Chapitre 57 : Le joyau du désert (1/3)

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DOCINI


Il était une fois, une cité dont les fondations même relevaient parfois de la légende. Son existence s’avérait antérieure à la création même de l’Empire Myrrhéen. Elle chatoyait aux limites d’Erthenori, exhibait ses dômes resplendissants et ses hautes tours ivoirines entre les milliers de demeures en moellon, chamottes et plâtre répandus sur une immense surface. Des nuances chaudes brillaient, se miroitaient sur les larges vitres dont se paraient les murs souvent riches en courbures, se répercutaient jusqu’au sculpture de marbre et de cipolin s’élevant à même les arches, les arbres et les fleurs. Une telle richesse s’apercevait déjà de très loin, quand après une âpre traversée du désert, l’on s’immergeait indubitablement vers l’une des villes les plus reconnues de toute civilisation.

Amberadie avait été le terrain d’une pléthore d’événements au cours de ses nombreux siècles de vie. Bien des armées avaient tenté de s’emparer et rarement leurs tentatives avaient été couronnées de succès. Tempêtes de sable et incendies l’avaient détérioré sans jamais affecter son cœur même. Des assassinats d’importantes figures politiques, des cérémonies incommensurables et des discours gravés dans l’histoire s’y étaient déroulés. N’importe quel quidam, écrasé par le gigantisme de ses structures, la qualifierait pourtant d’intact s’il ne détaillait guère les stigmates encore inscrits jusque dans ses interstices.

Aujourd’hui, une alliance jusqu’alors victorieuse marchait dans cette direction, nourrie de l’ambition de triompher là où une myriade d’autres y avaient creusé involontairement leur sépulture.

Y songer ne fût-ce qu’un instant glaça les veines de Docini.

Dans ce dernier moment d’accalmie, avoua Emiteffe, je dois t’avouer quelque chose. Il m’était facile d’être dans le corps de Kalhimon puisque je le contrôlais. Tout a changé dès que j’ai partagé l’esprit de Saulen, et mes soupçons se sont confirmés avec le tien. Docini, demeurer dans ta tête ne me coûte qu’une quantité minime d’énergie. Cependant, plus je me sers de ton corps pour utiliser la magie et plus je m’affaiblis intérieurement. Même sans être dans mon moi originel, je ne suis pas éternelle. J’y ai bien réfléchi et j’en suis venue à l’inévitable conclusion : tu seras probablement mon dernier hôte. Mais ne pleure pas, Docini. Cela devait arriver d’un jour à l’autre. Quitte à disparaître, autant que mes pouvoirs servent à sceller une victoire décisive, pas vrai ?

Une aura de béatitude se transmettait sous le contrôle de la mage. En dépit de ses efforts, l’inquisitrice sentit son cœur se soulever tout comme une larme perler sous ses paupières. Jamais n’avait-elle envisagé ce scénario, mais elle ne pouvait guère s’épancher à ce sujet tant elle croulait sous ses devoirs. Édelle enroula néanmoins sa main autour de la sienne, ses lèvres retroussées en une moue empathique.

— Tout ira bien, murmura-t-elle.

Un rictus fendit la figure de Docini à son hochement de tête. Pour sûr qu’elle devait paraître digne et impavide auprès de sa fiancée, toutefois son rythme cardiaque et de marche la trahissait.

Un peu plus de deux ans auparavant, j’étais contrainte d’emboîter les pas de ma sœur et des inquisiteurs radicaux vers l’assaut de Doroniak. Il s’agissait déjà d’une grande cité, mais Amberadie atteint des proportions démesurées. C’est contre les murailles et à l’intérieur du Palais Impérial que la précédente insurrection a échoué. Maintenant, que je le veuille ou non, je suis une meneuse de cette charge. À moi de m’assurer que la bataille sera un triomphe. Aussi peu probable que cela paraisse…

Docini avait oublié le décompte du nombre des combattants sur cet unique front. Beaucoup d’hommes et de femmes, fussent-ils soldats ou mages, auraient pour rôle de donner des ordres, mais seuls Noki, Dathom et elle occupaient le sommet de cette hiérarchie. Des éclaireurs avaient révélé que le tunnel d’accès au palais avait été condamné par des éboulements, laissant le siège direct de la cité comme l’unique autre alternative. La configuration de leurs troupes se composait de belligérants au corps à corps aux premières lignes, que les armes ou la magie prévalût, pendant que archers, arbalétriers et autres mages s’alignaient à l’arrière.

