2.    Cité d’Adryana, Royaume de Lyis

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t Le soleil se levait à l’horizon de la Cité d’Adryana, à l’extrême Est du Royaume de Lyis. Malgré les rayons, les feuilles des arbres étaient plus pâles qu’à leur habitude et la forêt des Mages semblait sans vie. Les oiseaux paraissaient étrangement silencieux, le temps figé. A la lisière de la forêt, un attroupement s'était formé autour d’un jeune arbre qu’on venait de planter. Malgrè le grand nombre d'individu, le silence planait. Chaque personne présente était vêtue d’un foulard blanc uni couvrant les cheveux et la moitié du visage. Derrière le groupe, se tenaient des tigres plus grands que des ours, des panthères rousses et brunes, des serpents de toutes sortes et des centaures majestueux. Dans le ciel, des aigles et de plus petits oiseaux tournoyaient au-dessus du regroupement muet.

Un vieil homme aux cheveux grisonnants, le teint pâle et fatigué s’avança vers l’arbre. Des cernes noirs soulignaient ses yeux sombres. Son foulard dissimulait à peine les tremblements de ses lèvres tant il essayait de retenir ses larmes. Il ferma les yeux.

« Irène. Ton chemin ici s’arrête, mais le souvenir de ton sourire demeurera éternellement dans nos cœurs. Ta bravoure, ta témérité, ton irréductible volonté de rendre notre monde meilleur, ne seront jamais oubliées. »

Une meute de loup se mit à hurler au loin, la tristesse dans leur voix, palpable. L'homme déposa une fleur blanche sur la terre fraichement labourée et reprit sa place. Un tigre s’approcha et lui fit signe de la tête. Peu à peu, son apparence se métamorphosa. La transformation fut saisissante ; les bruits d'os craquant brusquement résonnèrent dans le silence de l'assemblée. Un à un, ses membres changèrent de forme, momentanément pris dans une transition effrayante, mi-homme mi-bête. Si le vieil homme n'avait pas eu l'habitude d'une telle scène, il aurait sans doute eu la nausée.

Désormais se tenait devant lui un homme d’âge moyen, le visage inexpressif. Une cicatrice profonde, encore rouge, traversait la moitié de son visage. Il était nu mais ne semblait pas s’en soucier. Il tourna la tête vers lui.

« Merci Aravel, je… »

Il s’interrompit un moment et se retourna vers l’arbre. Il se racla la gorge puis continua :

« Ma chère Irène. Me voilà seul dans ce monde injuste, sans toi pour me remettre dans le droit chemin. Car c’est ce que tu as toujours été : la voix de la raison. Désormais, je me sens perdu… Je… Je sais que tu souhaitais voir ton âme revivre dans le corps d’un Akira. C’est vrai que tu as toujours voulu voler dans la peau de ces aigles sortant tout droit des légendes. J’en suis certain, Asal Ahaan accomplira ton souhait. Alors je t’attendrai, chaque matin, je guetterai le ciel pour ton retour. »

Il s’arrêta de nouveau et baissa la tête, essayant de retenir un sanglot.

« Mais sache-le, mon amour, ta mort ne sera pas en vain. Aussi longtemps que cet arbre grandira, s’épanouira en ton nom, je me battrai… Nous nous battrons pour venger ta mort ! »

A ces mots, les animaux à l’arrière rugirent avec force. Leurs voix étaient si puissantes qu’on pouvait sentir les vibrations dans la terre. Chaque personne présente déposa à son tour une rose blanche sur l’arbre, murmura quelques mots avant de se retourner et de disparaître dans les airs. Certains oiseaux s’éloignèrent dans la forêt avoisinante et d’autres s’envolèrent au loin.

