Chapitre 17 : Famille retrouvée (1/2)

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ORANNE


Pelotonnée dans de frais édredons, le mutisme comme meilleure compagnon. Allongée dans la saveur du lit, jouissant d’un confort inégalé, inopiné. On lui avait susurré que le pire était derrière elle, que la géhenne se matérialiserait juste en lointaines réminiscences. On lui avait affirmé qu’enfin cette nuit constituerait ses dernières heures de captivité.

Le sommeil ne l’emportait pourtant pas.

Tout s’achèvera bientôt ? Ardu à concevoir. L’impératrice et ses miliciens soumis adorent supplicier, et comme l’illustrent ces meurtres auxquels je n’ai pu assister, ils savent quand et comment y mettre fin. Je n’ai toujours pas la réponse… Renoncer à la vengeance par pragmatisme ? Cela ne fait aucun sens !

Oranne courbait ses jambes le long du matelas, s’appuyait davantage sur son oreiller, mais rien n’y faisait. Fermer les paupières ne la délivrait guère du poids de ses pensées. Pour une fois qu’aucune chaîne ne l’entravait, elle ne savait en profiter.

Que faire d’autre que de me laisser guider ? M’évader alors que mes parents sont aussi proches ? Voilà bien longtemps que je ne les avais pas revus…

Ce monde est cruel. Il est gouverné par des forces incoercibles. Pauvre petite marchande qui s’imaginait ébranler un tel système ! Bercée par de fausses promesses, voilà tout.

Il existait un lien dont nul ne la priverait. Seulement lorsqu’elle calait le crâne de son chéri contre son torse bénéficiait-elle de la pleine chaleur du moment. L’envie ne lui manquait pas de poser son nez contre le sien, de lécher ses dents, toutefois elle se borna à le fixer au plus profond de ses orbites.

— Fiancé aux goûts douteux ? chuchota-t-elle. Toi aussi, tu t’éloigneras avec moi de ces conflits. Ruya zi Mudak fait des ravages, paraît-il ! Que cette enfoirée s’étouffe, et tes erreurs à jamais resterons dans le passé.

Sa voix faillit s’amplifier plus que de coutume. Des menaces en l’air, fussent-elles répétées, n’endiguait pas sa propre sensation de s’étouffer. Oranne se réfugierait auprès du crâne de Phedeas. Son image de lui resterait pure, quant à son amante, elle la chassait, n’ayant aucune idée de son apparence.

— Comment as-tu pu t’acoquiner d’elle ? Je parie qu’elle est laide, en plus ! En tout cas, plus que moi, ce qui n’est pas chose aisée, puisque tu t’es fiancée sans aucun doute pour ma personnalité. Et elle imite tes méthodes en brûlant villages après villages, exécutant innocents après innocents ! Oh, Phedeas, par pitié, rassure-moi ! Dis-moi qu’il s’agissait de propagande mensongère. Tu étais meilleur que cela. La stabilité et la paix après un règne de terreur.

Le crâne glissait le long de ses paumes, sans fournir la réponse espérée. Oranne frissonna, ses yeux se plissèrent, puis elle le posa à côté de l’oreiller.

— Nous aurons encore tout le temps d’en discuter. Quand j’aurai retrouvé ma liberté. Je t’ai perdu, en quelque sorte, mais au moins, mes parents sont toujours là ! Bientôt je serai à tes côtés, et nous reviendrons à Gisde. Plus d’aventure, plus de rébellion, juste du commerce. Que ces belligérants s’entretuent sans emporter d’innocents ! Je pourrai m’épancher sur ce que j’ai vécu. Ensemble, nous irons de l’avant.

Une lueur dans la sombreur. De l’apaisement pour son cœur mortifié. Phedeas demeurait à ses côtés et la soutenait quelles que fussent les circonstances. Elle écarterait ses doutes à son sujet, reportait ses interrogations lorsqu’une opportunité plus propice se présenterait. Son visage ne cesserait de s’imprimer dans son esprit, au contraire de celles de ses tortionnaires, qu’elle espérait sombrer dans le néant.

Aux premières aurores, quand pépièrent bihoreaux et étourneaux, la porte claqua de plus belle. Bennenike et Koulad franchirent le seuil avec un enthousiasme trop prononcé. De quoi inciter Oranne à s’abriter sous ses couvertures pour le peu de temps qu’elle gagnerait. L’échéance ne se fuit pas, elle s’affronte. Il me suffit de rester vigilante, de supporter les derniers instants avec eux, et la souffrance se dissipera pour de bon. Par-devers sa destinée, elle sortit du lit et se soumit à la volonté de l’impératrice et de son mari. Ils daignèrent la laisser s’habiller de ses misérables haillons, ils lui tournèrent même le dos dans un surprenant acte de respect. Et ils la ligotèrent comme à l’accoutumée. Entre les deux figures d’autorité s’engouffra ensuite cette jeune femme insignifiante. Allons-y, je suppose.

