le cadavre nu
CHAPITRE I
Il était cinq heures du matin au village de Musienene. Le soleil n’avait pas encore percé la brume matinale, mais la vie, elle, avait déjà commencé à frémir au rythme des chants lointains des coqs et des bêlements des chèvres.
Kabwana, un homme sec au visage tanné par les saisons, s’éveilla comme chaque jour, à l’appel intérieur des champs. Sans un mot, il se leva et enfila sa chemise usée. Il sortit de la maison. A l’extérieur, il faisait un froid de canard. Kabwana scruta le ciel pendant un moment avant de murmure :
— Il fera beau aujourd’hui.
Il n’avait pas besoin d’écouter les informations météorologiques ou consulter différentes applications de prévisions météorologiques pour savoir s’il pleuvra ou pas. Il lui suffisait de regarder le ciel pour savoir. Il retourna à l’intérieur et en sortit quelques secondes avec un gobelet rempli d’eau. Il se lava le visage et passa un peu d’eau dans sa bouche.
Au loin, des portes des cases commençaient à grincer. Ici, c’était Kasereka qui sortait sa moto pour chauffer le moteur. Là-bas, c’était Kaswera qui sortait vider son pot de chambre. Ailleurs, le toit en paille de la hutte de tate Pélagie fumait déjà.
Kabwana attacha solidement ses bottes en caoutchouc, prit sa houe, sa machette, et sangla le tout sur son vieux vélo. Il salua brièvement sa femme encore endormie, puis sortit dans la fraîcheur du matin.
Dans la parcelle d’à côté, il croisa Mama Nadine, une vieille voisine qui, comme lui, commençait sa journée. Elle sortait de la hutte, les bras chargés d’assiettes sales de la veille.
— Wama vuka ndeke mukaka ?
— Nama vivuka mbolelere. Wamay'emoli ?
— Inga, ngaya seker'evuhoti.
La route de Kabwana l’amena à traverser le rond-point Monument Biondi. Ce lieu, habituellement animé par les cris des vendeuses d’ignames et d’autres produits agricoles et les discussions des moto-taximen, dormait encore. Seules les silhouettes des échoppes endormies dessinaient des ombres sur le sol.
Alors qu’il sifflotait une chanson oubliée de sa jeunesse, il aperçut, à une dizaine de mètres, une forme allongée dans la rigole, à la lisière d’un bosquet. Il ralentit à peine.
— Tch… Encore un ivrogne, marmonna-t-il, secouant la tête.
Ce n’était plus rare, ces derniers temps, que des jeunes hommes, saouls, terminaient leur nuit dans les caniveaux. Il ne s’arrêta pas. Mais quelques mètres plus loin, il croisa deux femmes qui allaient en sens inverse, paniers sur la tête et houes à la main.
— Bonjour mesdames.
— Bonjour, répondirent-elles ensemble.
— Il y a un gars couché là-bas dans la rigole, leur dit-il. Peut-être un ivrogne. Regardez-y un peu, si vous allez le reconnaître.
Les femmes hochèrent la tête, mi-amusées, mi-agacées, et se dirigèrent vers la silhouette. Au milieu des herbes hautes, le corps gisait, et au-dessus, les corbeaux tournaient lentement dans le ciel, leurs cris rauques déchirant l’air immobile.
— Encore un de ces garçons perdus… soupira l’une d’elles.
Mais lorsqu’elles arrivèrent à hauteur du corps, les commentaires s’étranglèrent dans leur gorge. Elles s’arrêtèrent net. L’une des femmes recula d’un pas, une main plaquée sur la bouche.
— Mungu ! S'exclama-t-elle. O'mundu siyoyu aviri holera hano ? C’est pas un ivrogne. Regarde… il est nu. Il ne bouge pas.
— C’est un… un cadavre ? souffla l’autre, la gorge nouée.
Un silence lourd s’abattit autour d’elles. Seules les feuilles des bananiers frémissaient dans la brise et les croassements des corbeaux dans le ciel continuaient à briser le silence matinal. Sans attendre, l’une des femmes se détourna et courut vers la parcelle voisine. Elle frappa à la porte d’une case en bois.
— Hodi ! Hodi ! réveillez-vous !
Un grognement se fit entendre de l’intérieur, suivi d’un cliquetis de serrure. Puis une voix en colère fendit l’air :
— Nani saa iyi asubui ? Qui vient me réveiller à cette heure, hein ? Vous croyez que j’ai de la kasiksi à vendre ici ?
