Chapitre 63 : Une famille (1/2)

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DOCINI


Une petite fille peinait à marcher, autrefois. Non car son corps ne le permettait pas, ni à cause d’un quelconque manque d’envie. L’origine s’avérait en réalité extérieure. Une ombre tentaculaire s’étendant derrière elle et la submergeant sitôt qu’elle déviait du sentier choisi pour elle. Pas le moindre hurlement n’atténuait alors l’inévitable et l’implacable châtiment. Au fond d’elle, peut-être que cette enfant eût préféré que le responsable fût son père. Elle aurait alors eu quelqu’un à exécrer et aurait même pu se gaudir à son trépas, aussi cruel parût cette pensée. Quand le blâme s’orientait vers la sœur aînée, pourtant victime des coups du paternel, éprouver une haine même minime était difficile. Au lieu de quoi frappait l’incompréhension. S’ensuivait une kyrielle de questions sur la raison de cette violence.

Quelle que fût la justification, le pardon n’était plus envisageable.

La petite fille avait grandi depuis. Elle avait appris à manier l’épée, avait intégré une institution puissante mais de mitigée réputation et s’était assumée en tant qu’adulte. Néanmoins, il lui avait fallu attendre longtemps avant de se libérer de la néfaste influence. Et même ce bonheur de ne plus surveiller qui rôdait derrière elle possédait une âcre saveur. Peu importait où sa voie la conduisait, puisqu’en dépit des obstacles, la destination se matérialisait où tout avait débuté.

La petite fille était devenue grande. Si une âme de chérubine vibrait encore en elle, c’était parce qu’elle devait rester fidèle à elle-même. Certaines peurs devaient disparaître, d’une manière ou d’une autre. De quoi la motiver à brandir son épée déjà couverte de sang. Des pertes la pesaient. Des étincelles de douleur couraient de ses chevilles à ses tibias. L’idée même d’un affrontement imminent avec sa sœur aînée nouait sa gorge comme son cœur.

Tu y arriveras, Docini ! encouragea Emiteffe. Un esprit vaillant porte un corps solide. Par deux fois j’ai échoué face à Godéra, mais je te promets que je ne faillirai pas à une troisième reprise. Nous vaincrons quelle que soit l’issue !

Soudain Docini déglutit. Une esquisse de sourire enjoliva son visage miné, mais ses mains moites manquèrent de riper de sa poignée.

C’est aussi facile d’avoir autant confiance en soi ? J’ai fait d’énormes progrès, pourtant il me reste encore beaucoup à apprendre. Et il reste si peu de temps…

Vous tous… Vous comprendrez ma décision. Tu sais prendre soin de toi, Édelle. J’ai confiance en toi, comme à nos amis.

De nombreux inquisiteurs modérés, soldats et mages répondaient encore à ses directives même si elle s’était séparée des troupes principales. Avec pour ambition de se ruer sans hésiter, la cheffe s’était tout de même retournée à plusieurs reprises. Un aperçu de la désolation de part et d’autre de la brèche acheva de la ronger. L’élargissement de la voie de sortie pour les citoyens se soldait par une pléthore d’échecs desquels elle se détournait. Pleurs et sueur l’engloutissaient tant que la vision germa plus nettement.

On les reconnaissait aisément. Grandes et costaudes guerrières à la peau ivoirine et aux yeux azurs, avançant dans l’impitoyable champ de bataille. Leur longue chevelure dorée, quoique tout juste visible sous leur heaume, brillait sous la dominance ocre de leur environnement. Au règne de l’acier s’imposait le leur. Leurs lames fendant l’air surchargé se gorgeaient de fluide vital. Même de loin, pourtant, l’on distinguait facilement les deux sœurs.

Elle est là. Toute proche. Je cours droit sur elle, comme si elle n’allait pas me trancher en deux dès que j’aurai baissé ma garde. Par dizaines ses alliés assaillaient Godéra, tous échouaient. L’inquisitrice radicale se démenait pour isoler ses adversaires avant de les empaler et de les démembrer. Quand ils l’estoquaient par les flancs, ses subordonnés les bloquaient et les projetaient à terre. Quand ils généraient des sorts enflammés ou explosifs, elle les absorbait ou les renvoyait. Godéra jubilait en décapitant ces hommes et femmes jugés faibles. Godéra s’ébaudissait à force de voir les cadavres s’accumuler à ses pieds. Des lacérations avaient beau entamer sa cuirasse, elle n’en avait cure, tant son état était meilleur que nombre de belligérants, fussent-ils alliés ou ennemis.

