Chapitre 30 : Absence d'entente (1/2)

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DOCINI


Les coups ont cessé de pleuvoir. La douleur diffère… et reste tangible.

Elle lui tenait la main, agrippée sur la douce couverture à motifs carrelés. Penchée sur sa chaise en paille, Docini s’assurait du bien-être d’Édelle, allongée sur un large lit censé lui procurer chaleur et confort. Une lingette humide était étalée sur son front pâle et exsudé tandis qu’un bandage était attaché autour de son bras manquant. Amputée, mutilée, loin de sa forme ordinaire. C’était moins une… Braver le danger est inévitable lors d’une guerre, mais quand même.

Une chiche lueur brasilla dans l’expression d’Édelle. Elle remuait bras et jambes, pliait les doigts de sa main droite, comme soulagée d’en être encore capable. Peu à peu inclina-t-elle la tête vers sa compagne, à qui elle gratifia un sourire. Le cœur de Docini palpita, sa gorge se noua, et ses efforts pour le lui rendre se révélaient vains. Formuler nos craintes à répétition ne m’y avait pas préparée… Je dois encore travailler ma résistance. Mais qu’adviendra-t-il d’Édelle ?

— Ne pleure pas, préconisa Édelle. Je m’en remettrai. Le guérisseur m’a juste recommandé quelques jours de repos supplémentaire. Je n’ai presque plus de fièvre, et je suis persuadée que ma figure va bientôt retrouver ses couleurs !

— Tout est allé si vite, se remémora Docini. Mais à la fin, j’ai échoué. J’ai vaincu Soverak sans l’avoir tué ni fait prisonnier, donc il pourra continuer à nuire. Encore pire pour Godéra. Elle persistera à tout faucher sur son passage. Elle s’obstinera dans ses méthodes cruelles. Si seulement…

— Il n’y a aucun regret à avoir. Personne n’a dit que ce serait facile, nous les premières. J’étais consciente des risques, alors ne vis pas dans les remords. Il reste encore tant à accomplir.

— Mais quand même… Chaque bataille est plus sanglante que les précédentes. Pour l’instant, nous nous efforçons de garder les troupes ennemies hors des frontières : combien de temps tiendrons-nous ? L’Enthelian contre ses puissants voisins… Un conflit perdu d’avance ?

— Pas seulement l’Enthelian. Nous sommes belurdoises, Docini. Et nous les aiderons tant qu’il le faudra.

Comment ? Docini plaqua ses mains sur ses genoux comme elle mordilla ses lèvres. C’était comme si son corps se courbait à l’émergence des idées les plus alarmistes. Aucune clarté ne jaillit au bout de cet opaque brouillard. Seule la présence de sa bien-aimée, nonobstant son état physique, allégeait son esprit. Sans lâcher la main de sa compagne, Édelle enfonça sa nuque sur son oreiller tout en contemplant les charpentes du plafond. La vérité, c’est que nous sommes liées par une peur commune. Avec la douloureuse impression que nous sommes en vie uniquement pour son plaisir. Celui de nous faire souffrir plus longtemps.

— J’ai d’ailleurs ma petite idée à ce sujet, songea-t-elle.

La bouche entrouverte, les pupilles dilatées, la cheffe caressa la paume d’Édelle.

— Quelle d’idée ? s’enquit-elle.

— J’ai entendu parler d’une pratique utilisée dans les armées de l’ouest, expliqua Édelle. De Carône et de Niguire, plus précisément. Il arrive souvent qu’un soldat perde un membre durant une bataille. Quand c’est une jambe, c’est fichu pour lui ou pour elle, mais quand c’est un bras… Il y a un moyen de compenser.

— Tu évoques la possibilité de fixer une arme sur ton bras ? Comme les pirates ?

— Ha, Docini, tu as vécu avec les pirates pendant un moment, mais ils n’ont pas tout inventé ! C’est bien une idée issue des militaires. Une lame à l’emplacement de mon bras serait idéale. J’ai encore envie de me battre, tu comprends ?

