Chapitre 18 : L'étendue des faits

11 minutes de lecture

FLIBERTH


Dans les Terres Désolées, jamais le temps ne surprenait. D’aucuns auraient prédit de régulières averses étant donné le constat amoncèlement de nuages peinturlurant le ciel, il n’en était rien. Tout restait sec et vide.

Au milieu des Terres Désolées, l’on venait à espérer les pires caprices de la nature. Même les plus âpres mugissements du vent s’apparentaient à de douces rafales pour qui avait connu le monde extérieur. Bourrasques, tempêtes ou averses, aussi dangereuses fussent-elles, témoignaient de la vie, bousculaient l’ennui.

Au sein des Terres Désolées, la moindre déclivité relevait de l’épreuve. Maintes montagnes couronnaient ce qui fut naguère un pays au fort relief. Il y avait d’innombrables pentes à ascensionner, au sommet desquelles pouvaient poindre les convoitises. Mais cela impliquait de parcourir un paysage morne, qui décrivait continûment la même histoire, dont chaque aspérité suffisait à briser la répétitivité.

Hors des Terres Désolées, l’existence battait son plein. Des milliers de couleurs embellissaient l’environ des quidams sans qu’ils s’aperçussent de leur chance. Les rivières ondulaient en léchant les galets des berges et luisant de leur blanche écume. Une multitude d’oiseaux posait leur nid sur la canopée des arbres en pépiant. Pourquoi se plaindre du chant matinal des coqs, pourquoi déplorer l’épaisseur des broussailles lorsqu’on arpentait les bois ? L’on considérait cette vie comme acquise. Mais ici régnait la preuve que l’annihilation pouvait survenir et les richesses se perdre pour toujours.

Je ne me suis que trop accoutumé à cet environnement. Combien de temps vais-je encore tenir ? Il ne s’agissait pas juste de Fliberth, quand bien même il se renfrognait sporadiquement. À côté de lui persistait Muzinda alors que des sillons s’épaississaient de jour en jour sur son faciès. Il gardait toujours au moins une main sur la bride et prenait soin de ne pas trop solliciter les hongres. Cependant, avisant la quantité restante de foin, il réalisait bien que des limites seraient atteintes tôt ou tard.

Muzinda évitait malgré tout de soupirer. L’idée de sourire lui était inenvisageable, pour sûr, surtout compte tenu de la gravité des informations qu’ils avaient engrangé. Il s’abstenait toutefois de fondre en larmes lors du trajet. Yeux braqués sur son objectif, comme à l’accoutumée, aussi éloigné s’en situât-il.

Fliberth grinçait des dents rien qu’en croisant son regard.

Va-t-il craquer à un moment ? Nous marchons au milieu des fantômes. Entre les ruines d’une société jadis florissante, et dont le tragique effondrement a servi d’arguments pour plus de violence encore. Même les plus insensibles ne peuvent pas rester indifférents. D’autant que les vérités nous assènent l’une après l’autre. Des faits qui détruisent l’idée reçue selon laquelle les mages seraient des destructeurs nés. Une fois de plus…

Jawine, si seulement tu étais là pour le voir. Ta simple existence prouvait qu’ils avaient tort. Nous collectons d’autres preuves, à présent. Des histoires si déchirantes qu’elles ont été oubliées. Je suis venu avec un but sans savoir comment l’atteindre. Maintenant je peux.

Je remplirai cette nouvelle quête jusqu’à sa complétion. Je n’échouerai plus jamais. Je te rejoindrai en temps et en heure, mais en attendant, je continue ce combat comme tu l’aurais voulu.

Peu à peu le terrain s’aplatissait et la montée se terminait. Une roue rentra soudain en collision avec une grosse pierre : Fliberth voltigea sur plusieurs mètres et dans un cri étouffé se paracheva sa parabole. Joue contre le sol rêche, une vilaine plaie courant sur son visage, son râle ne se propagea pas outre mesure. Des amas de poussière asséchaient sa gorge par surcroît.

Quelle maladresse… Les sabots s’étaient subitement arrêtés de claquer tandis que les hongres s’ébrouaient. Dès qu’il avisa la chute de son compagnon, Muzinda avait bondi de son attelage, s’était précipité vers lui. Heureusement ce dernier put rejeter son aide puisqu’il trouvait les forces de se redresser.

