fureur d’Arion retomba et, tremblant, il recula, comme pour fuir ce qu’il venait de penser. Par tous les dieux…

 Dans sa fuite, il percuta le torse de Paflos. Aussitôt, il bascula la tête vers lui, tremblant. Ce dernier lui lança un regard dur, comme pour le punir de ses mots, et de ses pensées. Pourtant, voyant l’air désemparé de son ami, son visage s'adoucit. Comme s’il venait de comprendre ce qui hantait l’esprit du jeune sorcier. Doucement, le plus vieux enroula son bras autour des épaules d’Arion, comme pour le protéger de ses pulsions.

–Ce n’est pas le moment de se disputer. tenta alors de temporiser l’homme d'armes. Même si nous lui devons de l’argent, Fleur nous a beaucoup aidé, Arion.

 Le jeune sorcier, blotti contre son ami, n’eut pas la force de répondre. Il savait que Paflos avait raison. La félidée était vulgaire, mais elle avait su prouver, parfois au détriment du danger, qu’elle était digne de leur confiance. Pourtant, il ressentait tant de mépris pour elle, tant de dégoût. Il était prêt à la tuer pour ça, autrement dit pour rien.

 Et Paflos l’appelait Fleur. Il lui avait trouvé un surnom. Pourquoi ? Arion n’avait que cette question sur le bout des lèvres, qui bouchait le passage de toutes les autres, et qu’il n’arrivait pas à poser. On ne lui laissa pas le temps de trouver ce courage, puisque Paflos Enchaîna :

–Continuons à suivre la voie royale. Si nous marchons à bon rythme nous pourrons garder les hommes du tyran à bonne distance.

–Et Tursil Kranor, on va garder le rythme pour la laisser à bonne distance aussi ? grogna la félidée

–Chaque problème en son temps, Fleur.

–Justement, il est temps de parler de nos problèmes ! Allons nous planquer au village mort et attendons le passage de griffe d’acier et ses copains.

–Hors de question, ils risqueraient de faire un crochet par les ruines.

–Nous n’avons pas le choix.

–On a toujours le choix ! siffla la félidé en sortant sa carte. Il doit bien y avoir une autre route !

–J’ai bien peur que non. Il n’y a pas d’alternative à la voie royale depuis notre position.

–Mh, si. se permit le patriarche gobelin. Il existe une autre route.

 Surpris, les trois voyageurs se tournèrent vers lui. Ce dernier, la tête légèrement penché sur le côté, comme pour offrir son oreille à leur dispute, garda cependant le silence. Interloqué, Fleur d’Epine le regarda quelques instant, avant de se pencher sur sa carte :

–De quelle route parle-tu, vieillard ?

–Vous ne la trouverez pas sur votre carte. répondit Ayaron.

–Qu’est ce que c’est que cette tisane ? rétorqua, circonspecte, la félidée.

 Le patriarche gobelin garda le silence quelque temps, la mine grave. Les deux sphères de jade blanc qui se lovait entre ses paupières semblait s’égarer sur des champs qu’elles ne pouvaient pas voir. Ce n’est qu’au bout de quelques longues secondes qu’il ajouta :

–La volonté de vos rois de relier leurs cités à donné à cette terre la voie royale. Mais mon peuple traversait ces plaines bien avant son établissement. Par delà les obstacles, connu de nous seul, cours la Derekh haAvot. Son tracé a disparu, emporté par le temps, si bien que nos coutumes sont devenues depuis longtemps les seules cartes qui en conservent la trace.

–Où se trouve cette route ? demanda alors Paflos.

–J’en ai déjà bien trop dit… finit-il par trancher en se détournant de la bande.

 Aussitôt, Ayaron saisi respectueusement le bras de son aîné et lui parla dans sa langue. Le plus vieux, semblant d’abord rejeter ce que disait l’éclaireur, paru peu à peu s’ouvrir à sa proposition. Finalement, ce dernier dodelina, avant de se tourner vers les trois voyageurs :

–Cette route est sacrée. Nul Fremde ne saurait connaître son tracé.

–Alors conduisez nous à travers elle. ajouta Arion en s’approchant du vieillard

–Il en est hors de question. Vous risqueriez de retenir son tracé en nous voyant la traverser.

–Vous aurez qu'à nous enfermer dans les caravanes durant le passage de la voie royale a votre route sacré. ajouta le jeune sorcier en se mettant à sa hauteur, un genou à terre. Si nous ne voyons pas comment elle débute, nous ne pourrons jamais la reconnaître. Ainsi elle restera secrète.

 Le vieux gobelin grommela quelque chose d’inintelligible avant de secouer négativement la tête. Mais alors qu’il s'apprêtait à partir, Arion lui prit doucement la main, plus pour lui demander de rester que pour réellement le retenir. Elle était fine, menu, rachitique, marquée par les années d’une vie faite de douleur et de souffrance. L’espace d’un instant, Arion eut l’impression de ressentir tout ce que ces mains avaient supportées, tout ce qu’elles avaient protégé, serrées contre elle, pleurées…. Bien que surpris, Ornav ne retira pas sa main. Le jeune sorcier repris :

–Je vous en prie, Ornav… Vous êtes notre seule chance d’échapper au Tyran…

 Ornav garda à nouveau le silence, quelques instant. Doucement, il resserra sa main sur celle d’Arion. Puis d’un ton péremptoire, il répondit :

–Si j'accueillais le moindre Fremde sur la Derekh haAvot, je trahirait tous mes frères gobelins vivant et à l'avenir.

 Il marqua la pause, puis baissa la tête :

–Mais si je devenais complice du Mashmid en vous laissant tomber entre ses griffes, ce serait tous nos morts je trahirait… Vous viendrez avec nous sur la Derekh haAvot. Mais vous resterez enfermé dans nos chariots jusqu'à ce que le point de passage depuis la voie royale ait disparu à l'horizon.

–Merci, Ornav… Mille fois merci.

–Ne me remercie pas, car je ne suis pas sûr d’avoir pris la bonne décision. A présent, rejoignez le réduit dans lequel vous vous cachiez plus tôt, avant que je ne change d’avis.

 A ses mots, le vieil homme se détourna de la bande et rejoignit sa propre roulotte. Alors qu’il accompagnait son aîné, Ayaron se tourna vers les trois voyageurs et leur lanca un sourire satisfait.

–Putain ca veux dire qu’on va retourner dans ces cercueil sur roue ? souffla la félidée.

–Si vous voulez, je crois que le village mort vous accueillera pour la nuit, si vous y tenez tant. répondit avec ironie Paflos, en prenant la route de la dernière roulotte de la caravane.

 Fleur d'Épine grommela quelque chose d’inintelligible et le suivit. Arion les regarda s’éloigner quelques secondes. Il venait de leur sauver la vie, et pas même la félidé ne l’avais remercié. Est ce qu’elle était seulement capable de se satisfaire de quelque chose ? Dans un dernier soupir, il rejoignit ses deux amis dans le réduit, alors que la caravane repartait doucement vers cette mystérieuse Derekh haAvot.

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