Chapitre 25 : Déchirements (2/2)

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Ils s’immobilisèrent lors de secondes qui parurent des minutes. Leurs membres trémulèrent, la lueur magique vacilla. Plus de paroles, plus de paroles frivoles, juste la nécessité de s’entretuer. Soverak tentait de la dominer en se calant sur elle, son poids comme son impulsion transmis tout le long de sa lame. À force de s’acharner, il perdit le cours du duel, et fulmina au moment où Docini tournoya. Elle se mut à sénestre, son épée dansant avec elle, et visa le flanc de Soverak. Lequel anticipa l’estocade, désaxa l’arme, et la sienne frôla le visage tendu de son adversaire.

Mes réflexes sont mis à rude épreuve. Qu’ils ne me déçoivent pas. Docini et Soverak se coulèrent de farouches regards entre deux ripostes. Maintenant qu’ils s’étaient identifiés, ils ne laisseraient plus l’opacité les engloutir, ni de répit à leurs opposants. Des étincelles comblaient ce noir à intervalles réguliers, des râles s’ajoutaient au tapage discordant. Une succession d’esquives et de contre-attaques auxquels chacun était rôdé, quitte à s’abandonner dans la redondance. Parfois leur lame glissait jusqu’à un tronc sur lequel s’imprimait une lacération. Souvent l’acier couinait dans un chant sans harmonie. Mais dans ce flot de sueur et de jugements silencieux, Docini et Soverak persévérèrent jusqu’à flancher.

Une taillade stria la cuisse de l’inquisitrice. J’aurais dû être plus rapide ! Cillant, serrant les dents, elle réalisa une véloce courbe de sa lame, qui manqua de faire voler la tête d’un adversaire interloqué. Soverak frappa de biais, se retourna afin de fournir davantage de puissance à ses estocades, et mais ne put dévier la garde de son ennemie.

Au prochain entrechoquement, Docini accentua son emprise sur son épée, et l’arme de Soverak vola en conséquence loin de ses mains. Il était désemparé, proche de bramer. L’inquisitrice n’hésita pas malgré tout à lui lacérer bras et jambes. Jusqu’au bout, parce qu’il le faut.

Son halètement couvrit des geignements. Soverak était étalé à terre, incapable de bouger, et ne daignait regarder son adversaire même s’il s’effaçait dans son ombre. Hantée par son mutisme, Docini s’assura que son épée était hors de portée, avant coller la sienne à ras de son menton. Évitons les risques. Il est vaincu mais pourrait se relever. Elle réalisa seulement combien ses traits s’étaient assombris lorsque Soverak se déroba du foudroiement de ses yeux.

— Je ne souhaite pas apercevoir le visage de mon assassin lors de mes derniers instants, déclara-t-il à mi-voix.

— Qui te dit que je vais t’achever ? répliqua Docini en le toisant.

— Après m’avoir défait, il serait lâche de ta part de ne pas aller jusqu’au bout.

— Ainsi, dans tous les cas, je suis perdante. Finement formulé.

— Épargne-moi tes sermons et achève-moi, comme tu as sauvagement décapité Adelam ! Même si j’ai échoué, j’espère pouvoir inspirer un esprit de vengeance chez les miens.

— La mort n’est pas l’unique issue. Je peux aussi faire de toi un prisonnier de guerre.

— Voilà qui serait un sort encore moins enviable…

— Je n’ai jamais prétendu que ton destin te plairait. Nous sommes en conflit, après tout.

D’instinct un sourire allégea les traits de Docini. Sur son élan, elle plaqua sa chaussure sur le torse de Soverak, qui en gémit encore. Que m’arrive-t-il ? Je ne me comporte pas ainsi, d’habitude. Elle s’arrêta quelques instants, ravie de cette occasion de souffler, alors qu’elle percevait continûment le fracas du métal et les impacts du flux non loin d’elle. Je n’ai peut-être pas le luxe de le rendre captif. Cela impliquerait de battre en retraite et d’abandonner mes compagnons. Rah, trop de temps perdu à réfléchir ! Elle maintint son emprise sur le vaincu, chercha la plus accessible échappatoire dans les ramifications de ce dédale. C’est peine perdue. Nous aurions dû élaborer une meilleure stratégie. À moins que…

Une autre silhouette émergea subitement.