En levant la tête, il regretta aussitôt.

Le sol était fracturé par endroits. Au-delà de la butte s’érigeait une maison bâtie en pierre rustique, dont les murs étaient perforés et lézardés. De similaires habitations s’alignaient de part et d’autre d’une route déchiquetée qui sinuaient d’est en ouest. Mais c’était bien la première vers laquelle le garde s’attarda. Non qu’il souhaitât l’examiner en détail : l’ancienne le happait, le pétrifiait. Un grand squelette y était adossé, et sous ses humérus s’appuyaient deux plus petits, structure d’un équilibre centenaire.

Fliberth blêmit comme un rictus déforma ses traits.

— Un parent avec ses enfants, murmura-t-il. Je ne peux discerner leur expression maintenant qu’ils ne sont plus que des ossements. Le désespoir, la peur, le chagrin, ou bien les trois en même temps ? Il nous est seulement possible de deviner.

Muzinda posa sa main sur l’épaule de Fliberth qui, agenouillé, se frottait les yeux afin d’endiguer l’écoulement de larmes.

— Un enfant perdant un parent est inévitable, déclara l’historien. Un parent perdant son enfant est une tragédie qui ne devrait pas arriver. Et si le parent décède en même temps que son enfant… C’est tout simplement innommable.

Et les deux voyageurs se figèrent face à cette vision d’inégalable âpreté. La vérité, rien que la sinistre vérité. Quand j’affirmais que nous ne résisterions pour toujours… Nous accumulons encore jusqu’à saturation. Demeuraient-ils les bras ballants, piégés dans leur immobilisme, dans le froid et siccité qu’enduraient leur corps et leur âme ? Fliberth et Muzinda se soutinrent mutuellement même si cela leur était ardu.

Ils poursuivirent ainsi leur lugubre périple. Au sein d’un village dont ils distinguaient les contours à défaut d’en connaître le nom. Où chaque demeure arborait les réminiscences du conflit d’antan sous forme de mêmes ossements. Plus ils les avisaient et plus ils se rembrunissaient. Déjà de l’extérieur ils se heurtaient à la dureté de ce passage, tant ces personnes semblaient avoir été emportées si rapidement, si brutalement. Malgré tous les semblables endroits qu’ils avaient traversés, Fliberth et Muzinda ne s’y habituaient toujours pas. Leur respiration en devenait saccadée, mais ils devaient tenir bon, endurer. Sinon leurs efforts se révéleraient futiles et jamais justice ne serait obtenue. Nous ne sommes pas arrivés ici par hasard. Nous devons trouver quelque chose.

Toutefois, aboutissant à l’écart du village, leurs pires craintes mésestimaient encore la portée véritable du massacre. Non, ce n’est pas ce que je désirais trouver…

Des tombes à perte de vue. Une pierre érodée soutenant de vétustes sépultures, sous lesquelles s’ensevelissaient des centaines de dépouilles. Naguère des fleurs décoraient probablement leur soubassement, mais elles avaient disparu depuis longtemps. Aucun semblant de vie n’honorait les morts. Ils n’avaient que le silence à partager, victime d’une destinée dont nul n’avait subodoré les tenants et aboutissants.

Impossible d’apercevoir leur nom. De savoir qui ils étaient. Comment ont-ils mené leur existence avant que la fatalité ne les emporte ? Si nous ne pouvons pas le dénicher, personne ne le pourra.

Tandis que Fliberth restait tétanisé, des frissons affluant sur sa colonne, Muzinda s’avança d’un pas tergiversant. Il balaya le cimetière d’un œil trop attentif, s’appesantissait davantage que nécessaire.

— Il y a bien trop de tombes, remarqua-t-il, au bord des larmes. Tous ces gens six pieds sous terre… La plupart devaient venir d’ailleurs. Sont-ils morts dans ce village, ou bien ont-ils été amenés ici ?

— Encore une fois, répondit Fliberth sans conviction. Il va nous falloir fouiller les maisons aux alentours pour le découvrir ?

