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CHAPITRE II

Les rumeurs avaient couru plus vite que les motos et les voitures. Depuis l'aube, les ondes de Radio Moto, pourtant muettes sur le sujet, n'avaient pas pu empêcher la ville d'en parler. La Radio Moto s’était contenté seulement d’un communiqué nécrologique.

— C’est avec tristesse, avait dit Kapitula, que nous annonçons la mort tragique de notre confrère Katsuva Safari. Mort survenu à Musienene. Nos condoléances s’adressent à sa famille biologique, à ses amis ainsi qu’à tous les journalistes de la ville de Butembo.

C’était tout. Pas des commentaires quant aux circonstances de sa mort. Juste un communiqué. Mais dans les ruelles des différents quartiers de la ville, Kambali, Vungi, Vulumbi, Mukuna… le marché central, les salons de coiffure, tout le monde parlait de la mort de Katsuva. Ce n'était pas seulement sa mort qui intriguait. C'était ce qu'on avait trouvé sur son corps. Un mot. Un symbole. Une brûlure étrange comme dans un film de diable. Ou un vieux livre qu’on ne devait jamais lire.

— C’est la sorcellerie, affirmaient les uns.

— Un esprit des eaux, disaient d’autres.

— Une punition divine, soufflait-on à l’église.

Et dans l’arrière-cour de la famille Katsuva, le ton montait. Le frère aîné hurlait devant les caméras d’un petit média local :

— Il avait osé critiquer ceux qu’on ne critique pas. Voilà le prix ! Qu’on n’ose pas nous faire croire que ce n’est pas politique !

Devant ce tumulte, le maire Jacques convoqua une réunion d'urgence à l’hôtel de ville. L’air était lourd dans la salle. Autour de la table, les visages étaient tendus. Le maire, en costume bleu nuit parfaitement repassé, gardait les mains croisées devant lui. À sa droite, le commissaire Bob avait le front humide et les yeux marqués. En face, le bourgmestre Muhasa agitait nerveusement un stylo. Furaha, assise droite comme un piquet, observait chacun sans mot dire.

— Rappelons les faits, dit Bob d’une voix posée. Le matin d’hier à Musienene, le corps nu d’un journaliste, Katsuva, a été retrouvé dans une rigole. Aucun témoin direct, pas de trace de lutte, rien.

Il marqua une pause.

— Sauf… ceci.

Il déposa des photos imprimées sur la table. Le torse marqué, la brûlure noire, le mot D. Et ce dessin. Un scarabée ? une luciole ? peu importe de quel insecte il s’agissait, mais c’était intriguant. Un silence gêné s’abattit. Chacun regardait l’image sans vouloir vraiment la voir.

— On dirait une signature, murmura Muhasa. Un marquage. Qui ferait ça ?

— Justement, répondit Furaha. Ce n’est pas une exécution classique. C’est pensé, préparé. On dirait une mise en scène. Ce marquage, ce mot… on dirait un rituel. Un tatouage de mort. Ce n’est ni politique, ni passionnel. C’est autre chose. Peut-être même l’œuvre d’un tueur en série. Ou d'une secte occulte.

Le maire fixa longuement l’image, puis leva les yeux.

— Et les rumeurs ?

— Elles circulent déjà partout, répondit Bob. Les gens parlent de sorcellerie, de secte, d’esprit vengeur. La famille accuse l’État. L’opinion penche vers un crime politique.

— Et vous, vous penchez vers quoi ? demanda le maire, les yeux froids.

Bob hésita.

— Franchement ?... Je crois qu’on a affaire à quelque chose de plus grave qu’un règlement de compte. Peut-être un tueur en série. Ou… une organisation. Une secte. Un rituel.

— Une secte à Butembo ? fit Muhasa avec ironie. Et pourquoi pas des vampires pendant qu’on y est ?

Furaha intervint, calme :

— Cette lettre « D », peut signifier n’importe quoi. Mais c’est la précision du geste qui est troublante. Ce n’est pas improvisé. C’est… rituel.

— Et vous avez une piste ? demanda le maire.

— Aucune, dit Bob. Et c’est bien ça le problème. On n’a ni preuve, ni suspect, ni outil pour enquêter à ce niveau. Pas de labo, pas de scientifiques. À Butembo, on ne traite pas ce genre de scène. On enterre.

