Chapitre XVIII : La danse des deux âmes
Bien que cette espace exiguë avait brisé le corps de ses trois passagers, aucun d’eux ne se plaignit lors des petites heures que ce réduit leur avait à nouveau volé. Au contraire, l’ambiance qui régnait dans cette cache était plutôt bonne enfant. Fleur d'Épine semblait s'être calmée maintenant que la menace des fanatiques du tyran s’éloignait, et discutait posément avec Paflos. Arion, lui, n’écoutait qu'à peine. Il passa tout le voyage collé contre les trous percé par la Main dans les planches de la roulotte. Sous ses yeux, distraitement, le paysage défilait. Il ne pouvait s'empêcher de penser à ses idées si sombres. Aurait-il été capable de réellement tuer Fleur d'Épine ? Il s’était senti si proche de l’irréparable, et cela le terrifiait…
Ce n’est que lorsque l’horizon fut illuminé des milles feux du crépuscule que l’on autorisa les trois voyageurs à sortir de leur cachette. Autour d’eux, la caravane avait été organisée en un vaste cercle, au centre duquel brûlait un grand feu. Tous les gobelins s’affairaient dans le campement, sortaient tables et chaises, faisaient chauffer le repas du soir, ou s’occupaient des chevaux. Mais ce qui intrigua le plus Arion fut le comportement du patriarche. Ce dernier était vétu d’un vêtement noir, dont la sobriété mettait en valeur un vieux et large châle blanc et rouge, finement ouvragé, que le vieux gobelin portait de part et d’autre de ses freles épaules. Voyant son air étonné, Paflos se pencha vers son ami, et dissipa son incompréhension :
–Il se prépare à officier.
–Officier quoi ?
–Une prière. Dans la société gobeline, c’est au patriarche de guider la spiritualité de son clan.
–Tu sais ce qu’ils fêtent ?
–Nous fêtons la première nuit sur la Derekh haAvot. répondit Ayaron, enjoué. Chez nous, dès que nous arrivons sur la voie sacrée, nous offrons le soir venu une prière pour remercier les dieux de nous permettre de l’emprunter à nouveau.
Une femme s’approcha alors de l’éclaireur, et lui dit quelques mots en gobelin. Ayaron acquiesça aussitôt, sorti de sa poche une sorte de bréviaire, puis s’excusa :
–Normalement, aucun Fremde ne doit assister à la prière. Sur ma tête, ça ne me dérange pas que vous restiez, mais si vous pouviez rester à l'écart et ne pas faire de bruit, ça serait sympa.
–Aucun souci. répondit alors Paflos. Encore désolé de nous imposer ainsi.
–Oh, vous en faites pas. J’ai juré, tout le monde ici est ravi de pouvoir vous protéger des fanatiques du Mashmid.
–Ayaron, Vartn af dir !
–Ikh kum, Ikh kum ! Désolé de vous abandonner, mais la prière va commencer. On reparlera au repas.
Aussitôt, Ayaron quitta les deux humains et rejoignit les siens. Arion et Paflos, de leur côté, reculèrent jusqu’aux roulottes, ou Fleur d'Épine était adossée. Près du feu et face aux siens, le patriarche placa doucement son châle sur sa tête, et commença à réciter une prière à voix basse, bien vite accompagné par les autres gobelins. Ce qui n’était au début que quelques mots prononcés presque à voix basse devinrent bien vite un cantique vibrant, s’élevant dans le ciel au même rythme des braises du grand feu. Ce feu magnifique, si loin des flammes de morts écarlates qui hantait Arion, semblait presque accompagné de sa danse et de ses crépitements les chants des gobelins.
Les psaumes se succédèrent dans un chant profond, faisant raisonner le jeune sorcier de tout son être. Bien qu’il ne comprenait pas un mot de ces prières, le jeune homme parvenait à sentir tout le poids de l’histoire des gobelin, celle d’un peuple persécuté, et pourtant toujours debout. D’un peuple qui avait réussi à transformer sa douleur en un des chants les plus magnifiques qu’il n’avait jamais entendu. Arion sentit sa gorge se serrer, alors qu’une larme venait perler sur sa joue. Comment avait-on pu vouloir la destruction de ce peuple ? Pourquoi l’avait-on voulu ? L’avait-il désiré lui aussi ?
Alors qui se sentait vaciller face a l’horreur, il sentit doucement la main de son ami prendre la sienne. Alors que les chants prenaient de l'intensité, Arion la serra doucement.
Le jeune sorcier eut du mal à sortir de la transe que provoqua chez lui la prière des gobelins. Il ne reprit pleinement conscience que lorsque l’intensité du feu augmenta soudainement. Ornav, guidé par ses proches, avait jeté dans le feu une miche de pain et, expliquant le changement d’intensité du feu, un verre de vin.