Celle-ci était encore plus familière que la précédente. À peine l’eut-elle aperçue que Docini tressaillit de tout son être.

— Petite sœur, ironisa Godéra, n’en as-tu pas assez d’exécuter mes bras droits ? Si notre duel était tant annoncé par nos alliés respectifs, il est peut-être temps de s’y mettre, tu ne trouves pas ?

Même la plus brillante des lueurs ne compenserait guère cette noirceur.

Sous un heaume d’acier luisait un sourire carnassier.

Je me suis préparée à ce moment. Toute ma vie, en fait. Docini eut le temps de redresser sa garde, de fixer ses pieds frottant l’apparent linceul. Mais même des minutes entières de précaution se seraient avérés insignifiantes. Peut-être est-ce le moment de trouver foi en un quelconque prophète.

Sitôt à hauteur de sa cadette, Godéra assena une attaque redoutable. Docini résista et répliqua du mieux qu’elle pût. Le métal eut beau siffler, ses assauts eurent beau se multiplier, des éclairs de douleur endiguaient la fluidité de ses mouvements. Plus lente, moins puissante, et pourtant déterminée à supprimer la garde adverse.

Leur duel s’était prolongé au-delà du cercle initial. Dans l’éclat déclinant fauchait une longue lame motivée à décimer. Dans l’opacité grandissante se découpait l’aînée de toute son envergure. Les épées s’entrechoquèrent entre deux saules comme Docini reculait, vérifiant à chaque seconde où ses chevilles s’empêtraient. Elle n’avait cure du froid et de l’humidité, tout ce qu’il importait était d’exécuter ses parades, de repérer les faiblesses chez sa sœur.

J’ai imaginé cet affrontement des centaines de fois. Je pensais être parée à la moindre éventualité ! Docini n’arrêtait pas de se retirer. Elle se décalait à dextre, là où elle espérait se rapprocher de ses alliés. Comme le combat s’étirait, sa respiration se charcutait, l’exsudation perlait partout sur son faciès. De quoi exhorter Godéra à frapper de plus belle. De son point de vue, la jeune femme l’apercevait plus grande et plus costaude qu’elle ne l’était réellement. Si bien qu’elle menaçait de s’effondrer chaque fois qu’un choc tonnait.

Docini se préserva d’une foulée salvatrice. Elle se tenait à bonne distance de son aînée, laquelle maniait son arme avec légèreté, la fit même onduler autour d’elle.

— Voici donc ta vision de la guerre ? persiffla Godéra. Pas de bataille bien rangée, de siège au sein d’une cité connue ou d’assauts héroïques, juste un duel dans les bois ?

— Tu m’y as forcée, rétorqua Docini. Et puis, j’ai participé à ce type d’assauts, tu n’étais juste pas là.

— Maintenant je le suis, et je vais mettre à une injustice.

— Laquelle ?

— Ton existence, petite sœur. Pourquoi notre père est mort d’une façon si absurde alors que tu respires encore ?

— Une nouvelle évocation. Tu veux la vérité, grande sœur ? C’est tout ce qu’il mérite.

— Tu révèles ton vrai visage. Ce jour-là, je pensais sérieusement que tu agoniserais de tes blessures, que personne ne daignerait te secourir. Mais tu t’es acoquinée de ces maudits pirates. Je vais t’inculquer le respect.

Les vieilles histoires réémergent, comme si ces pensées nous avaient assaillies au même moment. Quand Godéra chargea derechef, aussi prévisible fût-elle, Docini n’évita que de peu. Puis la lame adverse esquissa un cercle dangereux. La rotation achevée, une fine incision laboura le torse de la jeune femme, pour qui la douleur se marqua par intermittences. Ne me lâche pas. Je dois résister. Je le dois !

Plus Godéra s’acharnait, une rage incontrôlable animant son élan, et plus l’ardeur de Docini rencontrait ses limites. Réduite à bloquer, condamnée à se soustraire. Elle se courbait davantage à chaque seconde, se soumettait à un rythme bien trop soutenu. Yeux dilatés, gorge nouée, jambes chancelantes.