La porte s’ouvrit brusquement, et un vieil homme en short, torse nu, le ventre arrondi, apparut, les yeux gonflés de sommeil. Jules, qu’il s’appelait.
— C’est quoi ce cinéma-là ?
— Papa, y’a un corps ! Là, juste à côté de la rigole. Un homme nu… mort ! Venez vite !
Le visage de Papa Jules se crispa. Il ne répondit pas. Il chaussa ses sandales, enfila un t-shirt et sortit précipitamment. Derrière lui, une femme émergea à son tour, les cheveux en bataille, tenant un bébé contre sa poitrine.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-elle, inquiète.
— Y’a un cadavre dehors, répondit sèchement Papa Jules en avançant déjà vers le lieu indiqué.
En moins de cinq minutes, les maisons alentour s’éveillèrent. Les enfants, les jeunes, les vieux… Tous sortaient de chez eux, certains encore en tenue de nuit, curieux ou effrayés. Dès qu’il vit le cadavre, Papa Jules demanda à une jeune d’aller trouver le mwami.
— Allez dire au mwami ! Y’a un mort ici.
La rumeur se propagea plus vite que les rayons du soleil. Bientôt, une vingtaine de personnes formaient un demi-cercle autour du corps. Des chuchotements, des regards troublés. Et cette question que tout le monde se posait : c’est qui ? et qu’est-ce qu’il a fait pour qu’on laisse son cadavre nu ? Puis, un des hommes dans la foule reconnu le visage du cadavre.
— Eh, attendez… C’est pas le gars de la radio là ?
— Radio Moto, oui ! acquiesça une femme. C’est Katsuva ! C’est sa voix qu’on entend chaque soir !
— Eh mon Dieu…
Un murmure de stupeur, presque sacré, parcourut l’assemblée. La voix que tous connaissaient venait de se transformer en silence. Définitif. Le vacarme et les murmures finirent par atteindre la parcelle du chef du village, un certain Monsieur Vuyinga, un homme robuste et sévère, qui détestait être réveillé avant le lever du soleil, sauf par sa propre conscience. On tambourina à sa porte.
— Chef ! Chef ! Venez vite, c’est grave ! Un homme est mort !
— Hein ? Mort, comment ça mort ? gronda une voix rauque de l’intérieur. Vous avez vu quelle heure il est là ?
La porte s’ouvrit brusquement. Il sortit en tapant ses sandales contre ses talons, l’air furieux, sa chemise était froissée, il dormait parfois avec. Mais son regard changea aussitôt qu’il aperçut la foule rassemblée.
— Où ça ? Qu’est-ce qui s’est passé ?
On le conduisit sur le lieu du crime. Il s’approcha, ses bras croisés derrière le dos, comme s’il inspectait une scène de vol de manioc. Mais quand il vit le cadavre nu, les yeux figés, le torse scarifié… Il s’arrêta net.
— Seigneur… C’est bien Katsuva ?... murmura-t-il.
Un silence le confirma. Le chef Vuyinga se tourna aussitôt vers un jeune homme qui l’accompagnait.
— Prends ta moto. Va tout de suite au poste de police. Faut appeler le commandant Musubao.
Vingt minutes plus tard, on entendit pétarader une vieille moto. Musubao, un homme trapu à la moustache blanche bien taillée, descendit avec deux policiers armés. Il salua le chef Vuyinga, puis s’avança jusqu’au corps, l’inspecta sans mot dire, fronça les sourcils.
— Vous avez touché à quoi que ce soit ? demanda-t-il d’un ton sec.
— Non, répondit le chef. On a mis une corde autour. Personne n’a rien déplacé.
— Bien. Que personne n’y touche. J’attends le renfort de la ville.
Il fit un signe à un de ses hommes.
— Toi, tu restes ici. Tu surveilles. Pas de photos, pas de ragots, pas de plaisanteries.
Le policier hocha la tête et prit position à côté du corps, droit comme un bâton, mais les mains moites. Autour d’eux, les gens continuaient d’arriver, par petits groupes. Chacun voulait voir, chacun murmurait. Le nom de Katsuva revenait de bouche en bouche comme un refrain troublé.
À plus de vingt kilomètres de là, la ville de Butembo s’éveillait lentement. Les klaxons des taxis motos commençaient à se mêler au tumulte des écoliers en uniformes bleus blancs, tandis que les premiers rayons de soleil frappaient les toits de tôle ondulée.
Vers 8 h 30, dans les bureaux décrépis de la police judiciaire, le commissaire Bob était déjà debout, une tasse de thé tiède à la main et une clope au coin de la bouche. Ses yeux étaient fixés sur une pile de rapports de la veille. Un appel téléphonique brisa son silence.
