Chapitre 55 : Proche départ

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JIZO


— Ils sont partis ! se plaignit Dathom.

— Une bien belle décision, commenta Vouma.

Jizo ignorait pourquoi il lambinait là. Puisque l’échéance se situait à quelques heures à peine, il disposait en principe de ce temps pour s’entraîner au sabre. Dathom l’avait convoqué à la place, flanqué de Noki qui dardait des yeux hostiles à son encontre. C’est donc moi qu’on prend pour cible. Tiraillée entre ricanement et grognement, Voua restait à hauteur de l’ancien esclave, lequel fronça les sourcils face à l’insistance du militaire. Pourtant je ne suis pas directement concerné.

— Tant pis, répondit Jizo en haussant les épaules. Nous ne pouvons rien y faire.

— Ce gars a raison, soutint Noki, poings plaqués contre ses hanches. S’ils sont partis, à quoi bon insister ? C’est leur décision et voilà tout.

— C’est ce type qui les a amenés ! tonna Dathom. On me faisait passer comme aigri et coincé, incapable de reconnaître les talents de ce duo. Tout ça pour ça ? Je ne vous félicite pas !

— Audelio et Sandena ont tout de même arrêté Soverak.

— Et je suis censé les applaudir ? Ce n’est pas un exploit que d’arrêter un inquisiteur isolé et en fuite, même si c’est le second de son ordre ! Qu’ont-ils fait, depuis ? Ils se sont contentés de se faire discrets pour mieux s’enfuir sans être remarqués, et même ça, ils ont raté ! Ha, et Sandena a chanté quelques vers mal écrits sur les héroïnes et héros de cette armée, merci beaucoup !

— Peut-être que si tu les avais mieux traités…

— Donc c’est ma faute ? Je suis à chaque fois le coupable idéal !

— Tu ne cessais de répétés qu’ils n’étaient pas de vrais soldats. Ils ont fini par le croire ! Qui d’autre voudrais-tu que j’accuse ?

Un poing refermé et tremblant. Des sillons creusant un faciès suranné par des décennies de carrière. Dathom soupira au grand dam de ses interlocuteurs, tant il échouait à répliquer. Sur l’exhortation de Vouma, qui pourtant ne l’inspira guère, Jizo s’imposa dans la conversation. Je vois enfin où il veut en venir.

— La question se pose pour d’autres personnes qu’eux ? lança-t-il.

— Pardon ? réagit Dathom, manquant de sursauter.

— Je ne suis pas un soldat. Ni Taori, ni Nwelli, ni mes parents. Ici je me dresse, prêter à manier mon sabre pour la dernière distance. J’y suis autorisé, d’après vous ?

— Oui, évidemment ! Nous aurons besoin de chaque lame disponible.

— Oh, donc votre avis a changé ? Pas seulement de vrais militaires doivent partir à cette guerre.

— Tu m’as eu, gamin. La différence entre vous et les fuyards, c’est qu’au moins, vous savez vous battre. Pas sûr qu’on se retrouvera dans la mêlée de demain, mais je crois en vos capacités. Surtout celles de Taori, en fait.

— Dois-je vous croire sur parole ? Ou bien vous êtes juste en train d’essayer de vous rattraper ?

— J’ai assez causé. On m’accuse d’avoir causé la discorde ? Tant pour mieux vous si désigner un coupable vous aide. À partir de là, je vais la fermer… Sauf quand je devrai guider les miens dans l’antre du chaos.

Il a réussi à avoir le dernier mot. Dathom leur tourna le dos, marcha vers un horizon plus serein, au soulagement d’une myriade d’indiscrets. Tandis que sa massive silhouette disparaissait, Noki tapota vigoureusement sur l’épaule du jeune homme qui en resta interloqué.

— Tu as dû faire des choix difficiles, dit-elle. Une étincelle d’innocence brille toujours en toi malgré tout. Garde-la précieusement. Ce n’est pas un privilège donné à beaucoup.

Sur ces mots, Noki plaça sa main sur le thorax de Jizo sans qu’il n’en comprît le sens ni l’intérêt. Il fut ainsi désemparé au moment où Noi rejoignit elle aussi ses troupes. Je reçois plus de reconnaissance depuis la rencontre de l’impératrice. Moi qui croyais pouvoir continuer à me glisser entre les grandes figures de ce conflit…

— Eux mourront sans doute, dit Vouma d’une voix sinistre. Ils le cherchent un peu, aussi ! De mon côté, j’ai encore espoir que tu t’en sortes.