La lame de l’aînée transperça l’épaule de la cadette.

Et d’un coup de semelle trop bien logé, Docini fut repoussée sur plusieurs mètres, jusqu’à heurter un tronc de son dos. Du sang s’égouttait d’une plaie qu’elle n’arrivait même pas à endiguer. Tout mouvement était entravé. Toute lueur s’éteignait. Pitié, non…

Godéra se positionna en garde pendante, et examina sa victime d’un dédain mêlé de satisfaction.

— Je confierai ta tête à notre mère, déclara-t-elle. Puisse-t-elle sangloter jusqu’à la fin de ses jours.

De lourds tremblements ankylosaient Docini. Elle s’effondrait peu à peu, quand bien même sa vision restait nette, centrée sur ce profil dont le simple regard filait des cauchemars.

Pourquoi es-tu ainsi, Godéra ? Nous aurions pu nouer un lien précieux. Se rebiffer contre notre père. Comme dans les belles histoires, vois-tu, où sœurs et frères vivent en harmonie, et leurs disputes sont bénignes en comparaison. Pas de haine ni de mépris.

Est-ce bien nécessaire de me morfondre à l’approche du trépas ? Non, je dois être plus forte. Et plus digne.

— Édelle ! hurla Docini à pleins poumons. Aide-moi, je t’en supplie !

Une batelée de corbeaux s’envola aussitôt. S’ensuivit un silence, quoique bref, puisque la clameur de la bataille reprit de plus belle. Interloquée, bouche bée, Godéra renforça son emprise sur sa lame ensanglantée.

— Tu fais pitié à réclamer de l’aide, jugea-t-elle. Personne ne viendra, de toute manière.

Godéra brandit alors son épée de toute sa puissance, fusa avec célérité sur sa cadette. Comme elle se rapprochait, Docini ferma les yeux, et psalmodia quelque chose échappant à sa compréhension. J’aimerais avoir le courage de…

Il n’y eut néanmoins guère d’effusion de liquide vermeil. Au lieu de quoi se répercuta un intense cliquetis.

Projetée quelques mètres en arrière, Godéra émit un râle avant de foudroyer la nouvelle venue du regard. Des ondes de résolution galvanisaient Édelle à défaut d’être auréolée du même éclat que sa partenaire. Elle s’imposait dans les tréfonds de l’obscurité, son épée tout autant trempée de sang, et soutint le regard belliqueux de son adversaire.

C’était comme si la souffrance de Docini s’était estompée. Derrière sa compagne, une égide bienvenue se dresser, aussi rapide qu’inflexible.

— Si tu veux la tuer, provoqua-t-elle, tu devras me vaincre d’abord !

— Une réplique usée jusqu’à la moelle, se gaussa Godéra. Tu es svelte mais pas musclé. Et de petite taille, en plus. Devrais-je frissonner à ton passage ? Ton maniement de l’épée ne s’est sûrement pas beaucoup amélioré depuis ton changement d’allégeance. Nous allons voir.

— Je m’en cogne. Tu ne lui feras pas plus de mal. Je n’ai pas peur de toi !

— Ha oui ? Permets-moi d’en douter.

— La ferme et bats-toi !

Tandis que Docini comprimait sa plaie, elle aperçut Édelle s’élancer, ce malgré ses palpitations. Ses yeux s’ouvrirent en grand pour sa compagne, mais ses veines se glacèrent au même moment. Si seulement j’étais en état de l’aider…

Édelle déconcerta Godéra par sa rapidité. À défaut d’appliquer des coups énergiques, ils s’enchaînaient sur une courte durée, histoire d’exténuer son adversaire. Or cette dernière grognait à force de vouloir atteindre Édelle qui tournoyait sans arrêter autour d’elle. La jeune inquisitrice ne restait jamais plus d’une seconde à une position identique. Toujours à l’affût, rencontrant l’arme de son opposante à des occasions rapprochées, à la manière d’une inépuisable chorégraphie.