— Allô ? Musubao ? Qu’est-ce qui se passe ?... Un mort à Musienene ?... Qui ?
Le commissaire se redressa brusquement, renversant presque sa chaise.
— Katsuva ? Le journaliste ?... Nu ?... Un tatouage d’insecte ? Attends, une lettre... D ?
Il raccrocha. Sans attendre, il ouvrit la porte de son bureau et appela d’un ton ferme :
— Inspectrice Furaha !
Quelques secondes plus tard, Furaha Kavugho, vêtue de sa chemise kaki parfaitement repassée, apparut dans l’encadrement de la porte. Derrière elle, deux jeunes policiers attendaient, déjà sur le qui-vive.
— Oui, Commissaire ?
— Y’a eu un meurtre à Musienene. Katsuva, de Radio Moto. Mort, nu.
Furaha plissa les yeux. Elle connaissait Katsuva. Pas personnellement, mais elle écoutait ses chroniques du soir. C’était un homme respecté. Et détesté aussi.
— Vous partez immédiatement. Avec un mandat du procureur pour lever le corps. Musubao vous attend là-bas.
Furaha acquiesça.
— On prend le Land Cruiser de service ?
— Prenez ce que vous voulez, mais soyez prudents. Et ouvrez bien les yeux. Si on a tué Katsuva, c’est pas un vol de champignons. C’est quelque chose de plus profond.
Une heure plus tard, le véhicule de la police quittait la ville, avalant les kilomètres de poussière rouge entre Butembo et Musienene. À l’arrière, un des agents lisait en silence les quelques notes préliminaires du rapport. Furaha, elle, regardait défiler les collines, déjà concentrée.
Le Land Cruiser poussiéreux entra dans le village de Musienene à dix heures précises. Le véhicule fit crisser ses pneus devant le petit poste de police local, un bâtiment modeste en briques rouges, coiffé d’un toit en tôle rouillée. Les villageois, massés en grappes sur le bord du chemin, levèrent les yeux. Certains reconnurent l’uniforme de la police de Butembo et s’écartèrent en silence.
Furaha descendit la première. Démarche assurée, regard droit, visage impassible. Les deux policiers l’accompagnaient, silencieux. Sur le pas de la porte, Musubao, bras croisés sur sa poitrine, les attendait.
— Inspectrice, murmura-t-il en guise de salut.
— Commandant Musubao. Qu’avez-vous ?
— Un sale boulot. Le corps a été retrouvé vers cinq heures. C’est… dérangeant.
— Montrez-moi.
Ils longèrent un sentier de terre battue, contournèrent quelques cases, puis s’enfoncèrent dans une zone plus dégagée, à la limite de la brousse. Là, entouré de ruban de fortune et d’une foule maintenue à distance, le corps de Katsuva gisait toujours, allongé sur le dos dans la rigole. Nu. Raide.
Le véhicule s’arrêta dans un crissement de gravier. Furaha descendit la première, suivie de deux agents de la police et du commandant Musubao. La foule s’était déjà dissipée, ne laissant qu’un silence pesant. L’air sentait encore la cendre froide et la peur mal digérée. Le chef du village les attendait, figé devant la rigole. Il désigna l’endroit d’un geste lent, comme s’il ne voulait pas nommer ce qu’il montrait.
Furaha s’approcha, posa un genou au sol, et souleva doucement le drap.
— Les villageois ne l’ont pas déplacé ? demanda-t-elle.
— Non. On a eu le réflexe de protéger la scène. Juste tendu une corde.
Furaha hocha la tête. Elle examina les traits figés de Katsuva, ses bras étendus, ses jambes légèrement tordues comme s’il avait été jeté là sans soin.
— On a des signes de lutte ?
— Aucun. Pas de sang visible. Pas d’arme. Rien. C’est comme si… on l’avait vidé de toute trace.
Mais ce qui capta l’attention de Furaha, ce fut la poitrine. Elle pencha légèrement la tête. Là, gravée à même la peau au fer rouge comme une marque tribale, se trouvait une figure étrange. Une sorte d’insecte, peut-être un scarabée. Dessous, une lettre tracé avec une précision effrayante : D. Furaha ne dit rien. Mais son regard s’assombrit.
— C’est pas un tatouage. C’est une brûlure. Une scarification faite avec un objet chauffé… un couteau, probablement.
Un des policiers murmura, à voix basse :
— Pourquoi faire ça ? C’est une signature ?
— Ou un message, répondit Furaha. Ou un avertissement.