Docini se frayait un chemin au mépris des entraves. Tel un barrage s’alignèrent les inquisiteurs radicaux pour qui affronter une ancienne camarade relevait de la bravade. Des onces d’hésitation plissaient leur faciès, mais ils soulevèrent leur lame malgré tout. Un autre mur se formait en réplique, celui de ses camarades. Des rangs se resserraient même si l’extérieur de la ville se dépeuplait. Conscientes de leur exposition au danger, Emiteffe confia de l’énergie à Docini, dont la lame se mit à irradier. Rayons et étincelles accompagnèrent alors ses courbes. De transpercements à dislocations, l’impact se faisait large, et les victoires de Docini s’inscrivaient sous une macabre tranchée. Je suis là. Tout près. Elle se rapproche, et c’est maintenant que je dois lui faire face.

Une voie claire s’ouvrait aux inquisitrices. Déjà trimaient-elles pour se déplacer, tant des plaies les striaient de partout. Elles se ressaisirent bien vite, distance de quelques mètres à peine, les épées chatoyant davantage à chaque seconde. Alors que Docini s’efforçait de ne marcher sur aucun cadavre, Godéra se fichait d’où elle posait ses pieds. Bientôt, plus personne ne se dressa entre elles deux. Bientôt, aînée et cadette se rappelèrent des confrontations d’antan. Sauf que cette fois-ci, la victime s’érigeait la tête haute, prête à résister.

Ils comptent sur nous, déclara Emiteffe. J’ignore si quelqu’un sera en mesure de vaincre Godéra si nous échouons. Je préfère ne pas envisager cette possibilité.

Docini et Godéra pantelèrent. Abaissèrent leur épée pour récupérer des forces. Plièrent un peu les genoux. Même si elles étaient vulnérables aux attaques adverses, elles s’abandonnèrent à l’instant. Et se fixèrent si âprement que plusieurs témoins en furent pétrifiés.

— Je réclame vengeance ! tonna la cadette. Saulen, Zech, Hatris… Ils ne sont que la part émergée de toutes ces personnes que tu as tuées sans pitié.

— Tu oses t’affirmer en justicière après avoir massacré tes anciens alliés ? répliqua l’aînée. Tu es pitoyable, comme tu l’as toujours été.

— Tes insultes ne m’affectent plus. Tes coups non plus.

— Brave, la petite sœur ? Docini, j’ai toujours espéré te changer, te dompter, pour que tu sois docile et loyale. Comme je suis déçue de voir ainsi aujourd’hui. Habitée par un esprit maléfique. Défenseuse d’une communauté soi-disant persécutée. Ton parcours s’arrête ici. C’est à moi, ta grande sœur, de te donner cette ultime leçon.

— Aujourd’hui plus que jamais, je dois passer outre ce lien. Tu es mon ennemie avant d’être de ma famille.

— Ce lien est puissant et insécable. Viens, Docini, et cours à ta perte !

Quelques combattants des deux camps tentèrent de s’interposer, seulement pour finir tailladé par les épées. Elles avaient surmonté une myriade d’obstacles tout juste aptes à les ralentir. En se dévisageant, en se jaugeant, Docini et Godéra réalisèrent l’impensable. Que la rencontre si longtemps planifiée se répercuterait au-delà de leurs simples personnes. Leurs pas, leur souffle, leur soupir s’amalgamaient à leur périlleuse proximité. De leur course s’incarnait leur volonté, de leur épée s’extériorisait leur impétuosité.

Au premier coup, des ondes de choc se propagèrent à vélocité démesurée. Des tornades de sable se dissipèrent sous l’impact, réduisant l’opacité et la lourdeur des environs. Tant de guerriers et mages chutèrent, les autres restèrent au moins bouche bée par-devers la répercussion des deux forces antagonistes. Les inquisitrices se particularisèrent, pourtant deux parmi des milliers.

Au second coup, déflagrations et scintillèrent fusèrent des épées en collision. C’était comme si les alentours s’embrasaient. Peu d’imprudents se risquèrent au proximité bien que les flammes fussent fugaces. Car quand les braises persistaient, et les vagues s’agrandissaient ou accéléraient, la meilleure résistance physique ou magique était requise.

