Chapitre 71 : Morose sérénité

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JIZO


« Irzine,

J’espère que tu vas bien. Cela fait longtemps. Très longtemps. Et personne d’entre nous n’a été épargné.

J’ai appris pour la guerre entre Den et Ymaldir Hadoan dans les îles Torran, forçant la reine Lefrid à abdiquer au profit de son fils. Ça me révolte que si peu de personnes l’aient mentionnée… La guerre dans le continent l’a complètement éclipsée.

Et oui, nous avons été impliqués dans ce conflit. Tu vas sans doute me demander comment. Il se trouve que les parents de Taori, des mercenaires Shozam, l’ont retrouvée et capturée. Nous les avons traqués jusqu’en Belurdie, où ils souhaitaient l’utiliser pour détruire les inquisiteurs radicaux, mais aussi asservir leur propre domination. Que nous ayons des ennemis communs ne rendait pas leur comportement plus acceptable, puisqu’ils exploitaient Taori comme un objet. Nous avons rencontré une alliance, composée de gardes et soldats enthelianais, des inquisiteurs modérés, ainsi que des mages de tout horizon. Grâce à leur soutien, nous avons libéré Taori et tué ses parents.

C’aurait pu être une belle conclusion. Sauf que cette alliance luttait contre une force bien plus grande… Probablement la suite logique de ce que nous avions vécu lors de la bataille de Doroniak. Pour nous, les circonstances étaient différentes. Nous devions prendre position, car sinon, les forces impériales seraient aussi venues pour nous… Et même si ce n’était pas le cas, nous n’aurions pas pu nous détourner, tant les vies de beaucoup étaient menacés.

La bataille d’Amberadie était… apocalyptique. Difficile de trouver des mots face à quelque chose d’aussi indescriptible. Je ne me suis pas renseigné, mais les nombreux témoignages suffisent. À moins que tu ne souhaites avoir mon avis personnel sur ces événements ?

Taori était la principale cible mais a survécu, dévoilant une riposte sans pareil. Nwelli, par contre, est morte en la protégeant.

J’ignore s’il s’agit d’un sacrifice héroïque. Tout ce que je sais, c’est que Nwelli fut une des innombrables victimes de ce jour fatidique. Tout ce que je sais, c’est que je l’ai portée jusqu’à Taori, mais il était déjà trop tard. Tout ce que je sais, c’est que cette scène me traumatisera pour le restant de mes jours.

Désormais, je comprends la souffrance de perdre un être si cher. Nwelli était comme une sœur pour moi. Les plaies ne se sont pas refermées, et je me demande même si elles le seront un jour.

Loin de moi l’idée de comparer mon chagrin au tien, Irzine. Mais je viens quand même à tes nouvelles. Je ne t’en veux pas de nous avoir chassés de chez toi quand Larno a succombé. Tu avais toutes les raisons d’être en colère, et je m’en veux toujours pour mes erreurs passées. Mais je crains que tu n’aies tenté le pire.

Tu dois te sentir terriblement seule, là-bas. Je suis conscient que le voyage, mais si jamais tu penses l’entreprendre, nous habitons au village de Mahuzen, au Diméria. Nous t’accueillerons comme il se doit.

Jizo »

D’ultimes gouttes d’encre coulèrent le long de sa plume au moment où il la relâcha. Des picotements traversaient ses doigts, mais son travail s’était achevé, aussi exhala-t-il un soupir. Il s’octroya un instant de répit avant d’entamer sa relecture, vérifiant tant le fond que la forme. Bien qu’il eût rédigé en petit, il avait atteint les limites de sa feuille, qu’il plia en deux sitôt le processus achevé. J’avais beaucoup à étaler, et tout mon temps… Il en faudra pour qu’Irzine reçoive la lettre. Si jamais elle l’atteint…

Jizo se redressa tout en écartant son tabouret en bambou. Fût-ce quelques secondes, c’était l’opportunité de souffler. De s’imprégner des rayons de soleil filtré par les poussières de des vitres carrelées. De contempler les grues se baguenaudant près de la rivière qui serpentait entre les poiriers.

Après chaque répit rappelaient les responsabilités. Cela, Jizo le réalisa dès que les pleurs vrillèrent dans ses tympans. Il se rapprocha à la hâte du lit qu’ils avaient confectionné pour lui, souleva le bébé par-dessus le sommier, et le ballota continuellement.