Un long silence. Puis Bob reprit, presque à contrecœur :

— J’ai un contact. Quelqu’un qui a travaillé pour Interpol. Il est congolais, formé à Londres. Il a vu ce genre de scènes. Il pourrait…

— Il pourrait quoi ? fit Muhasa. Résoudre un crime à distance ? Nous envoyer des prières ?

— Il pourrait comprendre. C’est tout ce qu’on peut espérer pour le moment.

Le maire hocha lentement la tête.

— Appelez-le. Maintenant.

Bob sortit son téléphone.

— Mais je dois vous prévenir. Il n’est pas… commode.

Il composa le numéro et attendit. Au bout de quelques secondes… une voix grave et nonchalante répondit.

A plusieurs milliers de kilomètres de là, le matin s'était levé doucement sur les toits rouges de Collonges. Les pierres chaudes du village semblaient encore dormir, caressées par une brume légère qui s'accrochait aux collines. Dans une chambre cosy d'une maison d’hôtes au charme ancien, Issa ouvrit les yeux. À ses côtés, Nina, une métisse franco-marocaine à la beauté tranquille, dessinait des courbes dans le drap de lin froissé.

— T'as ronflé, dit-elle en riant doucement.

— Mensonge, murmura Issa, la voix encore ensommeillée. Je ne ronfle que quand je suis trop détendu. Et c’est ta faute.

— Alors ce village a du bon sur toi.

Il l’attira contre lui, et pendant quelques instants, le monde entier n’exista plus.

Plus tard, ils déambulaient main dans la main dans les ruelles pavées du village. Nina s’arrêtait devant chaque boutique d'artisanat : céramiques, savons, foulards, épices. Issa la suivait en riant, portant les sacs, prenant parfois une photo, saluant les anciens sur un banc comme s’il les connaissait depuis toujours.

— Je crois que je pourrais rester ici, souffla-t-il.

— Rester pour faire quoi ? Des confitures ? Du yoga en forêt ? demanda Nina, moqueuse.

— Pour t’écouter râler contre mes choix de vin.

Elle le frappa doucement à l’épaule, puis l’embrassa.

Le soleil jouait avec les pierres rouges du village. Vers midi, sur la terrasse ombragée du petit restaurant, à l’écart des touristes, Issa et Nina partirent se tailler une bavette autour d’une table en bois rustique. Une bouteille de vin entamée, deux verres à moitié pleins, un plat de fromage fondu qu’ils picoraient du bout de la fourchette. Autour d’eux, les vignes s’étendaient paisiblement, baignées d’une lumière d’or.

— Tu sais, dit Nina en posant son menton dans sa main, t’es différent ici.

— Différent comment ?

— Calme. Léger. T’as même ri deux fois aujourd’hui. Sans que je doive te chatouiller.

Issa esquissa un sourire.

— Je crois que ce village a des pouvoirs.

— Ou bien c’est moi.

Elle s’étira lentement, puis glissa sa main dans la sienne au-dessus de la table. Le contact était simple, chaud, sincère.

— Tu penses parfois à tout laisser tomber ? demanda-t-elle.

— Souvent, dit-il. Mais… il y a toujours quelque chose qui me ramène. Quelque chose… ou quelqu’un.

Elle le fixa un instant, puis se leva et contourna la table pour venir s’asseoir sur ses genoux. Il ne protesta pas. Elle entoura son cou de ses bras, son visage tout près du sien.

— Et là, tout de suite, tu es où ? Dans ce moment, ou déjà ailleurs ?

— Ici, répondit-il. Avec toi. Dans un entre-deux.

— Alors reste.

Elle l’embrassa. Lentement. Tendrement. Le genre de baiser qu’on donne quand on veut que le monde se taise un instant. Issa répondit, sa main posée sur la nuque de Nina, les yeux fermés. Ils restèrent ainsi quelques secondes, perdus l’un dans l’autre. Puis… le téléphone vibra sur la table. Un bruit minuscule. Mais qui changeait tout. Issa ne bougea pas. Nina non plus. Le monde venait de toquer à la porte.

— Tu ne réponds pas ? murmura-t-elle sans se détacher de lui.

— Pas encore.