Bennenike et Koulad ne pipèrent mot en longeant les couloirs. Quitte à les imiter, Oranne sentait sa mine s’enténébrer, cornaquée à un rythme trop soutenu. Donc mes parents sont directement dans cette résidence ? Car nous sommes en terrain neutre ? Elle ne pouvait chercher refuge auprès de personne. Comme toujours, nul ne l’estimait digne de son regard, aucun ne l’évaluait plus que de coutume. Ils doivent se dire que je suis une prisonnière légitime, alors pourquoi me libèreraient-ils ? Ils se posent sûrement d’autres questions. Mon salut s’obtiendra ailleurs. Elle avait côtoyé la noblesse en restant bourgeoise. Et, telle une marchandise, elle serait échangée à des commerçants.

L’aubaine se profilait au-delà d’une volée de marches et d’une porte double. Dans un doux grincement, la dirigeante tira sur la poignée, et une volute de poussière s’amoncela sur son faciès. Rien qui pût enrayer la vue d’une salle composée de rustiques armoires et de vétustes fauteuils, sur lesquels les invités étaient installés.

Oranne était bouche bée. Papa, maman. Après tout ce temps… Apaisée, allégée, c’était comme si elle avait finalement atteint le bien-être. Deux simples présences grâce auxquelles les chaînes se briseraient pour de bon. D’un vif coup d’œil, elle reconnaissait les tresses grisâtres de sa mère, les mèches ébouriffées et poivrées de son père, l’air si avenant qu’ils exhibaient en permanence. Les larmes coulaient d’abondance, l’embrassade s’éternisait. Oranne restait collée auprès d’eux, enveloppée dans ce cocon que jamais elle n’aurait dû quitter. À peine père et mère avisèrent-ils le crâne juché à son flanc, tant ils priorisaient les baisers et les sanglots. La mélodie bat de plus belle lorsque j’ai fini de franchir l’opaque tunnel.

Guettait le moment où l’étreinte devait cesser, fût-ce provisoirement. De plus amples détails le départ de la despote suprême, face à laquelle ils se courbèrent. Un sourire poignit au coin du visage de Bennenike, puis elle lança un clin d’œil à son mari. Toujours débordante d’assurance, hein ? Voilà un de ses seuls avantage de l’impératrice, et tu en as bien hérité, Phedeas. Mais… Pourquoi je tremble ?

— Helonar et Neduli Abdi, identifia Bennenike sur un ton chaleureux. Je suis ravie de vous rencontrer.

— Moi de même, ajouta son époux. Si vous ne me connaissez pas, je suis Koulad Tioumen, futur père des prochains enfants de l’impératrice.

Neduli et Helonar se dévisagèrent et leur front se plissa. Intimidés face à Bennenike ? Il y a de quoi. Oranne s’écartait, consciente que tout commentaire serait risqué, mais elle remarqua alors les yeux braqués sur elle. Des sillons s’épaississaient sur les joues de ses parents pendant qu’ils la détaillaient. Je ne suis pas encore tout à fait libre…

— À qui appartient ce crâne ? s’enquit Neduli.

— À mon amour de toujours, se confia Oranne. Le courageux Phedeas Teos, qui dans sa bravoure aura su témoigner de son amour.

— Traîtresse jusque quand sonnera le glas, marmonna Bennenike. Que je te rende à tes parents n’atténue en rien mon exécration à ton égard.

— Et pas qu’à moitié, renchérit Koulad en ajustant sa cape ambrée. N’oublie pas les crimes que tu as commis.

— Alors, tout est vrai ? demanda Helonar. L’insurrection de son fiancé ? La conquête avortée du Palais Impérial ? Notre petite Oranne veuve avant même son mariage ? Nous vivons décidément des moments historiques.

— Tout juste, souligna l’impératrice. Sans omettre la contribution de cette chère Oranne : elle a tenté d’empoisonner mes enfants, au lieu de quoi leur nourrice a trépassé. J’ai incarcéré et torturé cette félonne pendant des mois en guise de revanche. Et de fait, je favorise l’honnêteté.

Quelques phrases lui suffisent à dominer la conversation. Comme d’habitude… Leur gorge se nouait, de la transpiration perlait le long de leurs tempes, pourtant ils ne fléchirent guère. Ne vous soumettez pas comme moi. Bennenike en sortirait triomphante. Un bras appuyé sur le dossier d’un fauteuil, ils s’accrochaient à une protection jugée futile.

— Cette période s’est achevée, maintenant ? demanda Neduli.

— Puisque je vous la rends, rassura l’impératrice, vous êtes libre de lui prodiguer tout l’amour qu’il vous enchantera.

Oranne chérit alors les nouveaux baisers de sa mère. Puissants, agréables. Un corps accueillant contre lequel elle se blottirait des heures durant. Redevenant l’enfant se libérant trop tôt de sa confortable existence familiale, hoquetant tant que l’affliction la tenaillait. Elle qui s’affirme céans comme une riche marchande, elle n’a pas peur d’étreindre sa fille unique.