A peine le feu avait-il repris son aspect habituel que les gobelins se dispersèrent, gagnant rapidement les tables à tréteaux dressées à l'opposé des trois étrangers. Ayaron, voyant qu’aucun des trois ne bougeaient, leur fit signe de les rejoindre.
–Vous pouvez venir, hein ! On va passer à table !
–Eh bah pas trop tôt, j’ai rien graillé depuis ce matin, j’ai la dalle. s’exclama la félidée en rompant la première le rang pour rejoindre la grande tablée.
*****
Le festin fut digne des plus grands banquets royaux, et de la réputation des repas de fête des gobelins. Même les célébrations du Solstice à Alpénas, et leur surabondance de nourriture, peinaient à rivaliser avec cette tablée. A ce demander comment des corps aussi frêles pouvaient autant manger. Tout le monde avala d’ailleurs l’immense repas avec un appétit faisant honneur aux quantités présentes.
Au grand banquet suivit une soirée faite de musique, de chants et de danses. Installé auprès du feu, sur une estrade improvisée, plusieurs gobelins armés de leurs instruments menaient la soirée. L’un d'eux jouait d’une étrange viole de gambe à clavier, deux autres du hautbois, un quatrième une percussion Le cinquième, lui, s’occupait d’un étrange instrument, semblable à un soufflet.
Un verre à la main, Paflos était assis sur une caisse, non loin de la piste de danse improvisée devant les musiciens. Il regardait Arion danser. L’homme d’arme était heureux de voir son ami s’amuser un peu, sourire, être heureux tout simplement. Cela faisait trop longtemps qu’il n’avait pas eu l’occasion de penser à autre chose qu'à ses angoisses, au tyran, à toutes ces histoires. Et puis, il dansait si bien…
–T’attends ton prochain passage sur leur chemin sacré ? Allez, va-y !
Surpris dans ses pensées par ces paroles, Paflos se tourna sur sa gauche. Fleur d'Épine était venu s’installer à côté de lui, un verre de lait en main.
–Aller faire quoi ? demanda un peu innocemment Paflos.
–Bah c’te question. Danser avec lui.
–Non, je suis bien ici.
–Pitié, pas à moi. J’ai rencontré assez de mecs dans ma vie pour savoir quand ils en pince pour quelqu’un. Arrête de compter tes pouces et va danser. C’est une occasion en or, va y !
–Je n’ai pas envie de le déranger, il s’amuse très bien sans moi.
–Arrête ta carriole. Ça se voit à des kilomètres qu’il attend que de sentir ton torse viril l'entraîner dans une nouvelle danse endiablé.
–Tu te laisses berner par ta formation professionnelle, Fleur. Nous sommes juste amis.
Fleur d'Épine éclata alors d’un rire moqueur et but une rasade de lait, avant de reprendre.
–Et mon cul à le goût d’orange amère. Vous êtes fou l’un de l’autre. Ta manière de le rassurer, de le serrer contre toi, la manière dont vous vous êtes tenu la main dans la cave du relais du vieux moulin… Pourquoi tu crois qu’il arrête pas de m’engueuler depuis ce matin ? Parce qu’il crève de jalousie.
–Ou bien il ne peut juste pas te voir. On ne peut pas plaire à tout le monde et on ne peut pas dire que tu sois du genre lisse et consensuelle.
–Alors premièrement, je te promets qu’au taffe, la Fleur d'Épine est foutrement consensuelle…
–J’ai pas envie de savoir ça, ma chère… coupa Paflos en grimaçant.
–Peu importe. Deuxièmement, regarde la vérité en face. Il est jaloux, à en crever. Il pense que je te volerai à lui.
–Tu tires des conclusions hâtives.
–Je suis peut-être plus jeune que toi, Ours, mais je sais comment ça fonctionne, là dedans. fit Fleur en se tapotant le cœur de l’index.
–Peu importe. De toute manière c’est faux. C’est faux, pas vrai ?
Fleur répondit par un rire gras, et ajouta avec suffisance :
–Mais mon vieux, tu crois vraiment avoir les moyens pour m’avoir ? Le prend pas mal mais je suis hors de ton budget.
Paflos souffla, un petit sourire aux lèvres, et répondit.
–Alors le débat est clos.
–Oh non, il ne fait que commencer. Ta question en dit déjà trop. Sérieusement, on peut vraiment encore avoir honte d’etre pédé a ton age ?
–Tu as quelque chose contre les “pédés” ? inquisita Paflos en perdant son sourire.
–Seulement quand ils passent à côté de leur bonheur. Allez, va-y !
Mais alors que la Félidée pressait l’homme d’arme à se décider, la musique s'arrêta, pour reprendre presque aussitôt sur un rythme plus lent, moins dansant. Arion, visiblement épuisé, parti s'accouder à une table, rapidement accompagné par les autres danseurs.
