Chapitre 72 : Bonheur dans l'union

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DOCINI


« Docini,

Tu es en vie ! Une once de fragilité se cache derrière ta carapace de force. Tu as déjà prouvé à plusieurs reprises qu’une fois revigorée, rien ne t’arrêterait, mais je m’inquiétais quand même pour toi ! Hé oui, même en vivant dans la mer, l’on apprend vite les nouvelles de la terre, il suffit de s’arrêter à bon port.

Tu as été d’une bravoure exceptionnelle, ça ne m’étonne pas ! En tête d’une coalition destinée à renverser le joug impérial ? Tu en auras accompli du chemin depuis le jour où Decierno et moi t’avons recueillie sur la berge des ruines de Doroniak, à moitié morte. Je suis fière de toi, comme une grande sœur de cœur, si tu veux ! Celle que tu aurais préféré avoir à la place de Godéra. Et exactement comme dans les grandes histoires, l’issue s’est soldée par un combat épique entre deux membres d’une même famille ! Je ne peux qu’imaginer, à moins que tu ne racontes un jour ?

Malheureusement, ce ne sera pas pour tout de suite. C’aurait été un plaisir d’assister à ton mariage, de te voir t’épanouir dans ta vie de famille ! Mais les maîtres de la mer naviguent vers d’autres horizons. Poursuivre plus loin vers le nord était une mauvaise idée, au risque de nous coincer sur des eaux glacées, donc nous avons décidé de faire demi-tour ! Il y a tant de côtes à visiter vers l’ouest : Diméria, Vordalia, Pulosia, les îles Kondraï… Peut-être même jusqu’à mon Dahovin natal ! Nous verrons bien.

Toujours est-il que tout se passe à merveille. Quelques blessés à signaler dans la Mer Impétueuse mais aucun mort, et en prime de nouvelles recrues pour notre superbe équipage ! Nous avons le goût du risque et nous vivons l’aventure sans les tragédies qui les accompagnent, même si parfois, nous n’en sommes pas épargnés…

Liliath et moi continuons d’avoir de trépidantes nuits, d’ailleurs ! Pour sûr, nous aurions pu nous rendre en Ithin et j’aurais pu être naturalisée pour me marier avec elle. Sauf que, sans manquer de respect aux gens comme toi ayant pris cette initiative, cette union ne nous intéressait pas. Nous n’avons pas besoin d’être épouses pour exprimer notre amour ! Notre seule union, c’est avec la mer, là où nous respirons la liberté à pleins poumons.

J’ignore combien de temps je poursuivrai mes périples… Tu connais les légendes sur les pirates : finalement, peut-être que même la mort ne nous arrête pas ! En restant près des côtes, à force, ça risque de finir ennuyeux ! Mais notre rafiot a beau être solide, il est incapable de triompher au déchaînement des océans lointains ! Quelque chose s’y cache et quelqu’un devra le découvrir… Ce ne sera pas nous, nous sommes très bien !

Ce qui est sûr, en tout cas, c’est que nous te reverrons un jour. Alors, même si tu ne me réponds pas tout de suite, Docini, j’aimerais que tu me donnes ta parole. Promets-moi d’être heureuse, pour que d’ici nos prochaines retrouvailles, un sourire authentique illumine ton visage.

Amicalement, bien sûr,

Nidroska. »

Docini referma la lettre en étouffant un rire. Après courte réflexion, néanmoins, elle laissa libre cours à un éclat. L’un de ceux capables de répandre des larmes de joie, puisque personne ne la jugerait céans.

La capitaine pirate est fidèle à elle-même ! C’est une surprise bienvenue qu’elle apporte de ses nouvelles. Qu’importent les marées, qu’importent les tempêtes, rien n’arrête cet équipage.

A-t-elle envoyé sa lettre depuis un port ? Comment pourrais-je donc lui répondre ?

C’est sans importance, je suppose. Comme elle l’a annoncée, elle viendra nous rendre visite en temps voulu.

Un bâillement accompagna le craquement de ses doigts. Par-delà la fenêtre teintée et ovoïde s’étendaient des champs d’orges et de maïs, d’un tel miroitement qu’elle se pâmait d’admiration. D’autres lettres trônaient toutefois le long de sa table circulaire en émail. Certes, Docini avait consulté la plupart d’entre elles, mais elle était tentée de les redécouvrir au-delà d’une lecture superficielle.