Une once de résolution s’inscrivait dans les traits de l’inquisitrice. Difficile de réfréner une telle ardeur. Elle qui était tant effrayée, elle n’hésite plus à recourir à tous les moyens possibles pour poursuivre la lutte. Il y avait de quoi inspirer sa compagne qu’elle ne quittait pas du regard. Se fixant l’une l’autre, jouissant d’une intimité éphémère, Docini et Édelle ne cessèrent de se rapprocher.

— Les temps sont incertains, déclara la convalescente. Et ce sera peut-être notre dernier moment de répit, quoique forcé, avant longtemps.

— Et donc ? s’impatienta la cheffe.

— J’aimerais te proposer quelque chose.

— Je suis à l’écoute.

Même si Docini ne bougeait pas, encline à en savoir davantage, quelques frissons se propageaient jusqu’à son échine. Une réplétion d’hypothèses l’assiégeait sans qu’elle pût les modérer. Édelle prolongeait l’angoisse par son mutisme et sa réflexion. Trouve-t-elle seulement les bons mots ? J’aimerais…

Toutes deux sursautèrent à l’ouverture inopinée de la porte. Vendri et Dirnilla n’avaient même pas frappé et n’en excusèrent aucunement. Elles se présentèrent sur le seuil avant de se positionner en face du sommier, dévisagées par les deux inquisitrices. Tandis que Dirnilla garda les bras le long du corps, Vendri croisa les siens, mue d’un sourire inhabituel.

Espérons qu’une autre opportunité se présentera. Au-delà de leurs propres problèmes se tenaient deux gardes observant la convalescente avec empathie. Vendri et Dirnilla l’observèrent de longues secondes durant lesquelles les interrogations se suspendaient. Visiblement, elles ne sont pas venues pour s’apitoyer sur le sort d’Édelle, même si leur soutien fait chaud au cœur.

— Comment tu te sens ? demanda Vendri.

— Moi ? fit Édelle, déridée. Aussi bien que je pourrais l’être, je suppose.

— Si Dirnilla t’examine comme ça, c’est parce que ça lui rappelle de mauvais souvenirs.

— Je me doute… Godéra lui a tranché la langue, elle a coupé mon bras. Certaines choses ne changeront jamais : elle aime mutiler ses ennemis.

— Et c’est bien le problème. Parfois elle parait si facile à vaincre, mais nous n’avons toujours pas réussi… J’aurais bien voulu apporter des solutions miracles. Sauf qu’en réalité, nous avons fait irruption pour une autre raison.

Vendri s’éclaircit la gorge comme Dirnilla lui coula un coup d’œil discret. Des bribes de lueur extérieure, filtrées à travers les fenêtres, découpaient les silhouettes des quatre femmes figées céans. Observant la scène avec nonchalance, Docini s’éveilla vivement aux nécessités que son statut exigeait. Je dois rester alerte dans chaque circonstance, même lorsqu’on s’attaque à mes faiblesses.

— Nous demandons la permission de partir, dit Vendri. Juste Dirnilla et moi.

— Je dirige l’inquisition, pas la garde ! rectifia Docini. Pourquoi auriez-vous besoin de mon autorisation ?

— Tout le monde sait que vous êtes notre cheffe ! En tout cas, pour résumer, d’autres gardes m’ont confirmé que Fliberth a été aperçu au nord du pays. Il est en route pour Nargylia, escorté par d’autres gardes.

— Au nord de l’Enthelian ? Que faisait-il là-bas ?

— En expédition dans les Terres Désolées. Il cherchait de nouvelles vérités, capables de renverser le cours de la guerre. Du moins c’est ce qu’on raconte.

La simple mention ankylosa Docini, qui se serait braquée outre mesure si la main d’Édelle n’avait pas volé à son poignet. Godéra s’en servait pour me terrifier. La destruction d’une société entière, qui s’étendrait à nos pays si nous n’agissions pas… Une réalité qu’elle a déformée pour justifier sa haine, et je l’avais avalée. Bien que des frémissements résultaient de ce contact, la cheffe s’en extirpa afin de se redresser. Elle aperçut alors que des sillons s’étaient creusés dans la figure pourtant éclaircie de Vendri.

