Chapitre 52 : Soi-même

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ORANNE


— Combien de temps vas-tu me fixer ainsi ?

Il ne daigna guère lui répondre malgré ses insistances.

— Alors, tu me juges ? Parce que je me tapis dans la chambre d’une confortable auberge au lieu de me battre ? Quand vas-tu respecter mes choix ? Je ne suis pas une guerrière, et je ne le serai sans doute jamais. Contrainte à errer, condamnée à me dissimuler.

Oranne exhala un soupir. Ses doigts ripèrent entre les pans de la fine couverture sur laquelle elle était étalée. Sur le guéridon en bois lustré trônait le crâne de son défunt fiancé, d’un mutisme exemplaire.

— Tu te gausses de cette situation, pas vrai ? Plus rien ne peut t’atteindre. Pendant ce temps, mon pouls se déchaine et mon cœur bat à toute allure. Me voici certaine que la personne qui me capturera aura de quoi nourrir sa famille des années durant !

D’un bras crispé, Oranne saisit son oreiller, sur lequel ses larmes menaçaient de déverser. Rien n’y faisait, toutefois. Tout était serein hormis le tapage des rues adjacentes. Un moment pour se ressourcer et se retrouver si seulement elle s’y consacrait.

— Je ne devrais pas me lamenter. J’ai eu deux parents aimants, hélas fauchés trop tôt. Je n’ai jamais manqué de rien, surtout comparé à certains quartiers de la capitale. Mais j’ai commis une erreur… Une grosse, une énorme, une impardonnable erreur. Je t’ai cru, Phedeas. Tes mensonges et tes ambitions. Jamais tu ne vivras avec les conséquences de tes actes, qui donc autre que moi le pourrait ? Regarde-moi ! Tout de suite, et ne te détourne pas ! Je suis pitoyable, pas vrai ? Et j’ai rêvé du trône impérial !

Peut-être s’enfoncerait-elle dans le gouffre que ses orbites généraient. Se rapprochant du crâne, Oranne le retourna en direction du mur en plâtre brunâtre. Une sensation de libération l’enveloppa des pieds à la tête, allégèrent ses plus pesants tourments. M’es-tu encore d’une certaine aide ? Après quoi elle se repositionna sur son lit, bras et jambes étendus, et fixa le plafond strié d’épaisses lattes en bois de platane. Pour elle, ce serait l’instant de cessation. Vagabonder dans un imbroglio de pensées, où ces erreurs passées l’assaillaient, où les regrets de l’avenir lancinaient de plus belle. Des moments lors desquels tenaillaient les images de miliciens fouillant chaque recoin d’Amberadie afin de la faucher. Elle en exsuderait, elle en serait secouée. Même dans le refuge, cette paix tant quémandée ne la conquerrait pas.

Pas tant qu’elle respirerait.

Plaquant ses mains contre son visage, Oranne entendit qu’on toqua à la porte. Qui me dérange si tard dans la journée ? Des chasseurs de prime qui me fracasseront en un seul coup, probablement. Elle n’eut pas le temps de répondre que le grincement lui chatouilla les tympans.

Au-delà du seuil apparut l’aubergiste. D’un teint ébène typique, elle était petite et maigre, si bien qu’elle flottait dans son tablier en laine constellé de taches de viande et d’alcool. Néranou est une brave femme, même si elle ne possède pas le physique idéal pour son travail. Encore que, à une partie de Poing Tressé, elle me battrait à plate couture.

Un sourire amène de Néranou détendit Oranne comme elle fut dévisagée.

— Je suis une âme charitable, se targua-t-elle, mais il y a des limites ! Voilà quelques jours que tu lambines ici, il me semble ?

Un léger mal de tête gêna Oranne tandis qu’elle s’assit de biais sur son lit. Arquant un sourcil, joignant les bras, Néranou n’en démordait pas. J’ai trop profité de son hospitalité, évidemment. Même les personnes d’une gentillesse et générosité exemplaires prennent des risques en m’accueillant.

— Vous êtes déjà bien bonne, remercia Oranne. Si je persiste à rester sans payer, je risque de vous mener à la ruine.