À sa droite s’étalait une écriture maladroite face à laquelle Docini se répandit en soupirs. La signature d’Aldayne Mohild n’accordait aucune ambiguïté quant au fond du message. Même du coin de l’œil, plusieurs parties s’infiltraient en elle, l’invitaient à méditer plus en amont. Tantôt ils évoquèrent un passé enterré, tantôt ils incitèrent à la naissance de nouvelles larmes.

Tu m’avais prévenu, maman. Aucun parent ne devrait avoir à enterrer son enfant, peu importe combien cet enfant est monstrueux. C’était un geste difficile, mais Édelle ne le regrette pas. Avec le temps, j’espère que tu comprendras. Je n’ai pas pleuré Godéra, j’ai juste éprouvé des remords quant à ses choix… Nous aurions pu être alliées si nous avions pris des différents choix, à la place nous nous sommes déchirées au cours d’un conflit bien plus grand que nous. Nous nous reverrons bientôt, j’espère, car tu as quelqu’un à rencontrer.

Docini écarta la lettre afin d’en mettre d’autres en exergue. Parmi cette liste se particularisait un message écrit de la main de Janya, dont la simple ouverture avait suffi à transmettre du baume au cœur de la jeune femme. Effleurer le papier du bout des doigts lui raviva ses sensations.

Tu es bien courageuse de poursuivre là où nous nous sommes arrêtées. Puisque la pratique de la magie est redevenue légale partout, on pourrait croire que le combat est terminé. Presque, en réalité. Fichues rémanents de la milice impériale et de l’inquisition radicale ! Minimes mais persistantes… Heureuse de savoir que Taarek m’a succédé à merveille, d’ailleurs. Je n’ai jamais douté de lui depuis son retour, je craignais juste que la perte de Zech le submerge de chagrin. Mais c’est en son nom qu’il se bat. Tout comme celui de chacun des disparus.

La plupart des autres lettres avaient été rédigés de sa main. Une intense session d’écriture avait occupé sa matinée entière. Il demeurait primordial, à ses yeux, de savoir comment se portaient ses compagnons d’antan. Fliberth s’était montré relativement discret depuis qu’il était rentré en Enthelian, et Docini l’avait vu à seulement deux reprises en dépit de leur proximité géographique. Quant à Jizo, il paraissait hors d’atteinte, toutefois restait-elle persuadée que la distance ne revêtait aucune importance. Tant d’autres personnes méritaient de ses nouvelles, ce pourquoi elle s’était attelée à la tâche. La crainte d’oublis la hantait malgré tout.

Nous œuvrons corps et âme pour bâtir l’avenir de nos sociétés, et nous avons le cœur à la tâche, mais tout de même… Qui reste-t-il ? La dernière fois que j’en ai entendu parler, nous n’avions même pas fini de dénombrer chacune des victimes de la guerre, encore moins de leur offrir une belle sépulture. Quand les plus grandes armées du monde se sont confrontées, d’innocents citoyens sur leur sillage, c’était inévitable que les décès suivraient. Des centaines de milliers de morts au strict minimum…

Parfois, j’ai l’impression de les revoir. Ce ne sont que des mirages. Tout ceci est derrière nous.

Il y avait un temps pour poser sa plume. Non contente de réaliser le geste, Docini s’orienta vers une once d’air frais qu’elle atteindrait dehors. Autour de sa petite demeure en pierre, couronnée d’une cheminée et d’un toit pentu, un sentier en dalle lisse et anthracite sinuait entre des hêtres à même le domaine. Alouettes et mésanges au grand bonheur de la jeune femme dont les oreilles vibrèrent. Immergée dans une telle harmonie, arrosée par l’illumination du zénith, elle pouvait se poser là, accueillir cette accalmie à laquelle elle devait encore s’accoutumer.

L’admiration s’interrompit au moment où Docini se caressa le bas du ventre. Il y demeurait juste une fine cicatrice, mais l’apercevoir lui laissait un solide sourire au milieu de son visage satiné. Soudain manqua-telle d’hoqueter : elle ignorait si son arrivée était une coïncidence, mais elle identifiait ces foulées avec facilité.

Dotée d’une mine joviale, sifflotant agréablement, Édelle rejoignit son épouse avec une démarche entraînante. Sitôt à proximité qu’elle déposa un baiser à ses lèvres, encore apte à propager des frissons en Docini malgré le temps passé ensemble. Elles se fixèrent des secondes durant. S’imprégnèrent du moment, du contact de la bien-aimée, de cette mélodie du quotidien.