— Par pure volonté, murmura Jizo. Si c’est pour me répéter ce que tu as déjà raconté des centaines de fois, inutile de l’ouvrir.

— J’ai bien compris que rien ne t’arrêterait. Je te propose seulement une solution pour t’aider depuis l’intérieur !

— Tu n’es ni Emiteffe, ni Hatris, ni qui que ce soit d’utile ! La seule chose qui t’anime est ton sens acharné et maladif de la survie.

— Justement ! Je te protège, tu me protèges, et nous en sortons tous les deux triomphants ! Constate tout ce que j’ai dû employer pour te parler encore aujourd’hui !

— C’est bien ce qui m’inquiète

Malgré ses belles paroles, elle ne me fichera jamais la paix. Je m’en occuperai plus tard. Priorité sur la bataille, désormais. Avisant combien il s’était immobilisé, Jizo se mut tout de go. Il lui manquait le recul requis pour étudier chacun des occupants du campement. Pour sûr qu’il percevrait de là ces murmures inquiets, tout comme les prédictions quant aux sorts des âmes jetés dans le torrent et la tempête, mais il ne trouva guère l’impulsion nécessaire pour les rejoindre.

Jusqu’à tomber sur ses parents.

Des traits moroses les emplirent contrairement à l’accoutumée. Par-devers eux, allégée et pondérée, Taori hocha du chef tout en les fixant.

En voie de réconciliation ? Wenzina et Tréham baissèrent un peu la tête et s’empourprèrent à l’arrivée de leur fils. C’était presque comme s’ils évitaient de croiser son regard, surtout lorsqu’ils se positionna juste en face de Taori.

— Tu tombes à point nommé ! balbutia Wenzina. Nous étions en train de…

— Inutile de vous sentir gênés, rectifia Taori. Vous avez trouvé les bons mots et j’en suis contente. Allons de l’avant, maintenant.

Tréham et Wenzina soupirèrent de soulagement. Bien qu’ils se détendissent, leurs mouvements manquaient encore de fluidité, traduisant un sentiment que Jizo peinait à déceler. Il ne les aida pas pour autant, du moins pas directement.

— Il nous a fallu tout ce temps pour réaliser la mission qui t’incombe, reconnut Tréham. La vraie question, ce n’était pas de savoir quel pouvoir tu pouvais déployer, Taori, mais comment et pourquoi. Ta décision avant tout.

— Toutes nos vies seront menacées demain, renchérit Wenzina, mais la tienne en particulier. Ne t’en fais pas, nous avons fendu des milliers de kilomètres, et pourfendu de nombreux gêneurs sur le chemin ! Il ne reste plus qu’à nous engager vers la destination finale. Nous te protègerons de ceux et celles qui chercheront à te nuire. Jusqu’au bout, et quel qu’en soit le prix.

Cérémonieusement, le couple était paré à dégainer et à s’agenouiller, toutefois Taori généra un orbe céruléen, si captivant qu’ils s’en arrêtèrent. Nous sommes dans la situation inverse, là… Jizo témoigna d’abord de la scène avec distance avant de chercher à installer une proximité, souriant ce faisant.

— Inutile d’en faire tant ! implora Taori. Tant que nous renversons les armées myrrhéennes et belurdoises, ça devrait suffire, non ?

— Une belle ambition qui se concrétisera si tout se passe bien, dit Wenzina.

— Sur ce, lança Tréham, nous vous laissons. Vous avez sûrement besoin… d’intimité. Nous serons dans notre tente si jamais tu nous cherches, fiston !

Quand ses parents s’en furent, la confusion enserrait encore le jeune homme. Dans l’obscurité de la nuit s’étendait pourtant un sourire chaleureux par lequel il se sentit attiré. Ses membres se relâchèrent comme il avançait presque d’instinct.

— Ne me dis pas que…, souffla Vouma. Pas de cela ! Recule, fais demi-tour, mais ne t’approche surtout pas !

Nulle parole ne fut nécessaire. Une fois Taori et Jizo à proximité, ils se coulèrent le plus doux des regards. L’ancien esclave se préparait d’abord à une étreinte ordinaire. Mais la mage enroula ses mèches autour de l’index d’une main tout en caressant sa joue de l’autre.

Deux cœurs battirent à haut rythme, deux corps se rapprochèrent.

Depuis si longtemps… Qu’est-ce ce qui me bloquait ? Je le sais au fond de moi. Il ignora le crachat de Vouma et toute autre remarque désobligeante. Il alla au-delà des protestations et des ralentissements. Bientôt Jizo oublia les problèmes de l’instant et du temps pour accueillir Taori dans son intimité.