Il fut également décidé que l’encerclement d’Amberadie s’effectuerait avant les effusions de sang. Noki emmena ses forces au nord, notamment suivie de Reino, Médis, Sembi, Jizo, Nwelli, Wenzina, Tréham et Taori, cette dernière étant plus à l’aise sous ses instructions. Dathom cornaqua les siennes au sud, surtout composée de ses propres soldats et mages. Il restait l’efficacité cumulée de ses gardes, parmi lesquels Fliberth et Vendri officiaient, de ses inquisiteurs, incluant notamment Édelle, Zech, Taarek et Janya, et une multitude de combattants de toute catégorie. Chaque vie compte. Ils sont des centaines, des milliers, des dizaines de milliers… Sans omettre toutes ces personnes piégées au sein d’Amberadie. Voilà qui présage sans doute le jour le plus sombre de bien des existences…

Ils façonnaient un front continu qui s’adaptait à la forme des murailles de la capitale. Des cœurs battirent la chamade sitôt qu’ils les aperçurent. Certains des combattants s’étaient déjà aventurés à l’intérieur de la cité, d’autres s’y heurtaient pour la première fois, tous eurent les yeux dilatés face à sa hauteur et épaisseur démesurée. De part et d’autre des tours et des courtines s’étaient placés un grand nombre de leurs ennemis. Ils ne représentaient toutefois qu’une fraction des forces myrrhéenne et belurdoises totales, dont une part plus grande encore s’érigeait aux pieds des fortifications. Miliciens, militaires et inquisiteurs s’alignaient sur des dizaines de rangées distinctes, comme une masse floue où s’abandonnait l’individualité. Plusieurs alliés manquèrent de se décomposer tant ils étaient lourdement armés et dominaient le paysage ocre. Sans nul doute, ils se dénombrent en dizaines de milliers.

Docini blêmit en identifiant Godéra sur la première ligne, et elle ne fut pas la seule.

Quelles étaient les probabilités qu’elle se retrouve dans la direction ? Non négligeable, peut-être, mais je vais finir par croire au destin.

Inutile de me laisser distraire. Il ne s’agit pas de nous. Plutôt de l’avenir d’une multitude de sociétés.

— C’est pire que dans nos cauchemars les plus obscurs, murmura Zech. Chaque bataille, même celle où nous avons secouru Taori, paraît insignifiante en comparaison de celle-ci.

— Armons-nous de courage, dit Taarek. Soutenons-nous quand la situation deviendra désespérée. Et peut-être que nous nous en sortirons.

Docini leur coula un regard de soutien mais se retrouva bien incapable d’en faire davantage.

De là où nous nous situons, je pourrais m’arrêter quelques instants. Je me raidirais alors, je bomberais le torse, je lèverais mon épée. Et je les exhorterais à donner le meilleur d’eux-mêmes pour la sauvegarde de tout ce à quoi nous tenons. Ces discours héroïques ont dû en inspirer beaucoup dans l’histoire et la fiction. Hélas, je ne sais pas en prononcer.

Et il est déjà trop tard. La bataille va commencer.

Dressant un poing vers le ciel encore rougeâtre, Docini l’abaissa dès le moment où ses hésitations se tarirent. Elle prenait conscience que trop y réfléchir atermoyait juste l’incoercible collision.

Des milliers d’armes furent dégainées dans un concert de cliquetis. Du flux se dégorgeait en un flot massif que des paumes contenaient encore. Les deux armées se mirent alors en mouvement.

À peine Docini cligna des paupières que l’assaut avait été lancé.

Flèches et carreaux tracèrent par centaines de grandes paraboles par-dessus les murailles. Quelques-unes se heurtèrent sur leur passage, d’autres furent fractionnées sous l’effet d’un sort, mais la plupart chutèrent en direction de leurs cibles. Des protections avaient été générées de part et d’autre du champ de bataille, sauf que le kurta en triomphait souvent.