D’un seul bras Édelle portait un bébé. Docini caressa la naissance de ses mèches blondes avant de lui pincer la joue avec infime délicatesse.

— Notre petite Nuzille a bien grandi ! s’émerveilla l’ancienne inquisitrice. Voilà qui ne nous rajeunit pas.

Édelle dodelina de la tête, consacrant autant son attention à sa femme qu’à sa fille.

— Hé, lança-t-elle, nous sommes encore de jeunes parents ! J’ai deux ans de moins que toi, je te rappelle !

— Bien sûr, bien sûr ! fit Docini. Mais je ne m’étais jamais imaginée mère.

— Moi non plus, pourtant nous voici. C’est fabuleux ce que la magie peut réaliser, je n’en avais pas été informée.

— Aucun doute que ça s’est déjà produit avant. Peut-être pas beaucoup documenté, par contre… Nous devons encore des remerciements à Uhnomen. Sans sa magie, nous n’aurions jamais pu faire un enfant ensemble. Dire que je la combattais, à l’origine. Que j’étais stupide.

— Nous étions mal guidées, mais nous avons su retrouver le bon chemin ! Non seulement tu l’as fait avant moi, mais sans toi, j’aurais sans doute été trop morte de peur pour y arriver. Pas de dévalorisation, je te rappelle !

Ce disant, Édelle tapota du poing sur le front de Docini. Toutes deux en rirent à gorge déployée, mais le coup fit crier leur fille, aussi sa mère la dorlota. S’ensuivit un long instant de tranquillité. Pour Docini, c’était l’occasion de contempler sa famille, de s’ébaudir loin des conflits de naguère. Mais une autre pensée la fendit alors :

— Notre combat est terminé ? redouta-t-elle.

— Je te reconnais bien là, concéda Édelle. Il faudra beaucoup de temps pour que la haine de la magie s’estompe. Il nous faudra aussi rester vigilants. Depuis sa nouvelle base, Taarek et les siens s’assurent que les poches de résistance soient arrêtées. Et le projet coordonné entre plusieurs pays assurera que nous ne répèterons pas les erreurs du passé.

— Je ne sais pas, Édelle… Je me tiens informée de l’état du monde, mais en ouvrant quelques ouvrages d’histoire, j’ai l’impression que les efforts ne suffisent pas. Que l’humanité trouvera toujours un moyen de s’entretuer.

— Tu n’est pas la première à exprimer ce type de réflexions. J’avais entendu Horis s’étendre aussi à ce sujet… Étrange que je sois plus optimiste que toi à ce sujet. Tu te souviens de ce que nos amis nous ont dit après la guerre, n’est-ce pas ?

— Que la coopération restera leur principale priorité ?

— Voilà. Et Janya nous le répétait à tue-tête, en nous infligeant quelques complices coups d’épaule : nous avons mérité une existence idyllique. Après ce conflit, ces traumatismes, ces douleurs… Personne ne nous blâmera de nous être écartés un peu. Nous sommes en temps de paix relative, et j’espère que nous le resterons autant que possible.

— Donc notre idéal a été atteint… Une vie de famille simple, peut-être même trop ordinaire, à cultiver, à lire, et à danser sous des feux d’artifice dans un village perdu d’Enthelian. Aussi longtemps que nous le pourrons.

— Tu as tout compris. Et ça me convient parfaitement.

Tout avait été formulé. Ce fut alors au tour de Docini de porter Nuzille, après avoir de nouveau embrassé Édelle. Ensemble, elles entreprirent de rentrer de la demeure, et ainsi savourer le reste de la journée.

Rien ne perturbait la quiétude de cette famille depuis des mois. Parfois, cependant, quelques spectres semblaient flotter derrière elle. Guère de quoi l’exhorter à brandir son épée, reposant désormais à l’intérieur d’un coffre. Mais ces présences et ces voix l’empêchaient d’obtenir un sommeil réparateur. Loyaux camarades ou ennemis, l’ancienne inquisitrice peinait à discerner leur identité.

Mon esprit est-il resté indemne ? Après tout, j’en ai côtoyé quelques-uns…

Elle finit par se persuader qu’elle n’avait rien à redouter. Outre la raréfaction de ces manifestations, elle les oubliait la plupart du temps, lorsqu’elle se consacrait entièrement à sa femme et à sa fille. Tout ce qu’elle espérait, c’était que ce statut persistât pour des années à venir, car jamais l’ennui de la routine ne la côtoierait.

Ne t’en fais pas, Nidroska. Je te donne ma parole.

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