Chapitre 63 : Une famille (2/2)

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Docini fut tentée de clore les paupières. Quitte à se résigner, autant se dérober de l’hostile coup d’œil de Godéra. Sa vision s’était réduite sans perdre en netteté. Il lui était impossible d’apercevoir qui que ce fût d’autre qu’elle. La grande sœur. Celle qui était censée la soutenir lors des âpres moments. Celle à qui elle se serait épanchée. Celle devant qui elle pouvait autant sourire que pleurer. Coups de poings et épées avaient cependant remplacé les embrassades. Les insultes sympathiques n’existaient plus. S’il était s’agi d’un entraînement fraternel, il aurait suffi que Godéra tendît sa main, et le combat se serait achevé sur une franche rigolade.

Dans ces distinctes circonstances, l’aînée ne s’arrêterait pas tant que son épée ne se serait pas abreuvée de son propre sang.

Emiteffe, tu n’as pas à t’excuser. Même avec ton aide, Godéra triomphe encore. Cela en dit long sur ma soi-disant force. Et si elle avait raison ? La faiblesse me conviendrait à merveille… Tout dépend de comment on la définit.

De la sueur l’inondait jusqu’à la moelle. Ses lésions s’épaississaient tant qu’ils lui causaient une vive affliction. Une étincelle l’habitait encore, et elle ne venait pas d’Emiteffe. Sinon elle aurait déjà lâché son épée et Godéra aurait asséné le coup fatal.

— Je ne prendrai aucun plaisir à t’exécuter, déclara la grande sœur. Tu as eu tant d’opportunité de te défiler et tu t’es quand même ruée sur moi. Je serai la dernière à rendre honneur à notre famille.

Les yeux de Godéra brûlaient tel un brasier. Des gouttes de liquide vermeil s’écoulaient sur sa cadette désemparée. Une pointe méphitique, peu détériorée par l’usage, frôlait son corps et son équipement fragilisés. À force de panteler, comme ankylosée, Docini ignorait si quelque force dormait en elle.

Certes le désespoir régna, mais il déclina subitement, bientôt remplacé par une lueur embrasée.

Son épée oscillait encore à portée. Grinçant des dents, redressant le cou, Docini appela à une dernière once d’énergie, fût-elle la sienne ou celle de Godéra. Tel un éclair elle ressurgit, sa lame comme extension de ses bras, avant de l’abattre sur un cri véhément.

Un implacable flot jaillit de l’arme. Quand le flux se matérialisa en épaisses vagues tranchantes, Godéra se retint de hurler. Elle brandit son épée tel un bouclier et le kurta afflua en égide. Mais le choc la propulsa plusieurs mètres en arrière, si bien qu’elle dut plaquer une main au sol afin de garder stabilité. Du sang sourdait par endroits, sa cuirasse striée d’échancrures, comme le flux environnait l’écrasait de toute sa pression.

Tu es impressionnante, complimenta Emiteffe, le souffle coupé. Je sens une grande puissance émaner de toi, alors que tu n’as jamais appris la magie, contrairement à Saulen.

Entamée, d’équilibre instable, Godéra revint à l’essentiel. D’une seule main braquait-elle son épée vers Docini, laquelle ne broncha aucunement face à la menace. Ses râles déformaient davantage son visage creusé de sillons.

— Je suis surprise, admit-elle. Par ta ténacité… mais aussi par ton manque d’honneur. Obligée de recourir au support d’une mage comme Emiteffe pour m’affronter.

— À la guerre, répliqua sa petite sœur, tous les moyens sont bons. Ne viens pas me parler de loyauté. Ta spécialité est d’isoler tes adversaires pour mieux les exécuter.

Godéra opina bien qu’elle pestât.

— Insolente, en plus ! grommela-t-elle. Une preuve supplémentaire que je t’ai mal éduquée.

— Et alors, ça te dérange ? assena Docini.

— Oui, je l’admets. Je suis perdue, petite sœur. Qui es-tu, à la fin ?

Une multitude de pensées l’assaillit en l’espace d’un instant.

Qui suis-je ? Une excellente question, en effet.