Des premières victimes périrent des deux côtés. Bien qu’ils fussent des dizaines à rendre leur dernier souffle, les belligérants aux corps à corps se focalisaient tant sur leur approche qu’ils ne les perçurent guère.

Ils surent pourtant qu’il s’agissait juste de la salve initiale.

Plusieurs dizaines de mètres séparèrent encore les deux armées. Une myriade de projectiles pleuvait continûment par-dessus leurs têtes. Petit à petit s’ajoutaient des jets magiques dont les formes variaient des pointes aux sphères, et dont les impacts se révélèrent d’abord plus violents. Mais le kurta régnait au sein des lignes adverses, ce pourquoi une flopée de ces sorts s’atténua sous le tranchant ou le contondant de leurs armes. À la dominance du gris métallique contrastait le flux dont la puissance s’amplifia suite au constat du début.

Des effectifs se réduisirent des deux côtés. Le bruit de leurs pas à moitié synchronisés avait beau les couvrir quelque peu, des hurlements se propagèrent à haute vélocité, et le fluide vital dégoulinait déjà à l’excès.

Ils devaient cheminer au-delà de leurs pertes. Des muscles se bandèrent et des membres se contractèrent à l’approche drastique de la rencontre. Des gouttes de sang et de sueur les envahissaient. Rien qui pût les ankyloser, mais les entraver un peu tandis que tout un chacun s’alignait avec leur arme ou leur flux au poing.

C’est imminent, déclara Emiteffe. Je vais t’aider grâce aux pouvoirs dont je dispose. Écrasons l’adversité du mieux que nous pouvons.

Du flux circulait en quantité dans le corps de Docini. Même si elle s’y était accoutumée depuis des semaines, la sensation propagea encore des frissons des pieds à sa tête. Une lumière blanchâtre enveloppa l’inquisitrice pendant qu’un éclat doré fusait le long de sa lame, de laquelle zébèrent des étincelles. Elle accueillit cette magie sans tâtonner. Elle se rua sur ses adversaires avec une célérité accrue.

Merci. J’en ferai bon usage. Sous son casque ne s’esquissait qu’une perspective limitée. Pourtant disposait-elle d’une vue assez espacée que pour aviser les milliers de combattants fondant sur ses armées. Les secondes s’égrenèrent, les lames luirent. Cris et fulminations déchirèrent des tympans. Tout s’obscurcit durant une fraction de secondes.

Puis l’astre diurne atteignit son premier pic de brillance de la journée.

Des fracas jaillirent tout le long des premières lignes. Beaucoup tombèrent sans même qu’une arme les frôlât tant s’opposèrent deux pressions gigantesques car accumulées. Si des rayons lumineux et incandescents furent d’emblée projetées, le métal s’imposa de prime abord au cœur de la mêlée. Face aux lacérations s’arrochèrent des belligérants rampant déjà sur l’aigre sable. Parades et estocades fusèrent, encore et encore. Épées et haches se collisionnèrent à la plus haute des intensités. Cimeterres et lances s’entrechoquèrent dans de lourds tintements. Hallebardes et marteaux se rencontrèrent avec fureur. Face aux taillades s’acharnèrent des guerriers que les attaques ne firent pas flancher sous les ombres des fortifications.

Parmi cette quantité d’armes fulgurait une épée semblable à aucune autre. Laquelle balaya d’autant plus que le cœur de sa porteuse se fendait. Pour cause l’entouraient moult alliés dont la première vague leur avait été fatale, tout comme des blessés pour qui prodiguer des soins semblait compromis. À défaut de soulager lésions et meurtrissures, Docini souleva sa scintillante épée en toisant les responsables.

Frappe et triomphe ! exhorta Emiteffe.

Circulait constamment de la magie de ses avant-bras à ses poignets. Ni une, ni deux, l’inquisitrice assena des coups au-devant, contre lesquelles périrent inquisiteurs et miliciens. Des ondes se répercutèrent instantanément. De puissantes salves d’énergie rebondissaient chaque fois qu’elle brandissait son épée. Entre chaque assaut s’entrecoupaient des halètements comme son visage se plissait davantage. Aux étincelles des blocages s’accumulaient les siennes, repoussant et pulvérisant ses opposants. Parfois des esquives prolongeaient les combats, comme ses ennemis pénétraient alors sa garde, mais elle parvenait toujours à les arrêter dans leur élan. Démembrements et décapitations révélèrent une cheffe dont l’expression se durcissait sur un faciès éclaboussé de liquide vermeil.