J’ai un fils, maintenant. Comme c’est étrange… Je ne m’étais jamais imaginé en tant que père, et pourtant, j’y suis. Si moult pensées le submergeaient à cet instant précis, il lui importait de se focaliser sur le moment, de le savourer aux limites du possible. Dans ses bras gémissait un chérubin qui requérait toute sa tendresse. Fredonnant une comptine populaire, ses pas fluides tel une danse, Jizo calma les sanglots de son enfant en un rien de temps. Ainsi pouvait-il s’épanouir dans la lumière du jour, oublier les ramifications du passé.

L’on frappa la porte, ce qui l’encouragea à regagner l’extérieur. Par-delà le seuil de la porte incurvée se tenait une ravissante silhouette. Même si Jizo ne l’avait pas épousée, Taori était sa partenaire, et il était prêt à chérir chaque instant avec elle.

Taori caressa la joue de son fils avant de poser ses lèvres sur celle de Jizo. Un sourire constant illuminait désormais son faciès, contrastant avec la noirceur de sa longue chevelure lisse. Plus aucune aura ne sillonnait autour d’elle : c’était le cas depuis longtemps, mais son bien-aimé devait encore s’y accoutumer. Elle n’a plus utilisé la magie depuis ce jour-là… Un engagement auquel elle se tient. Si jamais elle recommence, c’est qu’elle y contrainte, que Menio et moi nous retrouvons en danger…

— Menio a été calme, rapporta Jizo. Jusqu’à juste avant ton arrivée !

— Il est adorable, fit Taori d’une voix chevrotante. Que ça continue ainsi.

— Il ne pourra plus rien arriver de grave, n’est-ce pas ?

Un silence flotta en l’attente de réponse. Bras parallèles au corps, Taori se mit à cogiter, ce pourquoi Jizo se pinça les lèvres. Il déposa sa main libre sur son épaule et opina du chef, à moitié convaincu.

— Nous ne pouvons pas passer notre vie à regarder si quelqu’un nous suit, pas vrai ? suggéra Taori. Surtout pour Menio. Un peu de vigilance n’a jamais tué personne, évitons juste trop.

— Il ne nous reste plus d’ennemis, rassura Jizo. Les mercenaires Shozam ne sont plus, les miliciens ont été démantelés, et plus aucun pays n’interdit la magie. Même le roi Yahosmé nous a accordé sa protection, bien qu’elle soit surtout symbolique !

— On ne sait jamais… Mais tu as raison. Une nouvelle menace ne risque pas de survenir de sitôt.

— Alors nous sommes tranquilles ?

— Pour le moment.

Ce disant, Taori s’orienta en direction de la route en dalle lustrée, laquelle ondulait parallèlement à la rivière. Une expression mélancolique distendait ses traits pendant qu’elle admirait l’envol de la fumée issue des cheminées.

— Voilà longtemps que nous n’avons pas rendu visite à tes parents, éluda-t-elle.

— Une semaine à peine ! s’exclama son partenaire.

— Sachant qu’ils vivent juste à côté, oui, c’est un long délai !

— Tu as sans doute raison… C’est curieux, n’est-ce pas ? Je ne les ai plus vus pendant des années, et maintenant je leur parle très régulièrement. Un peu comme si j’étais retourné dans le berceau duquel j’avais été arraché.

— Nous avions dit que nous ne ressasserions plus trop le passé… C’est encore douloureux.

— Excuse-moi. Je…

— Cette épreuve n’est pas totalement terminée et nous l’affronterons ensemble. En attendant, tes parents doivent mourir d’envie de prendre leur petit-fils dans les bras. Ne les faisons pas patienter plus longtemps !

Taori a raison. Comme toujours. Jizo s’accorda à la décision de sa bien-aimée. D’une main il porta Menio, de l’autre il tint celle de Taori, laissant derrière le poids de son sabre et de ses remords. Une marche aussi agréable que l’étoile du jour, sous un vent favorable, leur assurait de vivre une splendide journée.

Cependant, Jizo ne pouvait s’empêcher de se retourner de temps à autre. Une pernicieuse ombre était capable de surgir à tout moment, de lui susurrer d’inadmissibles commentaires.

Il n’en fut rien, car Vouma ne s’était pas manifestée une seule fois depuis la bataille d’Amberadie. Sans rôdait-elle à proximité en permanence, tel le spectre qu’elle était devenue, mais c’était une trop subtile présence pour être reconnaissable. Fort de ce constat, Jizo pouvait soupirer de soulagement, et peut-être abandonner cette part de lui. Éloigné des âpres réminiscences, préservé des souffrances de naguère.

L’absence de Nwelli, en revanche, le hanterait pour le reste de son existence.

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