Chapitre 17 : Famille retrouvée (2/2)

6 minutes de lecture

Ils étaient là, juste devant moi. Mon amour, j’ai échoué à les protéger.

L’impératrice lui accorda tout le loisir de se morfondre. Claudiquant davantage qu’elle ne marchait, Oranne s’inondait de pleurs au moment de s’agenouiller auprès des assassinés. Leurs traits s’étaient étirés dans une expression de détresse en endurant la fatalité. Un constat contre lequel la jeune femme ne pouvait que bramer.

C’était évident. Tellement évident. Jamais Bennenike ne m’aurait octroyé cette grâce. Elle m’a fait miroiter des mois durant, continuant de me torturer jusqu’au bout.

Dans son chagrin, dans sa perdition, la jeune femme ferma les paupières de sa mère et son père. Elle les avait revus pour une poignée de minutes. Un très court laps de temps où tout avait été anticipé et rien n’avait été empêché. Les larmes s’amalgamaient avec le sang quand le poids de sa fragilité l’assaillit derechef.

Papa… Maman… Plus jamais je ne vous prendrai dans vos bras. Plus jamais nous n’observons les étoiles filantes au clair de lune, une couverture sur nos jambes. Plus jamais nous ne débattrons ardemment sur les transactions du mois dernier. Vous auriez dû courir tant qu’il en était encore temps. Votre vie valait mieux que la mienne.

— Ont-ils le malheur de te donner naissance ou simplement celui de t’avoir laissé t’allier avec mon neveu ? interrogea la despote.

— Ils n’avaient rien fait, se dolenta Oranne, articulant à moitié du fait des sanglots. Ils étaient des dommages collatéraux.

— Même si ce fut un plaisir de les occire, j’y ai songé jusqu’au dernier moment. Je ne tue jamais gratuitement ! J’avais bien l’intention de vous laisser partir en paix avant d’apprendre les nouvelles de la guerre. Le principe même de l’échange avait alors perdu de son intérêt. Je désirais m’assurer de leur allégeance envers l’empire… Ils ont failli à cet ultime devoir, et en ont payé par le prix du sang.

— Telle est votre conception de la justice. Mon destin va être similaire à Ghanima, maintenant ? Vous allez m’exécuter après m’avoir fait souffrir si longtemps ?

— Clairvoyante au moins. C’est ici que notre relation s’achèvera, belle-nièce. Tous les êtres les plus chers à tes yeux sont décédés, et je m’en suis assurée personnellement. N’est-il pas poétique de trépasser à même les dépouilles de ses propres parents ?

Poétique, en effet. Oranne cligna les yeux. Une fois de plus la frappa l’irréversibilité de la situation. Même si toutes les larmes de son corps se vidaient, même si ses glapissements criblaient les murs, ces vies lui avaient été ôtées pour l’éternité. Si seulement je pouvais retourner en arrière. Refaire ma route en évitant chaque décision qui m’ont amenée à cette fatalité.

Elle était parée à s’allonger. La dague ayant fauché ses parents l’emporterait aussi. Ainsi sa pitoyable existence s’achèverait. Ainsi ses souffrances prendraient fin.

— Avant de l’exécuter, interrompit Koulad, j’aimerais parler avec elle. Sans toi, si possible.

— Je suis confuse, rétorqua Bennenike. Sur quel sujet pourrais-tu dialoguer avec Oranne mais pas avec moi ? Pourquoi tu ne t’exprimes que maintenant ?

— Les quelques instants précédant la sentence sont les meilleurs. D’ailleurs, tu dois bientôt t’entretenir avec Noki sur nos prochains assauts, n’est-ce pas ? Prends de l’avance !

— Cette attitude est étrange… J’avoue être confuse, Koulad. J’aurais refusé si tu n’avais pas totalement confiance en toi, mais dans ce cas-ci, soit. Je reviendrais sitôt la réunion terminée. Tu vivras quelques dizaines de minutes supplémentaires, Oranne.

Soudain le chagrin se mua en ébahissement. À peine la captive avisait-elle ce brutal changement que Bennenike l’abandonnait au sort de son mari. Quoi ? Que veut-il… Oh non. Les pas de Bennenike se répercutèrent d’abord intensément, avant de s’atténuer par l’éloignement. Pendant ce temps, Oranne s’était encore plus repliée, ses haillons maculés du sang de ses géniteurs.

Et Koulad s’était approché d’elle.

— Arrêtez de cacher votre jeu, murmura-t-elle. Enfermée dans cette salle, juste entre nous deux ? Pas besoin de chercher bien loin.