— Je le crains. Un travail d’archéologie qui aurait pu être plaisant si nous ne nous trouvions pas sur les Terres Désolées… Où la vie n’existe plus. Y compris la nôtre, si nous la laissons devenir notre tombeau.

Fliberth déglutit comme cette pensée le foudroya aussi. Je me suis donné une raison de vivre et je dois m’y engager. Il se crispa sous l’effet de sa torpeur, mais sitôt que son compagnon exécuta une volte-face, il comprit qu’il devait l’imiter à brûle-pourpoint. Derrière eux les hanteraient des âmes condamnées dans leur prison souterraine.

Venait le moment de la fouille suite au constat et aux lamentations. Fliberth et Muzinda se répartirent la tâche en explorant une différente rangée d’habitations. Ainsi entamèrent-ils un processus destiné à se répéter à maintes reprises, s’immisçant dans la vie d’autrefois de la population. L’espoir s’était éteint depuis bien longtemps, et les indices se matérialisaient sous forme de traces raréfies. Un excès de poussière parfois doublé d’escarbilles engloutissant l’ameublement empêchait souvent de déceler quoi que ce fût.

Des escaliers à gravir, des tables à enjamber, des tiroirs à ouvrir, des matelas à secouer. Fliberth s’engouffra dans une redondance de laquelle il n’obtenait pas la moindre satisfaction. Seul le percutait l’incoercible tourment, alors la bile harassait sa gorge, et il pâlissait sous l’effet de la nausée. Apercevoir tant de squelettes, souvent allongés sur le lit, n’arrangeait en rien son état. Il s’octroyait quelques répits à ras des embrasures, à côté des vitres si surannées qu’elles en étaient devenues opaques. Quand il inspirait profondément, il se rendait compte du peu d’énergie restant en lui.

Au moins j’ai trouvé des livres. Des journaux sans doute, d’une langue que je ne parviens pas à lire. Toutes les pages n’ont pas résisté à l’épreuve du temps. Fort de ces trouvailles, Fliberth patienta au milieu de la rue centrale, depuis laquelle il pensait encore percevoir de lugubres murmures. Des comptines des chérubins aux fredonnements des fermiers, la mélodie s’insinuait dans les anfractuosités de son esprit. Ils étaient là. Plusieurs générations plus tôt. Le monde a changé. Les années s’écoulent, les décennies aussi, et pourtant ils sont encore trop nombreux à souffrir. Ce n’est pas ici que tout a commencé. Mais dans notre calendrier, la nouvelle ère débute par ce cataclysme… Depuis les guerres n’ont jamais véritablement cessé.

Il attendit encore Muzinda une dizaine de minutes. Lequel revint avec une démarche toujours tâtonnante, ses traits déparés d’innombrables cernes, ses bras lestés de similaires regards. Il suffit à Fliberth d’échanger un coup d’œil pour que les témoignages fussent encore dictés.

De qui apprendrons-nous l’histoire ?

Ils n’eurent pas de nom, mais ils en apprirent bien davantage.

Ils découvrirent les écrits d’une veuve éplorée. Son mari avait péri lors de la guerre, puis sa fille s’était élancée vers des représailles dépourvues de sens et de résultats. Quand la soldate était revenue, privée d’une jambe et d’un bras, les regrets l’avaient submergée. Et sa génitrice avait beau avoir pris soin d’elle telle la prunelle de ses yeux, son enfant ne demeura plus jamais la même. Elle qui n’avait su protéger son père s’était avérée tout aussi incapable de préserver sa mère au moment où les hostilités s’apprêtaient à s’étendre dans leur paisible patelin. Quel choix avait donc la pauvre veuve, découvrant sa fille pendue, avec qui elle n’avait su bien communiquer, que de la rejoindre pour le grand voyage ?

Ils se heurtèrent au récit d’un fermier paumé. Un jeune homme héritant malgré lui de l’affaire familiale, si maladroit qu’il endurait brocards après brocards. Au milieu des invectives, on lui avait répété qu’il ne parviendrait jamais à rien, que de bien meilleurs agriculteurs peuplaient le village. Il s’opiniâtrait chaque jour à labourer les champs, à nourrir celles et ceux qui le vilipendaient, car de son propre aveu, telle était son unique vocation. Et un de ces jours si identiques s’avéra le dernier. De maints présages l’avaient assailli dans ses rêves. À aucun moment n’avait frôlé l’idée de s’y opposer.