Ils s’embrassèrent. Chérirent ce moment durant de longues et agréables secondes. Des frissons envahirent leurs membres tandis qu’ils s’inclinaient vers l’autre. Puis leurs paupières s’ouvrirent, et chacun put admirer une silhouette miroiter dans la sorgue.

— Merci…, chuchota Jizo.

— Ce n’est pas de la gratitude, rectifia Taori. Plutôt ce que nous ressentions depuis un long moment. Je n’ai pas voulu te brusquer que…

— Je n’étais pas prêt. Maintenant je le suis.

— Les événements nous ont rapprochés, mais je t’assure que je ne laisserai plus Vouma te nuire.

— Tu es en danger aussi, je te protègerai.

— Nous nous en sortions. Avant toute chose, cela dit, tu devrais aller voir Nwelli. L’amitié importe aussi, pas vrai ?

D’un geste presque flottant, Taori pointa Nwelli qui s’était assise au bord de l’oasis, pas si loin de Fliberth et Vendri. Je dois la voir elle aussi. Je ne l’avais pas oubliée, mais… Elle et Jizo s’enlacèrent avant de cheminer vers deux routes opposées. Se nourrissait l’espoir que bientôt elles convergeraient de nouveau.

Jizo huma un air frisquet, charrié de l’odeur des palmiers et de l’eau douce. Il s’agissait encore d’un moment où il éludait le reste et en particulier les injures de Vouma. Pour sûr qu’elle s’opiniâtrerait à lui gâcher le moment, mais il résistait par force de l’habitude.

Et s’installa en toute alacrité aux côtés de Nwelli, laquelle lui tapota l’épaule, aussi peu naturel que cela lui parût. Tous deux se regardèrent longuement, s’épanouirent au rythme du clapotis de l’eau.

— Comme au départ, dit-elle d’une voix un brin vibrante. Juste toi et moi, piégés dans quelque chose de bien plus grand que nous.

— Oui, confirma Jizo, même si nos compagnons sont proches !

— Nous avons vécu un périple hors du commun. Enfin, toi, tu avais déjà des parents aventuriers, mais moi… J’ai toujours été ordinaire. Passive, même.

— Tu es toi-même et c’est déjà très bien.

Nwelli utilisa ses longues mèches pour se dissimuler le visage, en vain.

— Sans toi, je serais déjà morte, voire pire ! s’exclama-t-elle.

— Nous avons survécu grâce à notre entraide, corrigea Jizo. Par pitié, ne te rabaisse pas…

— Loin de moi cette idée ! Quoique… Je voulais juste dire que notre parcours était exceptionnel. Nos dernières années ont été mouvementées, mais malgré tous les dangers, je ne les échangerai pour rien au monde contre notre état de servitude d’autrefois.

— Cela me fait du bien de l’entendre. Dans ma tête, Voua m’affirmait souvent le contraire. Que j’aurais mieux fait de rester auprès d’elle. Nourri, logé, en toute sécurité. À sa merci aussi, mais bien sûr, elle le chuchotait.

— Elle n’est pas très gentille même sans son corps ! Elle aurait pu s’améliorer, tout de même !

Nwelli est toujours aussi innocente. Les épreuves nous marquent mais elle reste elle-même. Se grattant la nuque, se tirant les cheveux, Nwelli peinait à trouver quoi apporter à la conversation. Peut-être était-ce futile car même dans le mutisme se profilait des messages pas même susurrés. Ils n’avaient qu’à le prolonger, se prolonger jusqu’à l’autre rivage de l’oasis duquel les contours s’esquissaient. Alors envelopperaient les réminiscences de leur parcours, qui demain adopterait un tournant décisif.

— Cette bataille peut se dérouler de bien des manières, songea Nwelli. À Doroniak c’était déjà indescriptible, mais là… Ce sera pire. Bien pire.

— J’en ai conscience, concéda Jizo. Beaucoup disent que nous ne sommes pas des soldats, pas même des guerriers, en réponse aux départs précipités de Sandena et Audelio.

— Et alors ? Nous nous battrons quand même !

— J’ai affirmé la même chose. Nwelli, je dispose de bien peu de pouvoir, mais je ferai tout mon possible pour éviter le pire !

— Moi de même. J’appliquerai ce que tu m’as appris. Et je ne reculerai devant rien !

— Ravi de l’entendre.

À l’instar du duo non loin d’eux, Jizo et Nwelli profitèrent de leur proximité des minutes durant. Les aléas se bousculeraient, tout comme les inquiétudes, mais au bord de l’oasis, les peines s’enfonçaient dans un abîme guère inextricable.

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