— Au vu de la quantité de pintes que sifflent les habitués, contesta Néranou, je dors paisiblement la nuit. À côté d’un joli coffre rempli de myrs, et doublement verrouillé, bien sûr ! Non, le problème est ailleurs.

— Je vous écoute. Malgré moi.

— Un homme et une femme se sont présentés à mon comptoir. Balafres et peintures sur leur visage. Lourdement armés. L’air pas commode. Capables de me briser en deux si je les contrariais.

— Vous leur avez servi votre meilleure eau-de-vie ? Celle à la figue est un pur délice, à condition qu’on n’en abuse pas.

— Dédramatiser la situation n’est qu’une solution temporaire. Oranne, tu te doutes bien que les chasseurs de prime ne courent pas les rues d’Amberadie. Enfin, pas cette partie-ci. Ce qui signifie qu’ils étaient là pour toi.

Bon sang, ils n’ont pas de quelqu’un de plus dangereux à pourchasser ? Paralysée, Oranne n’eut nulle part où se réfugier, réduite à hocher vers l’aubergiste. Aussi loin de Phedeas qu’elle pût se situer, le réconfort avait cessé de l’emmitoufler.

— Où sont-ils, maintenant ? s’inquiéta-t-elle.

— Loin, je l’espère ! fit Néranou. Ils avaient eu vent d’une jeune femme insignifiante et à la peau cuivrée se baladant dans mon auberge.

— Insignifiante, moi ? Même aux yeux des inconnus, je suis tout juste digne d’être insultée.

— Si j’avais su que tu te rabaisserais comme ça, je t’aurais apportée un verre ! Après quelques baffes.

— Deux n’auraient pas été de refus. Pardon.

— Bref, reprenons. Je leur ai gentiment demandé de partir. J’ai été étonnée de m’en sortir sans une ecchymose. Mais bon, la chance ne dure pas toujours. Imagine qu’ils reviennent avec une quinzaine de leurs potes !

— Je ne préfère pas… Mais j’ai compris. Je dois partir d’ici.

— Loin de moi l’idée de te jeter à la porte d’un coup de pied au fondement !

— Tant que ce conflit persistera, je ne trouverai pas de demeure permanente. J’aurais dû quitter la ville tant que c’était encore possible. Maintenant, nous sommes tous aux premières loges, si vous me permettez des analogies maladroites avec le théâtre. Qui que nous soyons, quoique nous fassions, la guerre frappera à nos portes. Réjouissante perspective. Pourvu que cette auberge résiste.

Une vague de frayeur traversa Néranou. Ah, j’y suis allé un peu fort. Dès la conversation achevée s’installait un malaise que l’aubergiste comblait d’un sourire maladroit. Elle chuchota à Oranne, mais ce fut si inintelligible que la concernée inclina la tête et se fendit d’une onomatopée.

À la porte claquée, elle se sentit esseulée.

Oranne était contente de ne pas se rendre au-delà de la vitre incurvée. Par cette embrasure, l’aperçu des allées de la capitale restait net. Un premier coup d’œil donnait sur des centaines de passants s’entremêlant au gré d’un quotidien redondant. Toutefois, en tendant l’oreille, la fugitive déglutit de plus belle. Tonitruaient les invectives des gardes tandis qu’ils arrêtaient auprès des voix discordantes. Les uns tombaient, les autres se soumettaient. Certains louangeaient Bennenike, d’aucuns l’injuriaient. Poings et pieds se fracassaient, des coups impactaient au-delà du raisonnable, et avant qu’Oranne ne tirât les rideaux, des armes avaient été défouraillées.

Elle s’assit sur le dallage, comme essoufflée.

Voilà que je visite Amberadie au pire moment…

Ses yeux se posèrent encore sur Phedeas.

Serais-je écartelée sitôt attrapée ? Pour éviter le pire, je me tapis telle une couarde, me fiant à la bonté des âmes perdues d’Amberadie.

D’ici elle subissait son jugement.

Tu n’es plus qu’une tête mais ton ombre pèse sur moi. Que voudrais-tu m’entendre crier ? Que je ne redoute guère le courroux impérial ? Il faudrait être sacrément atteint que pour en rester impavide !