De son côté, Helonar coula un coup d’œil plein d’empathie vers son épouse et son enfant, avant de se raidir par-devers les tortionnaires.

— J’imagine que nous devons enterrer le passé au nom d’une cause commune, se résigna-t-il. Quelle est la prochaine étape ?

— Vous vous souvenez de ce qui était spécifié dans la lettre ? interrogea Koulad. À moins que vous n’ayez autant voyagé juste pour récupérer votre fille.

— À ce propos, il s’agit d’un point délicat.

D’un froncement de sourcils, Koulad signala son mécontentement. J’avais presque oublié cette histoire. Des beaux mots mais des impacts bien réels. Ma liberté au sacrifice de l’Enthelian, est-ce que cela en vaut vraiment la peine ? Helonar soutint son regard, que bientôt rejoignit son épouse, se détachant du contact d’Oranne au passage.

— Vous nous avez presque flagornés, rapporta Neduli. Surestimé notre influence, même. Nous menons en effet une myriade d’échanges commerciaux entre l’Empire Myrrhéen et l’Enthelian. Mais il s’agit d’un réseau complexe desquels nous ne sommes pas les seuls responsables. Vous me suivez ?

— Plus ou moins, répondit Bennenike en examinant ses interlocuteurs avec défiance. Vous affirmez donc que cesser les exportations en direction de l’Enthelian serait inconcevable ?

— Au bas mot, précisa Helonar, ceci détruirait notre influence. Nous commerçons également avec les autres régions de l’empire, tout comme avec le Komyr et l’Anomyr. Mais l’Enthelian représente près de la moitié de notre affaire.

— Certes. Ceci dit, s’adapter aux changements n’est-il pas la maxime des marchands ? Vous pourriez investir ailleurs. Accomplir ce sacrifice au nom de votre adhérence à l’Empire Myrrhéen. À moins que vous nourrissiez de semblables ambitions d’indépendance que feu votre gendre ?

— Ne versons pas déjà dans les accusations fallacieuses. Disons simplement qu’il existe une rupture entre les intentions politiques et économiques. Les conséquences pour l’Enthelian pourraient être dévastatrices.

— Est-ce vous vous souciez davantage de leur sort que de celui de votre propre fille ?

Du sang bouillonna en Oranne à la teneur de ces propos. Une colère sourde et muette face à des parents désemparés. Lesquels échouaient à lutter contre l’assujettissante présence de leur impératrice. Intimidés, dépassés. Je suis réduite à l’état d’objets et je sers de chantage. J’avais bien raison de me méfier…

Bennenike, quant à elle, avait définitivement pris ses aises. Mains jointes derrière le dos, elle circula de part et d’autre de la pièce, et aussitôt émergea un outrecuidant sourire tandis que son mari plastronnait.

Ce pourquoi Neduli et Helonar se tinrent leur main moite en retroussant les lèvres.

— Économie et politique sont indissociables, certifia Bennenike. Vous vous targuez de votre réseau de commerçants, d’ici et d’ailleurs. S’informer des derniers événements est encore le meilleur moyen de le solidifier. Ne les avez-vous point entendus ?

— Nous avons préféré éviter, clarifia Neduli. Qui de mieux informée que vous, de toute manière ?

— Précisément. Même aussi loin des lieux, les nouvelles doivent circuler vite, sinon je ne saurai agir en conséquence. La Belurdie a déclaré la guerre à l’Enthelian. Indubitablement, les troupes myrrhéennes rejoindront les forces de notre alliée afin de faire front face à l’ennemi commun.

— C’est vrai ? s’étonna Helonar. Mais alors… En quoi devrions-nous encore agir ? Dans votre lettre, vous aviez stipulé que nos actions éviteraient l’effusion de sang au sein de l’Enthelian. Il est peut-être déjà trop tard ! Le temps de retourner à Gisde, de prévenir nos amis, de nombreuses batailles auront peut-être déjà eu lieu !

— J’admire votre perspicacité. Il ne vous reste plus qu’une chose à deviner.

— Vous auriez dû le mentionner dès le début de la conversation. Notre intervention devient inutile si…

— Voilà ce que je désirais entendre. Je n’ai plus besoin de vous.

Bien qu’ils eussent réalisé les intentions à temps, ils n’avaient aucune échappatoire.

Car Oranne avait beau sonder, scruter jusqu’à la moindre vétille, elle n’avait pas aperçu la dague sous la cape de Bennenike. Chuinta la lame quand elle s’en saisit, gicla le liquide vermeil lorsqu’elle égorgea les marchands. Yeux dilatés, Helonar et Neduli s’étouffèrent en bafouillis, se noyèrent dans leur propre sang. Ils se figèrent dans l’incompréhension totale.

Au plus grand désespoir de la prisonnière.

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