Je suis la petite fille qui a cru échapper au courroux familial. Le coussin sur les oreilles pour ne pas percevoir que les coups… Avant que la victime se transforme en bourreau.

Je suis l’adolescente qui était soulagée en voyant la tombe de mon père. Un apaisement de courte durée dès que mon aînée m’a obligée à suivre ses pas, à coup d’intimidations et de manipulations.

Je suis l’inquisitrice radicale ayant obéi aux instructions de sa cheffe. La scission de l’ordre aurait dû me persuader de détaler, pourtant… J’étais parmi eux, et parmi les miliciens, prête à rendre la vie dure à de nombreuses innocents.

Je suis la pirate qui s’est échappée de ce mode de vie. Là où je me suis retrouvée, là où j’ai mieux compris la vie. Là où une part enfouie de moi s’est révélée. Un nouveau combat à mener, tout en profitant de mon existence sur un bruyant navire ballottant au gré des marées.

Je suis l’inquisitrice modérée ayant mené batailles après batailles. La personne grandie de toutes ces expériences. Celle qui, aujourd’hui, ne ressent pas l’ombre d’une hésitation à l’idée de ferrailler contre mon ennemie de toujours.

Docini n’eut pas fini de songer que Godéra s’était déjà élancée. Leurs lames se croisèrent dans un intense cliquetis. Elles s’immobilisèrent, se courbèrent, se fixèrent.

— Je suis tout ce que tu n’es pas, affirma Docini à pleins poumons.

Leurs épées s’étaient entrechoquées à moult reprises. Pendant cette collision, néanmoins, le retentissement se fit bien plus que tonitruant.

C’était un ébranlement prompt à éjecter la plupart de ses victimes. Un impact dont les retombées se manifestèrent sous forme d’ondes vibrantes et incisives. Suivie d’un sourd vrombissement, tout comme de larges et immenses piliers de lumière. Lesquels tourbillonnèrent à vitesse élevée autour des deux duellistes. Muettes, focalisées, Docini et Godéra appliquèrent une pression immense à leurs coups.

Et elles créèrent un trou d’un étendu rayon au milieu des cieux. Quelques instants durant, la voûte bleutée émergea en plein cœur des ténèbres. Peut-être qu’elles l’enveloppèrent au bout d’une minute, mais elle avait resplendi assez de temps que pour conférer de l’impulsion. Une énergie qui alimenta Docini en même temps que celle d’Emiteffe.

L’inquisitrice frappa de nouveau. Contre l’incoercible tempête, contre la rage incarnée. Chaque fois qu’elle assenait, des salves de lumière s’échappaient de sa lame. Chaque fois qu’elle se hissait, son arme inclinée vers le bas, c’était pour redoubler de férocité. Flux et acier se combinaient en d’inflexibles assauts.

Des images du passé se matérialisèrent. Le temps d’un répit, Docini se rassérénait quelque peu, toutefois la brutalité d’antan ne trompait pas. Ainsi le duel gagna en rapidité et en frénésie. Jusqu’au moment où Godéra, nonobstant toute sa vigueur accumulée, commença à flancher.

D’une lacération Docini brisa sa cuirasse. Après quoi tomba l’épée en même temps que la garde. Sur sa lancée, malgré les yeux dilatés de son aînée, la cadette trancha le bras droit de Docini. Un jet de sang accompagna la chute de l’éternelle vainqueuse, désormais sous la lame droite et souillée de sa proie de naguère.

Une poignée d’inquisiteurs radicaux intervinrent sitôt qu’ils virent leur meneuse vaincue. Même si se mouvoir faisait crisser ses os, ses gestes perdant en fluidité, Docini riposta de plus belle et les occit en un rien de temps.

Malgré leur épuisement et saignement, les deux sœurs n’avaient rien perdu de l’intensité de leur expression. Je l’ai vaincue. Aussi incroyable que cela puisse paraître, je l’ai vaincue.

— Qu’est-ce que tu attends ? provoqua Godéra, ses membres restants transis de spasmes. Si je m’étais trompée sur ton compte… Prouve-le !