— Tu serais surprise, répliqua Koulad. Mais vas-y, je t’écoute.

— Vous allez me violer.

Il se pétrifia à ses mots, ce qu’Oranne n’avait guère anticipé. Ses nerfs se tordirent lorsque l’évocation se répercuta, devant une jeune femme aux tressaillements continus. Il resserra sa main autour de la hampe de sa hallebarde.

— Comment oses-tu proférer une telle accusation ? aboya-t-il. Pour qui me considères-tu ? Pour mon connard d’oncle ?

— Mais…, souffla Oranne. Je croyais que…

— À tes yeux, nous nous ressemblons tous. Nous nous sommes ralliés à une même cause, donc nous avons forcément les mêmes méthodes, les mêmes vices ? Non, je suis tout sauf Nerben. Je méprisais autant cet homme qu’il a méprisé ma mère, mon père, et moi-même. Il était un fou n’ayant aucun respect pour la vie humaine, que personne ne regrettera. J’ai des valeurs, moi. Des principes ! Jamais, au grand jamais, ne me viendrait l’idée de te faire l’innommable.

— Alors pourquoi ? Racontez-moi au moins ce que vous me réservez !

Koulad se détendit enfin. S’il était parvenu à contenir ses tremblements, de la sueur lustrait sur de nombreux pores. Son regard n’en devint que plus incisif, comme s’il s’affirmait en l’absence de son épouse, comme s’il avait gagné en envergure.

— Te tuer serait un acte de clémence, révéla-t-il. L’autre jour, quand Badeni a exécuté Ghanima, elle n’a fait qu’exaucer sa plus profonde volonté. Et Bennenike voudrait que ton sort soit identique ? Je l’aime, je l’admire, je la respecte, mais elle se fourvoie. Tu mérites de souffrir encore.

— Et comment allez-vous vous y prendre ? questionna Oranne en claquant des dents.

— C’est très simple. Nous sommes à Vur-Gado ! Le centre d’une région où subsiste encore une forme d’esclavage. Il me sera facile de trouver un maître ou une maîtresse avec les bourses bien pleines.

— Vous… Non, c’est insensé. Votre femme a aboli l’esclavage. Elle a incarcéré et exécuté des esclavagistes. Et vous collaborez avec eux ?

— Je suis contre l’esclavage. Comment de si belles vies humaines peuvent être réduites à l’état de servitude ? Nous sommes censés aider notre prochain, pas lui nuire, mais l’humanité l’a oublié tout un temps dans son désir de pouvoir… Il y a des exceptions. Les pires rebuts de notre espèce ne méritent aucune compassion. Tu en fais partie, Oranne. Et tu consacreras le reste de ton existence à entretenir cette pratique devenue marginale, mais toujours présente. Je prétexterais que tu

Oranne crut s’asphyxier quelques instants durant. Chaque mot portait une signification qu’elle s’imaginait sans aucune peine. Dans son esprit se matérialisaient les pires sévices, les futures lacérations sur sa chair affaiblie, les incessantes moqueries de ses maîtres qui l’abaisserait plus bas que l’animal.

Pas de cela, pitié… Je préfère mourir.

Je préfère vivre en liberté.

Oranne ignorait d’où elle avait acquis cette force nouvelle. Ni comment elle se redressa si lestement que Koulad en hoqueta de stupeur. Mais elle s’était tant impulsée qu’elle le cogna d’un coup sur la tête. D’un râle il s’affaissa, aussi répéta-t-elle le geste, jusqu’à le courroucer, jusqu’à l’assommer. Il était inconscient de son arme, dont le tranchant de sa hallebarde ouvrit le chemin de la liberté.

Un cauchemar qui se termine… ou change de forme.

Toute question la ralentirait. Tout comme vouloir achever Koulad, ou s’attarder sur ses parents, à qui elle adressa un dernier regard. Désolée… L’ennemi se chargera de vos funérailles s’ils daignent le faire. Mais je ne peux rester ici. Peu de vigueur et d’endurance demeurait, toutefois les emploierait-elle à bon escient. Pour s’évader de cette grande cellule sans rencontrer quiconque l’y ramènerait. Pour s’esbigner de cette résidence. Des chaînes menaçaient de se rétracter autour d’Oranne tant qu’elle n’avait semé cette opiniâtre adversité. Elle s’y consacrerait. Quitte à sprinter à travers cet enchevêtrement de rues et à susciter les interrogations des citadins. Elle franchirait tous ces murs, au-delà des gardes et miliciens.

Quelque part… Mais je ne sais pas où.

Je peux encore vivre.

Me venger.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Saidor C ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0