Chapitre 38 : Après les faits (2/2)

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L’instruction se répercuta, immobilisa l’inquisitrice. Sa lame s’abaissa au contraire de sa volonté. Sourcils froncés, des nerfs tendant ses membres, elle évita de peu d’adresser un regard hostile à sa supérieure hiérarchique.

— Pourquoi ? protesta-t-elle. C’est lui qui… Enfin, vous y avez assisté ! Vous plus que quiconque devriez vouloir sa mort.

— Trop de sang a déjà coulé aujourd’hui, justifia Docini. La bataille est terminée, il n’y a plus aucune raison d’occire qui que ce soit, même nos plus honnis ennemis.

— C’est une question de justice ! Ils ne prennent pas de prisonniers, alors pourquoi nous le devrions ?

— Car nous sommes meilleurs qu’eux. Un captif comme Soverak pourrait apporter de précieuses informations. De plus, contrairement à la dernière fois, il n’a aucune échappatoire.

Une once de tension ne cessait d’habiter les lieux toujours imprégnés de magie. Quand Docini se tut, beaucoup de ses alliés méditèrent sur ses réflexions. Même Janya renonça à l’exécution et rengaina sa lame, bien que Soverak n’en fût pas soulagé. La cheffe n’eut qu’à ordonner et ses subordonnés se chargèrent de ligoter le bras droit.

C’était un moment de battement lors duquel Fliberth découvrit pleinement la nouvelle cheffe de l’inquisition modéré. Plis et plaies déparaient son visage, mais elle restait digne et raide en soufflant ses instructions.

Elle a l’air d’avoir traversé beaucoup alors qu’elle est plus jeune que moi. Elle se dresse contre sa propre sœur, comme si ce conflit n’avait pas provoqué assez de séparations. Sera-t-elle notre salut ? J’ai tant de choses à rattraper, mais une chose est certaine : je ne serai plus un lointain témoin de ces événements historiques.

D’autres présentations attendraient indubitablement des circonstances plus favorables. Fliberth aperçut Muzinda et Oudamet les rattraper, une sombre expression dépeignant leur faciès. L’historien paraissait mieux supporter la scène que son partenaire par simple cohérence avec leur expérience personnelle. Alors que le garde s’apprêtait à les introduire, épaulé de Vendri, il remarqua une absence. D’abord subtile, puis impactante.

Son cœur battait la chamade comme ses mèches se plaquaient contre son front moite. Fliberth bouscula Sandena et Audelio qui ne lui en tinrent rigueur. Au-delà des perplexités se matérialisèrent les pires craintes. Un corps tranché en deux, fauché par une impitoyable lame. Un camarade tombé, victime d’une mêlée aux proportions démesurées.

Pas lui, non… Il était si déterminé, meneur d’une guerre qui était la sienne ! Pourquoi ? Inquisiteurs et soldats enthelianais avaient déposé la dépouille de Saulen. Fliberth s’effondra auprès de lui, lui accorda quelques derniers murmures tandis qu’une myriade de larmes inondaient son visage. Vendri et Dirnilla eurent beau poser une main sur son épaule, leurs propres sanglots empêchèrent toute cicatrisation des blessures.

— Comment est-ce arrivé ? questionna Fliberth en raclant sa mucosité.

Quelques secondes durant, encore sous le choc, personne ne daigna éclaircir ses interrogations. Arriva alors Docini qui se pencha à côté de lui. Des remords filèrent sous ses yeux mouillants.

— J’y ai assisté impuissante, murmura-t-elle. Saulen s’est risqué à affronter Godéra seul. Il l’aurait vaincu sans l’intervention de ses bras droits. Il a échoué…

— À vous entendre, dit Fliberth, Saulen serait l’unique responsable de sa perte.

— Pas du tout ! Maintenant qu’il est parti, l’esprit d’Emiteffe partage mon corps, je ne fais que rapporter ses propos. Et, lors de ses derniers instants, elle regrette de ne pas avoir arrêté sa frénésie. Voilà pourquoi j’ai refusé que Janya exécute Soverak. Parce que le vengeance n’apporte rien de bon.

Lentement, Fliberth se redressa, poings plaqués contre ses hanches. Des éclairs fendaient ses yeux avec lesquels il dévisagea hargneusement Docini.

— Comment osez-vous ? lança-t-il. Je n’ai pas beaucoup connu Saulen, mais il était un brave gars ! La façon dont vous le décrivez ne ressemble en rien à l’homme que j’ai connu.