— J’ai été pathétique ces derniers mois, se lamenta cette dernière. L’alcool n’a jamais été un bon remède, et n’aide certainement pas à bien se battre. Alors quand je vois ce qu’Édelle a sacrifié… En quoi j’étais bien placée pour faire la leçon à Dirnilla ?

— Et tu as besoin de Fliberth pour te sentir mieux ?

— Il a vécu son deuil différemment. Je suis déjà soulagée d’apprendre qu’il va bien. Il s’est donné une quête, une raison de vivre, mais je ne le connais que trop bien : le traumatisme ne s’est pas envolé. Jawine était toute sa vie et il l’a vue se faire tuer devant lui. Même la vengeance n’a pas suffi à apaiser nos souffrances. Elle était ma meilleure amie et il est mon meilleur ami désormais. Est-ce trop demander que de vouloir le rejoindre ?

Un serrement de cœur doublé d’une larme emplit Docini alors qu’elle accorda un regard de biais à sa compagne, dont la figure gardait cet éclat prompt à adoucir quiconque.

— Bien sûr que je te comprends, confirma la cheffe. Il m’est déjà terrible de voir Édelle amputée, même si elle reste forte et digne. Si je l’avais perdue pour de bon… Je serais devenue incapable de mener cette guerre.

— Merci beaucoup ! se réjouit Vendri. Nous partirons à cheval dans l’idée de revenir le plus tôt possible. Fliberth s’est rendu utile ailleurs, mais à mes yeux, il restera un grand meneur, et il fera la différence dans cette guerre.

Docini et Édelle opinèrent à l’unisson. De cette approbation naquirent des soupirs d’apaisement motivant les gardes à poursuivre cette quête. Bientôt leur route se sépara, et nul ne savait à cet instant quand elles se rejoindraient à nouveau. Revenez plus forts et surtout en paix. Que les plaies cicatrisent à jamais sans que les bons souvenirs ne s’éteignent.

Le reste de la soirée, les deux inquisitrices s’octroyèrent ce temps rien que pour elles deux. Pas une fois ne surgit le guérisseur pour s’assurer de l’état de l’amputée. En aucun cas ne s’incrustèrent d’autres subordonnés pour débattre des stratégies des affrontements à venir. Il s’agissait d’un jour de répit, d’heures à consacrer rien qu’entre elles deux. Sur invitation de sa compagne, Docini se glissa sous la même couverture, puisqu’elle ne suffisait plus à la maintenir au chaud. La cheffe enroula ses bras autour du bas-ventre d’Édelle sitôt couchées sur le côté. Des baisers sur sa nuque accompagnés de cajoleries engendrèrent frémissements et gémissements.

— Plus personne ne te fera du mal, susurra Docini. Je te le promets.

— Je suis prête à d’autres sacrifices s’il le faut, murmura Édelle. Mais merci, mon amour. Je me sens plus rassurée dès que je suis proche de toi.

— Alors faisons en sorte que ça reste le cas.

Je n’aurais imaginé souffler de mièvres mots d’amour. Et d’autres bouleversements surviennent à peine habituée… Des étincelles émanèrent dans l’obscurité au moment où Édelle se retourna. Elles avaient beau s’entrevoir à peine, les deux partenaires se fixèrent de pleine intensité, leurs mains effleurant les joues de l’autre. Elles avaient beau juste s’apercevoir dans la sombreur que tamisaient les lueurs infiltrées entre les pans du rideau enluminé, elles s’y épanouirent, appuyant leur front contre l’autre. Leur baiser accrut les agréables frissons de leur corps. Malgré ce qu’elle a subi. Je peux la revoir sur le champ de bataille, mais…

Les pensées négatives se taisaient tant la sorgue se devait de les engloutir. Après bécots et caresses succédait en principe le sommeil qu’elle réclamait pour les épreuves à venir. Il allait et venait avec irrégularité, comme si une volonté extérieure souhaitait les retenir dans leur conscience piégée au sein de l’opacité. Dans le remugle de la chambre ne se percevait qu’un silence pourtant propice à leur repos. Chaque fois que Docini ouvrait les paupières, c’était pour se fixer au plafond, l’air badaud.