Furaha jeta un dernier regard au cadavre et prit quelques photos.
— Préparez une civière. On embarque le corps pour Butembo dès qu’on a fini les constats.
Dix minutes plus tard, le Land Cruiser roula sans un mot, avalant les kilomètres poussiéreux qui reliaient Musienene à Butembo. À l’arrière, allongé sous une bâche militaire, le corps de Katsuva semblait encore murmurer, dans son silence glacé, une question à laquelle personne ne pouvait répondre. Furaha, assise à l’avant, les bras croisés, le regard fixé droit devant, n’avait pas dit un mot depuis le départ. Son visage, pourtant durci par les années dans la police, trahissait une inquiétude sourde. Ce n’était pas un meurtre ordinaire. C’était autre chose.
Arrivés à Butembo, ils déposèrent le corps à la morgue de l’hôpital Matanda, saturé d’odeurs fortes et de promesses de justice jamais tenue. La porte de la chambre froide claqua derrière elle. Le froid restait accroché à sa peau comme une mauvaise nouvelle. Dehors, le soleil brillait, indifférent. La ville vivait, vendait, bougeait. Et pourtant, sous la peau de Butembo, quelque chose pourrissait lentement. L’inspectrice monta dans le véhicule, sortit son téléphone, et appela Bob.
— Commissaire, il faut qu’on parle.
Le commissaire Bob l’attendait dans son bureau, assis derrière un vieux bureau en bois dont les tiroirs fermaient à moitié. Une ampoule nue pendait au plafond. Il leva les yeux dès qu’elle entra.
— Alors ?
Furaha s’installa sans attendre qu’on l’y invite.
— C’est bien Katsuva. Nu, pas de trace de lutte. Mais il y a ce… ce marquage. Pas un tatouage. Un symbole gravé dans sa chair, brûlé. Un insecte et cette lettre : « D ».
Elle donna son téléphone au commissaire. Bob fronça les sourcils, il rendit le téléphone et croisa les doigts sur son bureau.
— C’est quoi ce dessin ? et que cette lettre …D ?
Furaha haussa les épaules, mal à l’aise.
— Justement. J’ai interrogé des gens à Musienene. Personne ne sait ce que représente cet insecte.
— Tu crois que cette le D est la première du nom de cet insecte ?
— Peut-être… j’en sais pas trop vraiment.
Le commissaire prit une inspiration lente, alluma une cigarette qu’il ne finit pas.
— Et si cela n’avait rien avoir avec l’insecte ? cette lettre, j’entends... Et si c’était autre chose ?
Il se leva, se mit à marcher dans la pièce.
— Un dessin d’on ne sait quel insecte et la lettre D...
Il répéta plusieurs fois « D », avant de se rasseoir.
— Cela peut vouloir dire n’importe quoi.
— En effet, répondit Furaha.
Elle marqua une pause.
— Commissaire, on a vu des corps. On en ramasse presque chaque semaine. Par balles, par couteaux, par empoisonnement... Mais ça ?
Elle secoua la tête.
— C’est comme dans un film. Ou un roman.
Bob soupira. Il retira ses lunettes, les posa sur la table.
— Et on est à Butembo. Pas de caméra. Pas de test ADN. Pas de laboratoire de balistique. Juste toi, moi, et deux agents qui savent à peine rédiger un rapport sans fautes.
— Comment on est censés résoudre ça ? Tu veux qu’on cherche un tueur au couteau brûlant avec une loupe et des prières ?
Un silence lourd s’installa. Puis, soudain, un éclat d’idée dans les yeux du commissaire.
— Attends…
Il alla fouiller dans un tiroir, sortit une vieille carte de visite légèrement froissée.
— J’ai connu un gars… quand j’étais encore en formation à Kinshasa. Il est parti en Europe. Formé à Londres. Il a bossé pour Interpol pendant un moment. Une légende, ce type.
Furaha leva un sourcil.
— Et ?
— Il est congolais. C’est un pur produit du pays. Mais lui, il est resté là-bas assez longtemps pour apprendre à voir les choses autrement.
Il posa la carte sur la table.
— Il s’appelle Issa.
Furaha prit la carte, l’observa.
— Et il accepterait de venir pour… ça ?
— S’il comprend ce qu’on a trouvé, oui. Parce que moi, j’ai l’impression qu’on vient d’ouvrir une porte qu’on ne pourra plus refermer.
Elle releva les yeux vers lui.
— Une porte ?
— Oui, inspectrice. Une porte qui mène très loin derrière ce cadavre.
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