–Merde, raté.
–Les dieux ont décidé que je ne danserai pas, appartement.
–Mais oui, c'est ça. A la prochaine, t’as intérêt à l’emballer, vu ?
–Disons ça, si ça te fait plaisir. plaisanta Paflos en buvant une gorgée de son verre.
Malgré ses intrusions plutôt excessives, Paflos ne pouvait que reconnaître que la félidée avait raison. C’était peut être le meilleur moment pour faire un pas vers Arion, pour peut être… L’homme hocha la tête à cette idée but une nouvelle gorgée, avant d’ajouter, plus bas.
–Je lui ai promis…
–Promis quoi ? enfonça la félidée.
Paflos la regarda du coin de l’oeil et soupira, avant de reprendre :
–Je lui ai promis de ne pas chercher à le convoiter…
–Et tu vas le laisser filer au motif d’une promesse que tu lui a faite ? Ouvre les yeux, Paflos. il est amoureux. Il sera le premier heureux si tu fais le premier pas.
–Je ne veux pas le brusquer.
–Des fois, ça fait du bien d'être un peu chahuté.
–Tu ignores beaucoup de choses sur Arion, Fleur. Il est si fragile, si instable… J’ai peur de le casser, ou pire, de le voir éclater.
–Et alors ? Écoute, l’ours, t’es un mec avec beaucoup de qualité, et protéger ce petit bout d’homme en est une. Mais tu n’es pas son père. Et encore heureux sinon ce serait vraiment crade.
Paflos souffla à nouveau du nez, et se courba en avant, les yeux perdus au fond de son verre.
–Tu es à mille lieues d’imaginer ce dont ce garçon est capable.
La félidée soupira, avant de se pencher plus près de l’homme d’armes. Puis, d’une voix bien plus basse, elle répondit.
–Tu sais, il m'a tout raconté, ce matin. Ce qu’il t'as fait, son amnésie, sa peur de celui qu’il a été… Et la peur qu’il ressent à l'idée qu’il pourrait t’arriver quelque chose.
–Pourquoi me dis-tu ça ?
–Parce que c’est normal d’avoir peur de blesser l’autre dans un couple. C’est même une forme d’affection.
–Nous ne sommes pas en couple… murmura Paflos, une pointe de déception dans la voix.
–Pas encore. Mais si vous restez l’un comme l’autre dans votre coin parce que “ouin ouin je veux pas le blesser”, vous êtes parti pour vous tourner autours encore longtemps.
–Ce n’est pas de le blesser dont j’ai peur… Une énergie brûle en lui, quelque chose de terriblement sombre, violent. Je sais ce qu’un cœur blessé est capable de faire, et j’ai peur que ça le pousse à faire des choses affreuses…
–T’as prévu de lui briser le cœur prochainement ? Je pensais que la seule chose que tu voulais les casser, c’était les hanches.
Paflos la fusilla du regard. Alors qu’il s'apprêtait à se lever, la main de la félidé se posa sur son genoux pour le retenir.
–Allez, je m'excuse, c’était déplacé. D’accord ?
Dans un soupir, Paflos décontracta ses jambes, et resta à côté de la félidée, qui enchaîna :
–Au lieu de prendre la mouche, éclaire plutôt ma lanterne. Parce que là, je suis pas sûr de voir ton problème.
–Depuis le début de notre voyage, nous avons déjà failli mourir trois fois des mains des fanatiques. Je ne sais pas combien de temps nous allons encore réussir à leur échapper. J’ai peur de le perdre, mais j’ai aussi peur qu’il me perde. Quelle horreur cela réveillera en lui ?
–Mec, regarde-moi dans les yeux. C’est. Trop. Tard. d’accord ? Peu importe ce que tu feras à partir de maintenant, Arion est infiniment attaché à toi, et s’il te perd, que tu ai ou non assumé ce que tu ressens pour lui, ça ne changera rien à sa réaction.
–Peut-être… Peut-être que j’aurai mieux fait de ne jamais m’occuper de lui… Je ne sais pas ce qui vit en lui, ce qui se cache en lui. Des fois, j’ai peur de m’attacher à lui, d’alimenter sans m’en rendre compte un nouveau mal pour ces terres.
–Ecoute, ours. Je vais te répéter ce que je lui ai dit, mais peu importe ce qu’il a été. Il pourrait avoir été le tyran rouge, ca ne change pas au fait qu’aujourd’hui, il soit Arion, un gamin paumé, qui maitrise mal ses émotions et ses pouvoirs et qui a le béguin pour son meilleur ami. Même si sa mémoire revenait demain, même s’il s’avère qu’il avait été le pire des salauds, tu penses vraiment que ça effacerait près d’un an de sentiments pour toi ? Tu es son phare, Paflos. Ton rôle n’est pas de le surveiller comme un enfant, c’est de le guider, de l'amener vers des eaux plus sur, loin du tumulte qui règne dans sa tête, vu ?