Ils digérèrent les mots de la mage. La plupart de ses amies s’étaient engagés aux côtés de Iema ou de Isim, elle n’avait su se décider. Des accusations de lâcheté avaient fusé de toute part mais sa propre réputation constituait bien sa dernière priorité. Les yeux délavés, le visage pâle, elle avait assisté au déchirement des amis de naguère, employant cette merveilleuse énergie à des fins annihilatrices. Brisée de toute attache, elle avait fui vers ce village, s’était vouée corps et âme pour qu’au moins une partie de l’Oughonia fût épargnée. Hélas jamais n’avait-elle été la meilleure élève de son académie.

Ils faillirent s’effondrer aux dires du fossoyeur. Depuis sa prime jeunesse, où il avait fait de la mort l’objectif de sa vie, il était resté imperturbable à chacun des enterrements. Il acceptait le trépas comme partie intégrante de l’existence de toutes et tous, s’interrogeant seulement sur la personne qui s’occuperait de lui lorsque résonnerait son propre glas. Un malheureux jour la guerre s’était répandue sur chaque parcelle de leur beau pays. On lui avait demandé d’agrandir le cimetière, d’inhumer les victimes qu’on lui apportait. Des dizaines, puis des centaines, sans aucun arrêter, sans aucun ralentissement. Le poids de cette responsabilité avait fini par tant le tenailler qu’il s’était exilé du village, aussi sa propre histoire avait été achevée par son fils. La tête du brave homme sur une pique au bord servait d’avertissement pour quiconque s’éloignait de la tendre sécurité des hauteurs oughoniennes.

Même des enfants s’étaient exprimés, d’une prose certes malhabile, mais dont les propos étaient justes. Ils se demandaient pourquoi les adultes s’entretuaient. Pourquoi les pays voisins avaient refusé l’asile à des citoyens bien avant la guerre. Et surtout, pourquoi ils n’auraient pas le droit de grandir.

Fliberth et Muzinda ignoraient si le temps leur permettrait de mieux appréhender ces tragédies passées. Des histoires entremêlées de villageois pour qui aucune fin n’avait été heureuse. Ne vous en faites pas. Nous aussi, même adultes, nous nous demandons pourquoi nous nous entretuons. Des larmes s’étaient déversées comme leur corps s’était courbé à la consécution des malheurs, les souffrances fussent-elles amenuisées depuis plus d’un siècle.

Ce fut seulement après un interminable mutisme que Muzinda s’empara des livres des mains de Fliberth. À lui de s’incomber de cette responsabilité, même si je mettrais tout en œuvre pour l’épauler.

— Nous avons accumulé, déclara-t-il après avoir séché ses pleurs. Des semaines de trajet pour récolter des témoignages qui n’avaient jamais quitté ces sinistres terres. Nous pouvons être fiers, Fliberth, en dépit des circonstances. Nous avons découvert que, comme je le soupçonnais, la plupart des habitants d’Oughonia étaient des victimes à qui l’aide a été donnée bien trop tard.

— Tout le mérite te revient. Je n’ai fait que te suivre. Sans toi, je me serais égaré comme les autres… et j’aurais péri comme eux. Seul, sans avoir rien appris.

— Nous nous sommes soutenus. Arpenter une telle désolation est déjà rude et l’aurait été davantage si j’avais été seul. C’est ensemble que nous avons trouvés ces vérités. Et c’est ensemble que nous les ramènerons.

— La façon dont tu en parles… Nous n’allons plus loin ?

Les lèvres de Muzinda se plissèrent légèrement. J’aurais dû m’en douter.

— Ne soyons pas trop ambitieux. Nous sommes déjà allés plus loin que beaucoup. La nourriture vient à manquer pour les montures comme pour nous, nous devons en garder pour le chemin du retour.

— Très bien, dans ce cas. J’espère juste que ce sera suffisant.

— Ce le sera. Avec un peu de chance, nous renverserons le cours d’une guerre inévitable. Sinon… Oughonia ne sera plus le seul pays rayé de la carte.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Saidor C ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0