Au troisième coup, les lames glissèrent l’une sur l’autre, jusqu’à se fracasser au sol. Aussitôt se fissura-t-il sous un impact véhément. De multiples failles s’élargissaient par endroits tandis que des jets de sable s’élevèrent en compensation de la précédente suppression. Si focalisée sur le duel, leur vigueur et endurance sollicitées, les sœurs avisèrent à peine la dislocation dans leurs parages.

Au quatrième coup, elles manquèrent d’être éjectées. Pour cause tourbillonnaient des marées de flux d’autant plus hautes que le kurta s’évertuait à les repousser. Contre l’élément naturel se confrontait la fabrication humaine. Elle se fracturait peut-être, encore et toujours robuste face au flot. Leurs détentrices persistaient à les manier malgré les entailles et les excavations, fussent-elles leurs ou extérieures.

— Force de la nature…, commenta Godéra. Au fond, n’es-tu pas devenue une mage ? Ton épée est enchantée. Tu baignes dans ce flux comme s’il faisait partie intégrante de toi.

La cadette assena une puissante attaque verticale que son aînée para. Même si cette dernière ploya les genoux, ses membres parcourus de tressaillements, un sourire outrecuidant flamboyait encore sur sa figure.

— Je suis une inquisitrice ! affirma Docini. Qu’est-ce que ça changerait, à tes yeux, si j’étais une mage ? Ce n’est pas comme si j’avais choisi volontairement de t’exécrer.

L’aînée grommela avant de répliquer. Esquissant un assaut de biais, pivotant elle-même, elle faillit lacérer le flanc de sa petite sœur. Laquelle plaça sa lame au dernier moment, se préserva d’une plaie supplémentaire.

— Tu ne m’as pas laissée d’autres possibilités ! s’écria l’aînée. Nous aurions dû rester du même côté. On aurait pu se cogner de nos décisions et de leurs répercussions douteuses ! Tu es de mon sang, et si je te frappais autant, c’était parce que je tenais à toi.

Une pointe fendit la poitrine de Docini comme elle se mouvait avec rapidité. Les assauts de son adversaire, verbaux ou métalliques, la courbaient davantage qu’elle ne souhaitait l’admettre. Pourtant enchaîna-t-elle les estocades contre lesquelles sa grande sœur s’adapta. Éviter ou bloquer paraissait attendu. En revanche, la voir encaisser déstabilisa Docini, surtout avec le regard et les dents acérés qu’elle dévoila.

— Tu m’as manipulée ! accusa la cadette. Par la peur et l’intimidation. Tu m’as empêchée d’être moi-même. Que nous grandissions au sein d’un même foyer ne justifie pas que nous soyons identiques. Encore plus au vu de tes allégeances.

D’un râle Godéra s’imposa. Sans doute contenait-elle une myriade d’invectives tant des plis et rictus obscurcissaient son faciès. Ce qui était certain, c’était que ses attaques ne ralentissaient guère. Godéra appliquait ses coups à dextre ou à sénestre, au-devant ou par le haut. À chaque entrechoc s’intensifiait sa force. L’épée enduite de kurta avait beau heurter régulièrement une autre entourée de flux, elle ne menaçait pas de se briser. Alors elle déviait l’afflux de magie convergeant vers elle.

Jusqu’à briser la garde de sa petite sœur.

Godéra projeta Docini à terre. La cadette redoutait une inexorable chute, quand bien même l’étroitesse des anfractuosités rendait cette crainte irrationnelle. Privée de son heaume, sa chevelure dorée constellée de taches et de grains. Étalée sur le sable, sous l’ombre dominante de son aînée, réduite à anhéler. Un corps pourtant musclé, si longtemps rudoyé, atteignait ses limites. Ses alliés quémandèrent pitié envers une inquisitrice qui s’en dédaigna. Ils étaient prêts à intervenir, même si cela impliquait de se sacrifier.

Est-ce vraiment la fin ? Un trépas sans honneur ni dignité ?

Docini arrêta le prochain coup en tenant son épée d’une main. Toutefois des tremblements se transmettaient de ses épaules à ses poignets. Des particules de flux voletaient autour d’elle mais s’avéraient inefficaces pour restaurer sa vitalité.

Je suis désolée, s’excusa Emiteffe. J’ai appris de mes précédents combats contre Godéra, pourtant je persiste à échouer.

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