— Loin de moi l’idée de t’offenser, s’excusa Docini. Je rapportais juste ce que nous avons vu. Bien sûr que Godéra est responsable et bien sûr qu’elle doit être arrêtée. Seulement, Saulen a mal agi. Il était un grand mage, digne de son père, mais j’aurais dû discuter avec lui. Comprendre ce qui le rongeait.

Je ne lui ai même pas dit son nom et je décharge mon chagrin sur elle. Quel idiot je fais… Fliberth se détendit en dépit des pleurs persistants. Plus de poing dressé, plus d’injures à adresser. Il s’inclinait face à l’âpreté de la réalité, à cette absence que rien ne comblera, et manqua de s’écrouler. Vendri et Dirnilla le rattrapèrent à temps et il geignit sur leurs épaules.

— Des circonstances extrêmes nous changent, dit son amie. Je me suis abandonnée dans l’alcoolisme après ton départ. Saulen, de son côté, a sombré dans une autre addiction. Pauvre de lui…

— Tout est de ma faute ? demanda Fliberth. Si je n’étais pas parti… Peut-être que les choses auraient tourné différemment.

— Nous ne le saurons jamais. Tu t’es rendu utile ailleurs, et la vérité sur les Terres Désolées aura un impact définitif. Pitié, Fliberth, ne vis pas dans les regrets…

Fliberth et Vendri s’étreignirent près d’une minute entière avant de revenir auprès de leurs alliés. Voilà que Docini connait mon nom, maintenant. Des ondes d’affliction circulaient au milieu de la dévastation. Cris et lamentations du garde s’étaient propagés vers ses compagnons pour qui la perte de tant des leurs était encore récentes.

Parmi eux, Zech s’était courbé davantage que les autres. Lui aussi est méconnaissable… À peine mobilisa-t-il assez de volonté pour fixer Fliberth.

— Content de te retrouver, dit-il. Un ami de perdu pour un autre de retrouvé. La réalité possède une drôle d’ironie.

— Au moins tu es vivant, répondit Fliberth. Désolé de ne pas avoir contribué à ta libération…

— Pas grave, et de toute manière, pour combien de temps le serai-je ?

Affolé, Taarek agrippa le bras de son ami, et ses yeux ne l’abandonnèrent plus.

— Ne recommence pas ! supplia-t-il. Je croyais que tu avais surmonté ces peurs !

— Parfois elles s’échappent avant d’assaillir de plus belle. Maintenant que le cadavre s’apprête à se graver dans ma tête, je me rends compte de la rudesse de son destin. Son corps n’est plus qu’un amas de chair et d’os inanimé. Son âme a été annihilé à jamais. Voilà ce qui attend chacun d’entre nous.

— Le plus tard possible !

— Tu l’espères encore, Taarek ? Regarde Saulen. Il avait l’air invincible, pourtant nos ennemis ont été sans pitié avec lui. Qui sera le prochain ?

D’échecs en échecs, Taarek renonça, et aucun ne reprit son flambeau. D’autres acquiescèrent même face au poids de leurs nombreux alliés trépassés. Ainsi le silence subséquent lancina d’autant plus l’ensemble des survivants. Des flammes avaient cessé de grésiller, des éclairs ne barraient plus le firmament, pourtant demeuraient déflagrations et brèches du plus amer des triomphes.

Seule Docini apporta la lumière requise.

— Je sais que c’est difficile, concéda-t-elle, mais considérons le positif. Nous avons libéré Taori. Les inquisiteurs radicaux ont abandonné leur base et se replient sûrement vers l’empire. Enterrons nos amis et honorons-les. Nous nous situons à un tournant de la guerre qu’il nous faudra remporter. Reposons-nous en l’attente de la prochaine bataille, qui risque d’être permanente.

Et c’est à ce moment que j’interviens. Est-ce que je ferai la différence ? Peu de positivité avait été transmise, toutefois suffisante pour entamer le mouvement. Les survivants préparèrent leur repli, non sans transporter les dépouilles de leurs camarades.

Indicible était l’atmosphère. La sensation d’un irrattrapable retard enveloppait Fliberth au moment de la débâcle. D’un œil distant, qui pourtant se voulait proche, il jaugeait ses alliés dont le moral restait miné par les récents événements.

Ils avaient été présents pour son deuil. C’était à son tour d’être présent pour le leur.

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