— Le devrais-je ? hésita Docini.

Godéra se fendit d’un rire si gras qu’elle glaviota une gerbe de sang. Même dans son déclin, elle reste fidèle à elle-même. J’aurais tout essayé.

— Tu essaies de soulager ta conscience ? insista-t-elle. Je suis ton ennemie dans la plus terrible guerre de notre époque ! À moins que… Tu me crois si prévisible ? Tu vas m’épargner, puis je vais me relever et t’attaquer par derrière. Ce faisant, j’échouerai lamentablement, parce que je ne suis plus en état de faire quoi que ce soit… Et finalement, tu me tueras en état de légitime défense. Parfait pour toi, ce ne sera pas un meurtre, puisque tu auras sauvé ta fichue vie !

Que répondre à tes paroles autant dépourvues de sens ? Voilà à quoi Godéra ressemble une fois réduite à l’impuissance… D’abord Docini toisa Godéra de haut. Mais tandis qu’Emiteffe et elle recouvraient leurs forces, les plis de sa figure commencèrent à se dissiper. Elle plissa les yeux, inclina, ne sachant quoi murmurer.

Soudain Godéra mit sa sentence à exécution. Avec l’appui d’un unique bras, elle se remit debout, tant pis si des tremblements l’ébranlaient aux profondeurs de son être. Elle eut beau se vider de son sang, la cheffe se raidissait autant que son état le lui permettait.

Docini ignorait si elle devait braquer son épée et croiser une tantième fois l’acier. Elle dévisagea sa sœur avant qu’une présence la soulageât. Je lui avais pourtant demandé de… Édelle s’approcha à lentes mais assurée foulées. Un vif sourire fut adressée à l’intention de sa fiancée, puis elle accorda sa plus hostile mine vers l’aînée. Lame rengainée, épaulières et jambières dilacérées, l’inquisitrice restait intacte malgré tout. Elle… Elle m’a laissée affronter Godéra et m’a protégée des autres inquisiteurs, quitte à se blesser elle-même… Je ne lui en demandais pas tant.

Plus les secondes s’égrenaient et plus Godéra menaçait de s’écrouler. Tout ce que la cheffe désirait, c’était de prouver son opiniâtreté à ses adversaires. Ce pourquoi elle les toisait intensément, s’exténuant davantage dans le processus. Cependant, lorsque Édelle surgit avec sa lame attachée à son avant-bras, les dernières braises s’éteignirent dans ses iris.

Édelle empala Godéra. Imprime des rotations à son arme plongée de part et d’autre du torse. Foudroya sa cible des yeux, jusqu’à irréversible blêmissement, jusqu’au tant attendu ultime soupir. Dès qu’elle extirpa sa lame, Godéra croula, ses dernières forces l’abandonnant à tout jamais. Un regard haineux flamboyait encore en elle, fût-il figé pour l’éternité.

— Mère, murmura Docini en contemplant le cadavre de sa sœur aînée. Pardonne-moi.

Peu de pensées concrètes germait dans l’esprit de la cheffe. Si son cœur cogna sa cage thoracique, si sa cornée demeura sèche, à peine un sourire éclaircit son visage. Et encore, il résista grâce au rapprochement d’Édelle, qui se permit d’enlacer brièvement sa compagne.

— Après tout ce temps, murmura-t-elle. Je ne pouvais pas te laisser là. Je t’aime et je ne veux pas te perdre.

Peut-être qu’elle avait raison de me suivre, après tout… L’envie ne manquait pas à Docini de serrer encore plus fort sa fiancée. Il lui suffisait d’omettre la bataille autour d’elle, alors elle enroulerait ses mèches châtaines autour de ses doigts, et lui donnerait le plus tendre des baisers.

Hélas, le devoir ne cessait de les appeler. Sitôt remise des émotions, Docini héla les troupes autour d’elle, aux emprises avec des adversaires encore nombreux. Il s’agissait désormais de se diriger à l’intérieur des murailles.

C’était notre plus importante bataille, dit Emiteffe. Mais pas la dernière. Je te guiderai tant que j’en serai encore capable.

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