— Je déteste les adversaires dans ton genre, affirma Godéra sur le ton de la lassitude. Combler ta faiblesse par ta prestesse ne te rendra pas victorieuse.

— Vous êtes si volubile, se moqua Édelle. Ça ne vous consume pas ?

Un sourire germa au coin de sa figure comme elle se défendit de l’attaque subséquente. Godéra abattit sa lame qui s’enfonça légèrement sur le sol, après quoi Édelle obliqua, faillit l’empaler de biais. Mais la cheffe s’obstinait à parer envers et contre tout.

— Comment as-tu pu changer en si peu de temps ? maugréa-t-elle. Tu étais morte de peur tout le temps que je t’ai connue au sein de mon inquisition !

— J’ai enfin trouvé ma voie, se targua Édelle.

— Voyons donc cela. Observe donc ta chère et tendre souffrir pendant que tu te démènes pour elle. Tu t’imagines peut-être que je ne me doutais rien ? Que j’ignorais que tu étais allée la voir, toute pleurnicharde, au sein du Palais Impérial ? Je pensais que tu changerais d’avis en voyant son cadavre fraîchement piétiné par Adelam. Hélas, j’ai sous-estimé ma petite sœur… — Et vous me sous-estimez aussi.

Des plis hargneux naquirent sur la figure d’Édelle qui assena encore et encore. Il lui arrivait de fléchir sans jamais se courber totalement par-devers l’ombre et l’acier. Garde ton sang-froid, mon amour. Ne la laisse pas te dominer. Au fracas du métal, aux entrechoquements incessants, le duel s’enchaînait sans la moindre conclusion en perspective.

Bientôt des grésillements perturbèrent leur lutte. Édelle et Godéra s’arrêtèrent momentanément pendant que Docini, main appliquée sur son épaule, constatait avec désarroi l’étendue des flammes de part et d’autre. Des hurlements s’étaient intensifiés, du flux voltigeaient à haute vélocité, de la fumée s’exhalait jusqu’à la cime des saules.

— J’aurais pensé que les mages s’y seraient mis plus tôt, dit Godéra en arquant un sourcil. Ils sont d’habitude si prompts à choisir la voie de la destruction.

— Vous ne nous avez pas laissé d’autres possibilités, lança Édelle.

— Toujours les mêmes pathétiques excuses. Cette bataille était perdue d’avance, et je savais que nous aurions dû nous retrancher ailleurs. Je désirais juste infliger le plus de dégâts possibles avant de me replier.

Un cri familier perça au sein de la mêlée dispersée. J’ai laissé Soverak à son sort. Quelqu’un s’apprêterait-il à l’achever pour de bon ? Godéra se retourna, une opportunité qu’Édelle saisit pour franchir sa garde.

La cheffe l’avait anticipée. Elle désarma avant de lui trancher le bras droit.

Édelle chuta dans un terrifiant hurlement tandis que son opposante jubilait. Ni une, ni deux, Docini se releva, chaque foulée plus âpre à réaliser que la précédente. Hors de question que le pire survienne. Édelle, s’il te plaît… Leur distance s’était déjà bien réduite quand Godéra s’était appuyée sur un autre saule, rengainant son épée, avisant le retrait de ses alliés.

— Ne soyez pas si pressées de trépasser, dit-elle. Souffrez donc, et survivez si vous le pouvez. Ce n’est pas comme si vous étiez capables de renverser le cours de cette guerre.

Et Godéra disparut sans demander son reste.

Docini eut envie de pester, manquant de marcher sur le bras manquant de sa compagne. Pourquoi tu ne nous achèves jamais ? Juste pour que notre peine se prolonge plus que de coutume ? Ébranlée de spasmes, éructant des invectives si peu familières, Édelle reçut le soutien si désiré de sa compagne. Ensemble elles boîtèrent hors du champ de bataille, à la lisière du bois, où elles guettèrent le secours le plus urgent. Là où la magie se matérialiserait par-delà les cendres et le bois. Là où l’aubaine récompenserait leurs efforts que la géhenne menaçait.

Ne pars pas, Édelle. Je t’en supplie…

Notre combat est loin d’être terminé. Et nous avons encore tant à vivre après…

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