Quelle sensation vertigineuse ! Hélas… J’ignore si ça suffira. Autour de Docini se confondaient chacun des troupes. Projectiles physiques et magiques lui servirent de repère, elle dut même dévier un trait au dernier moment. Les charges se multipliaient cependant tant qu’aucun belligérant ne demeurait immobile. Pantelante, l’inquisitrice eut un instant d’arrêt lors duquel des soldats belurdois s’intercalèrent. L’un d’entre eux manqua de lui trancher le bras, mais Édelle lui transperça la nuque tandis que Janya couvrit ses flancs. Toutes deux sollicitèrent une quinzaine d’inquisiteurs qui peinèrent à avancer dans une pareille densité. Ils sont là, oui… Je ne dois pas les perdre de vue.

— Cheffe, vous êtes prodigieuse ! complimenta Janya.

— Merci, dit Docini, mais je n’aurais rien fait sans Emiteffe.

Tout aide est bienvenue, fit Édelle. Continuons à avancer, ne nous laissons pas submerger !

Une impulsion requise, une avancée réclamée. Docini opina vers sa compagne qui s’élança de plus belle vers le combat. C’était comme si elle lui offrait le champ libre afin de batailler avec plus d’impact et de véhémence. D’un signe elle la héla, d’un pivot elle s’imposa. Mais la cheffe eut beau la talonner, des pulsations la gênèrent dans ses fluides mouvements.

Je me repère difficilement. Et je me perds. Anhélant courtement, Docini désaxa une hallebarde avant d’empaler son porteur. Quelques lancinements rayaient ses bras et jambes sans qu’elle en fût ralentie. L’assaillait néanmoins une telle compacité qu’elle peinait à respirer. Par les pouvoirs d’Emiteffe, doublée des arcs qu’elle traçait de sa lame, elle réussissait à se libérer d’un chemin, mais l’armée adverse semblait riposter à l’infini. Ça ne s’arrêtera jamais. Non, nous venons tout juste de débuter.

De la poussière irritait les yeux des belligérants dont l’aperçu du champ de bataille demeurait limité. Tout juste Docini apercevait ses alliés tant ses opposants s’opiniâtraient jusqu’au trépas pour l’abattre. De temps en temps, alors qu’elle récupérait entre deux assauts, des mares de sang se répandait sous ses semelles.

Alors son visage se distendait et pâlissait outre mesure.

Il devenait de plus en plus ardu de retenir ses larmes, à moins de clore les paupières, ce qui relevait de l’inenvisageable. Un parfum méphitique recouvrait les environs. Alliés et ennemis en agonie, leur souffle proche d’arracher leurs poumons, s’accrochaient aux chevilles des survivants un futile espoir. S’accumulaient des murmures pareils à des imprécations, comme si les supplices s’éteignaient dans le tumulte. Des dépouilles s’éparpillaient de part et d’autre du champ de bataille. Elles étaient plus abondantes dans les premières lignes même si les flancs arrière n’avaient guère été épargnés.

La tactique consistait à établir une approche bien rangée au lieu du chaos environnant. Ils avaient confiance en moi. Ils affirmaient être prêts à tout, mais rien n’avait préparé à une vision si… ineffable. Partout où Docini se rivait, des giclées de fluide vermeil l’entouraient. Un inquisiteur modéra chuta à genoux dès qu’une milicienne l’eut tailladée. La meneuse se précipita pour le secourir, mais d’un cimeterre son adversaire l’avait déjà décapité. Un garde affronta deux soldats en même temps, bloquait les offensives tout en obliquant. La cheffe se rua pour lui apporter du soutien, toutefois il abattit seul adversaire puis calancha à son tour sous la hache du second. Une mage généra une sphère étincelante avec laquelle elle tua une dizaine d’ennemis. Docini sprinta à s’en consumer les voies respiratoires, hélas la subordonnée ne put riposter face à l’assaillant qui dévia son sort et lui fendit le crâne.

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