Paflos ne répondit rien, se contentant de fixer le fond de son verre, un peu trop vide au vue de la situation. La félidée avait raison. Arion et lui avaient vécu tant de choses depuis un an. Tant de grands et petits moments, des joies, des peines, des engueulades, des scènes tendres… Si Arion avait été un monstre à la solde du Tyran par le passé, il sera peu la seule bouée qui l'empêchera de le redevenir, le jour où sa mémoire reviendra.
Doucement, l’homme d’armes leva le regard sur son ami. Ce dernier discutait paisiblement avec Ayaron. Il souriait. Paflos ne put s'empêcher de l’imiter. Son sorcier tellement mignon, quand il souriait… Son cœur accéléra quand il croisa le regard d’Arion, ce dernier baissa immédiatement les yeux, son sourire encore plus élargi. Paflos fit de même, et se tourna vers le grand feu, avant de demander à Fleur d'Épine :
–Pourquoi tu veux tant me jeter dans les bras d’Arion ?
–Si tu voyais ton visage quand tu le regardes, tu comprendrais, ours.
Paflos ne put retenir un petit rire. Profitant du passage d’une carafe non loin d’eux, il fit signe à un gobelin de lui remplir son verre.
–Tu m'apprécie tant que ça pour vouloir me caser ? Demanda-t-il alors que débutait une musique plus entraînante
–Je vous apprécie tous les deux, vous êtes des gars sympa, même si des fois j’ai envie de vous éclater la tête contre le premier rocher venu.
–Tu apprécie Arion ? même après ce qu'il t'a dit ?
–Quoi, il m'a traité de pute, et après ? C’est pas comme si c’était faux. Et puis ce n'est pas lui qui a parlé, c’est sa jalousie. Je vais pas lui en vouloir pour ça.
–Tu es une fille bien, Fleur.
–Toi aussi, ours, t’es un mec bien. Et en plus t’es beau gosse, gentil et tu n'hésites pas à suivre ton béguin à l’autre bout des sept royaumes. T’as qu’un seul défaut.
Paflos se tourna vers elle et leva un sourcil.
–Lequel ?
–Tu tiens pas tes promesses. Va danser avec Arion ou je réponds à plus de rien.
–Tu lâches rien… soupira avec le sourire Paflos.
–Jamais, mec. Allez, va te trémousser, ça lui fera plaisir.
Après une dernière hésitation, Paflos trinqua avec Fleur d'Épine, déposa son verre sur sa caisse, et se leva.
–Garde ma place.
–Mais oui. Allez, va-y !
Après une dernière hésitation, Paflos traversa la piste de danse, avant de se poster à derrière d’Arion. Le cœur de l’homme d’arme battait la chamade, alors qu’il peinait à trouver les mots pour inviter son ami à danser. Arion se retourna alors, tout sourire, et sans prévenir, prit les deux mains de son ami et l'entraîna avec lui
–Vient, j’ai envie de danser !
Surpris, Paflos se laissa emporter par son ami, qui à peine sur la piste de danse laissa son corps être porté par le rythme toujours plus rapide de l’orchestre. Bien qu’un peu gauche dans un premier temps, Paflos prit rapidement ses marques et se fondit dans la chorégraphie de son ami. Les deux âmes tournèrent, virèrent sur la piste, laissant leurs corps battre la mesure à l'unisson. L’un comme l’autre s’abandonnèrent à cette danse, perdaient leur regard dans celui de l’autre. Les yeux d’Arion était si beau, pétillant, dans un rouge presque doré, que jamais Paflos n’avait encore vu. Cette couleur lui allait à merveille.
La musique accéléra toujours plus, Arion et Paflos suivirent, dans des pas toujours plus rapides, toujours plus exigeants. Leurs deux corps se frôlaient, s'accordait à un rythme fou, jusqu'à la délivrance, les dernières notes du morceau, qui sonnèrent comme l’apothéose de leur danse.
Alors que les musiciens reprenaient un autre air, les deux corps se serraient l’un contre l’autre. Leurs front, perlant de sueur, se frottaient doucement alors que leurs doigts, entrelacés, semblaient vouloir les lier pour l’éternité. Le plus jeune tentait de reprendre son souffle, un sourire aux lèvres. Il était si mignon… Sans vraiment réfléchir, Paflos se pencha un peu plus, et vint amoureusement cueillir les lèvres d’Arion. Bien que surpris, le jeune sorcier resta collé a son ami, et se laissa offrir un doux et long baiser.
Annotations
Versions