Le téléphone vibra une seconde fois. Cette fois, plus longtemps. Le nom s’afficha à l’écran : Bob. Nina se redressa doucement, le regard toujours rivé sur Issa.

— Il insiste.

— Il est têtu.

— Et toi ?

Issa soupira, repoussa doucement la chaise. Il se leva, marcha lentement jusqu’au bord de la terrasse, le téléphone en main.

Le soleil baignait les toits rouges du village, les cigales chantaient encore, et pourtant, il sentait le poids de l’ombre remonter à travers les ondes.

Il décrocha. La voix de Bob était là, tendue, affolée.

— Issa !

— Bob, quoi de neuf ? ça gaze au pays ?

— J’aurais voulu, mais c’est l’enfer. Nous avons un meurtre. Mais ce n’est pas un meurtre ordinaire. C’est… quelque chose d’autre. Quelque chose que je n’arrive même pas à expliquer.

Issa garda le silence.

— On a besoin de toi.

— Tu penses que je suis encore ce type-là ? Celui qui court après les morts pour comprendre pourquoi ils sont partis ?

— Non. Je pense que t’es le seul qui sait lire ce genre de message. Issa écoute-moi, c’est grave, un meurtre rituel…

— Stop. Je suis pas en service. Trouve-toi un détective local. Bonne chance.

Et il coupa.

— Des problèmes ? demanda Nina.

— Rien de grave. Juste un vieux pote du pays.

Son téléphone vibra de nouveau. Issa grimaça avant de décrocher à contrecœur.

— Putain Bob, tu vas me foutre la paix oui ?

Bob allait répondre, mais le maire l’arrêta.

— Monsieur Issa,

Sa voix était calme, autoritaire, politique

— Ici le maire de la ville.

Issa fronça les sourcils et se tint tout droit comme si le maire pouvait le voir.

— Bonjour Monsieur le maire.

— Bonjour Issa. Je comprends que vous soyez vexé, mais je vous envoie quelque chose. Regardez-le. Et vous comprendrez pourquoi nous avons vraiment besoin de vous ici.

Un clic. Une image. Le souffle d’Issa se coupa. Sur l’écran, un torse nu. Une marque. Une cicatrice brûlée, nette. Et la lettre « D ». Il recula d’un pas. Ferma les yeux. Il n’était plus à Collonges. Il était déjà là-bas. À Butembo. À regarder un silence qu’aucun homme ne pouvait expliquer.

— C’est qui la victime ?

— Katsuva. Journaliste à la Radio Moto.

Issa soupira avant de dire au maire qu’il prendra l’avion dès demain. Il coupa l’appel. Derrière lui, Nina l’observait. Elle avait déjà compris.

— C’est grave, n’est-ce pas ?

Issa hocha la tête, lentement.

— C’est pas un simple meurtre. C’est un appel.

Issa resta un long moment à fixer l’écran noir de son téléphone. Comme si l’image avait marqué sa rétine. Comme si cette lettre « D » résonnait encore à l’intérieur de lui, gravé dans sa mémoire à défaut de sa peau. Il revint vers la table. Nina ne dit rien. Elle connaissait ce regard. Ce basculement. Ce moment où l’homme qu’elle aimait redevenait l’enquêteur, le traqueur, l’homme de l’ombre.

— Tu repars, dit-elle simplement.

Il acquiesça.

— Ce n’est pas qu’un crime. C’est un message écrit dans un corps. Et c’est chez moi. Je ne peux pas détourner les yeux.

— Je comprends, dit-elle.

Puis, après un silence :

— Tu reviendras ?

Il hésita.

— Je ne sais pas ce que je vais trouver là-bas. Mais je reviendrai… si je reviens entier.

Elle se leva, lui prit la main, la serra sans parler. Elle savait que les mots n’arrêteraient rien.

Ce soir-là, dans la maison d’hôtes aux volets rouges, Issa rangea ses affaires en silence. Sa valise claqua doucement. Il enfila sa montre, sa veste. Il passa devant le miroir sans se regarder. Avant de sortir, il se retourna une dernière fois. Nina était debout près de la fenêtre, les bras croisés. Le regard loin devant. Elle ne pleurait pas. Issa ouvrit la porte. Et la douceur de Collonges-la-Rouge se referma derrière lui.

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