Sa tête dodelina. D’abord un ricanement, puis un rire gras doublé de pleurs s’empara d’elle. Chaque fois qu’elle se penchait, les images fusaient. Chaque fois qu’elle se redressait, le crâne occupait le centre de sa vision.

Fichue pour fichue ! Quitte à calancher, autant me rendre utile, qu’en penses-tu ? Oh, j’oubliais, tu ne penses plus !

Des flammes grésillèrent dans l’opacité de la chambre. Mue par une énergie nouvelle, impulsée par ses pensées, Oranne saisit le crâne de Phedeas à pleine vitesse. Elle claqua aussi fortement la porte que Néranou en sortant.

J’ai tué Koulad, Djerna et Xeniak ! Je n’aurai pas le rôle de la guerrière mais… Je suis la seule à m’être prétendue inutile. À moi de trouver mon objectif parmi ces milliers de gens perdus.

Tel un éclair elle descendit les marches, s’accrochant astucieusement à la rampe en pierre. Plus elle s’approchait de la salle principale et plus une voix mélodieuse s’introduisait en elle. Pareille à une onde prompte à l’entraver. Semblable à une malédiction prête à l’écraser.

Quand Oranne pénétra en ces lieux, une grimace dépara sa figure.

« Impératrice, le monde a besoin de toi,

Si tu ne te montres pas, il s’effondrera.

Impératrice, nous requérons ton aide,

Sinon nous serons engloutis par les ténèbres.

Impératrice, par ta force et tes armes,

Tu détruiras la menace planant sur nos âmes.

Impératrice, héroïne d’antan et de maintenant,

Réponds-nous à nos prières, délivre-nous à temps.

Impératrice, de notre cœur nous t’implorons,

Et la cité millénaire louangera ton nom. »

Ou l’on soutient l’impératrice, ou l’on périt ? Des mains claquèrent en l’honneur de la ménestrelle. Par son teint ivoirin de peau, par l’aspect fétu de ses mèches tressées, les préjugés d’Oranne subodoraient des origines belurdoises ou enthelianaises, fût-ce d’une génération précédente. Une jupe ambrée accompagné d’un chemisier carminé soulignait sa minceur comme ses pieds s’agitaient comme par réflexe. Une musicienne comme une autre, à l’allégeance sans équivoque.

Oranne marchait de biais tout en lui dardant des yeux méfiants. Elle se cogna le dos contre le comptoir de l’auberge, ce dont s’amusa Néranou.

— Tu es descendue ? fit-elle à voix basse. Juste à temps pour écouter Symona ! Certains prétendent qu’elle utilise les circonstances actuelles pour se bâtir une solide carrière. Moi, je n’en sais rien, et tu me dirais même que c’est hypocrite de ma part de l’accueillir dans mon auberge. Mais… Je ne peux pas prendre le risque de m’opposer au régime, n’est-ce pas ? Pas explicitement, je veux dire.

— Mon opinion à ce sujet est déjà connue, grommela Oranne.

— C’est vrai. Mais, pour ta sécurité, il vaut mieux rester discrète ? Comme moi je fais.

— Justement, je désapprouve.

Sa cible se présentait sur l’étroite estrade entre les colonnades.

Oranne se retroussa les manches, se rua nonobstant les avertissements de Néranou.

Quelques clients et serveurs la turlupinèrent sur son passage, contre lesquels elle manqua de délicatesse. Réduire la distance lui valut des coups d’œil perplexes. Oranne n’en avait cure car bientôt son objectif se concrétiserait. Elle s’imposa dans le tintamarre. Elle ignora quiconque protestait, y compris la ménestrelle elle-même.

Et lui décrocha une droite sur son nez.

Du sang gicla de ses narines comme elle bascula. Aussitôt, plusieurs clients se relevèrent, invectivèrent Oranne de tous les noms. Sur la légère élévation s’érigeait l’intruse comme un vent de fierté la déridait. Reste digne et forte !

Symona s’était rattrapée. Main sur sa plaie, elle dévisagea férocement Oranne.