L’éveil la guettait encore lorsque les gonds de la porte résonnèrent derechef.

— Cheffe ! appela Taarek. Nous avons des visiteurs. Ils attendent dehors !

— À cette heure-ci ? s’étonna Docini, manquant de décrocher un bâillement. Qui sont-ils ? Que veulent-ils ?

— Des mercenaires, grogna Janya. Ils proposent une alliance contre un adversaire commun. Ils ont aussi dit que vous pourriez reconnaître au moins l’une d’entre eux. Je sais que mon avis importe peu, mais je ne le sens pas. C’est à vous de voir, je suppose.

— Je n’ai pas trop confiance… Ils sont nombreux ?

— Plusieurs dizaines au moins. Pas assez pour prendre d’assaut notre base s’ils le voulaient, c’est déjà rassurant !

— Appelez quand même autant de troupes. Une infériorité numérique serait un désavantage. Partons à égalité, puis nous verrons s’ils sont de bonne foi.

— Oui, cheffe ! Nous vous attendons.

Sur ce signal, nonobstant ses mèches ébouriffées et ses membres engourdis, Docini entreprit de s’extraire de son lit. Édelle lui tint le poignet en lui adressant un doux regard. Voilà que je romps déjà mon engagement, quand bien même mon absence sera éphémère. Tout le temps qu’elle enfilât son équipement et se dirigeât hors de la chambre, jamais la cheffe ne la quitta des yeux. Elle la contempla jusqu’à l’instant où l’embrasure se réduisit à une étroite fente.

Au claquement de la porte succédaient les responsabilités. Docini cornaqua ses subordonnés dans le dédale de couloirs, Zech et Saulen la flanquant autant que Taarek et Janya. Peu à peu, à mesure qu’ils cheminaient vers l’extérieur, inquisiteurs, mages et soldats se joignirent à l’affluence, densifièrent un groupe déjà consistant. Aujourd’hui, nous ne prenons plus de risques. Nous ne nous faisons plus piéger par des êtres malicieux. Je culpabiliserais un long moment dans le cas contraire… Qui qu’ils soient, ils n’ont pas fait irruption ici sans raison.

L’entrée de leur base constituait un lieu adéquat pour tout rencontre. Ce pourquoi lesdits mercenaires campaient par-delà les douves, et se braquèrent sitôt que la population locale se rapprocha. Docini ressentit d’emblée une sensation de familiarité, détaillant tant l’équipement que la coupe des inconnus, lesquels les examinèrent en retour avec circonspection.

Mais la cheffe, figée sur l’instant, ignora malgré elle les sollicitations de ses compagnons. Car une présence familière accapara la totalité de son attention. Par ses yeux étroits, par la noirceur des longs cheveux, par l’aura qu’elle dégageait au naturel, Taori n’était que trop reconnaissable. Seule sa veste croise et boutonnée en laine la distinguait de sa précédente rencontre. Cela, et le kurta l’enserrant tout entière, dépara les traits de Docini d’une grimace de dégoût.

Elle est prisonnière une fois de plus. Comment est-ce arrivé ? Ils avaient pourtant réussi à s’enfuir sur les navires ! À moins qu’ils soient revenus sur le continent par après… Trop occupée à rattraper le temps manqué, Docini n’aperçut qu’après les signes de salut des deux mercenaires en tête du cortège. Un homme et une femme d’apparence proche de la cinquantaine, dont la ressemblance avec Taori était frappante. Il fallut néanmoins quelques secondes à l’inquisitrice pour établir le lien.

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