— Tu veux te battre, c’est ça ? rugit-elle. Fais attention ! Je suis moins inoffensive que j’en ai l’air !

— Je souhaitais juste te dégager de là, expliqua la marchande.

— Tu es sérieuse ? Il n’y a pas qu’à Lunero Dogah que les ménestrels peuvent être des duellistes !

— Je vais plutôt me servir de mes talents oratoires.

— Pardon ? Mais comment oses-tu…

Un étouffement acheva sa réplique. Pour cause, à scruter l’assaillante de plus près, Symona remarqua le crâne dans le creux de sa main libre.

Bientôt ce fut le cas de l’entièreté de la clientèle.

Voici mon moment, je ne dois pas me rater. D’une inspiration hachée, suivie d’une foulée tâtonnante, Oranne capta l’attention de tout un chacun. Elle brandit le crâne d’un coup, s’assura qu’on l’écoutait plutôt deux fois qu’une.

— Voilà, vous avez deviné qui j’étais ? provoqua-t-elle. Longtemps je me suis cachée, sans doute à juste titre. C’est terminé, désormais. J’assume qui je suis. Même si cela doit me mener à ma perte.

Oranne maintint le crâne à bonne hauteur, bien qu’une douleur lui lancinât le bras en conséquence. Tenir… Je dois tenir !

— Vous voulez un discours, d’un autre acabit que celui de votre chère impératrice ? lança-t-elle. Eh bien, voici un crâne. Vous le connaissiez. Phedeas Teos lui-même, qui a tenté de renverser cette tyrannie avant l’armée actuelle. J’ai conservé sa mémoire comme souvenir. Je vous parais folle, pas vrai ? Enchantée ! Je m’appelle Oranne Abdi. Autrefois j’étais la nièce par alliance de Bennenike Teos elle-même ! Aujourd’hui… Je ne sais plus trop.

Des hésitations… Cela sonnait mieux dans ma tête. D’inamicaux regards et grognements l’assaillent, à commencer par Symona, dont les poings se dressèrent. Seuls Néranou et quelques serveurs, par leurs grands gestes, l’invitaient à détaler. Je me suis engagée, je ne reculerai pas !

— J’ai déjà entendu ces contes-là, tança Symona. Parce que tu es plus jeune, tu te crois plus légitime, plus pure que la grande impératrice ? Détrompe-toi !

— Qu’as-tu à gagner à la hisser ainsi ? répliqua Oranne.

— Elle a offert un toit à ma famille après notre traversée du désert. L’empire n’a jamais été aussi prospère que sous son règne !

— J’ai entendu ce refrain à maintes reprises. Il est plutôt instable. Et immoral.

— Misérable jalouse ! Tu n’as pas su acquérir le pouvoir et tu en demandes encore ? À ta place, je me serais faite toute petite !

La réplique cingla davantage qu’escompté. À force d’osciller, Oranne craignait de chuter de l’estrade. Elle ferma les paupières, conserva sa stabilité. Et quand le monde s’ouvrait derechef à elle, le crâne avait perdu en hauteur.

— J’ai commis de nombreuses erreurs, admit-elle. L’ambition du pouvoir m’a aveuglée. Mon amour pour Phedeas était une chimère puisqu’il m’a trompée pendant que je risquais ma vie au sein du Palais Impérial. Je n’ai plus besoin de lui. Je ne veux plus de lui. Tout ce qui m’importe, maintenant, c’est que le régime chute en même temps que sa principale figure. Oui, je soutiens l’armée qui s’approche. Oui, je reste fidèle à moi-même, opposante à Bennenike même si je dois en perdre la vie ! Voilà la partie à laquelle je n’ai pas renoncé. Vous désirez vous emparer de ma tête ? Bonne chance. Et celle de Phedeas ? Il est trop tard.

À l’ouverture de sa main tomba le crâne qu’elle écrasa de son pied.

Des myriades de morceaux d’os s’éparpillèrent de part et d’autre du pavé hexagonal.

Oranne se souvint d’avoir jubilé au moment où son fiancé avait cessé de le hanter.

Après cela, en revanche, ce fut le chaos.

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