Puis petit à petit, il ne resta plus que le vieil homme debout près de l'arbre. Une main se posa sur son épaule et il apperçut la silhouette derrière lui. Aravel sourit en reconnaissant Frej, son compagnon. D’apparence banale, ses traits étaient quelque peu grossiers et ses rides marquées. Pour Aravel en revanche, il n’y avait rien de plus charmant que ses yeux en amande et ses boucles désordonnées. Frej du se baisser pour déposer un baiser sur son front tant il était grand. Se faisant, Aravel sentit le contact froid avec son collier en argent d'où pendait un joli rubis rouge. Il le serra contre lui. Il avait besoin d’un peu de chaleur dans cette journée morose.

« Je peux difficilement imaginer ce que Souli ressent. Vidar n’a encore qu’un an... »

Aravel acquiesça, la gorge nouée. Irène laissait derrière elle son partenaire et ses trois enfants : Razza l’ainé, âgé de six ans, Deimir de deux ans son cadet et Vidar, le plus jeune.

« Comment l’ont-ils exécutée ? »

« Le Voile. »

Frej écarquilla les yeux.

« Je ne comprendrai jamais… pourquoi en sommes-nous là ? Une sentence si atroce, c’est inconcevable… »

Aravel empoigna un peu de terre et le laissa tomber machinalement, grain par grain. Tant de souvenirs, tant de batailles, de moments passés avec sa petite Irène, et voilà tout ce qu’il restait d’elle. La douleur sourde dans son cœur lui coupa le souffle. Il ferma les yeux, retenant un sanglot.

« J’y ai beaucoup pensé ces derniers temps, tu sais, commença-t-il. La Lunsor des Kaaïns sera éternellement considérée comme un symbole de destruction et de chaos, le souvenir d’un danger longtemps disparu. J’ai le sentiment qu’il n’y a rien que l’on puisse faire. Peu importe le nombre de siècles qui sont passés depuis la Grande guerre, depuis la Terreur Eternelle, peu importe nos actes aujourd’hui… nous serons à jamais vus comme des monstres. Je regrette tant qu’il m’ait fallu si longtemps pour m’en rendre compte. »

« Il ne faut pas t’en vouloir. J’ai aussi espéré durant de longues années, que nous puissions vivre en paix avec les humains… Jusqu’à cette lune où j’ai vu une famille entière de Kaaïn emprisonnée puis exécutée pour des crimes qu’ils n’avaient pas commis. Ils étaient les parfaits boucs émissaires. Trois enfants et leurs parents brûlés au bucher. L'Homme a peur de ce qu'il ne comprends pas, et nos pouvoirs, notre lunsor, resteront toujours un mystère pour eux. »

Aravel secoua la tête. Il avait entendu tant d’histoires similaires. Lorsqu’un crime était commis dans un village, lorsqu’un drame survenait, on accusait toujours les Kaaïns. Il n’y avait que rarement de procès pour eux, contrairement aux humains. S’ils voulaient survivre dans ce royaume, ils devaient rester dans le secret. Ils devaient vivre comme des humains car, en apparence, bon nombre d’entre eux leur ressemblaient, mais la Lunsor à la source du pouvoir qui coulaient dans leur veine, était bien réelle. Aravel serra les poings.

« Combien de temps allons-nous pouvoir accueillir tous ces réfugiés ? Combien de Kaaïn seront encore emprisonnés, torturés sans raison, persécutés, chassés de leur maison ? Combien devront mourir sous la violence des hommes pour que nous commencions enfin à nous défendre ? Combien bon sang ! »

Frej hocha la tête. « Nous allons mettre fin à toutes ces injustices. C’est notre devoir. »

Notre devoir’… Il avait ô combien raison. En tant que chef de la cité d’Adryana, Aravel se devait de protéger sa communauté. Beaucoup de ses habitants voulaient simplement survivre. C’était des familles sans histoire, des vieillards, tous apeurés à l’idée de combattre. Mais d’autres, comme Souli, ne désiraient plus qu’une chose : la vengeance.

« Ah mon cher... Je crains fort que la mort d’Irène soit un coup dur pour beaucoup, affirma Aravel. On prendra cela comme un signe de défaite. As-tu, toi aussi, entendu certains parler de quitter le royaume ? »

« Oh oui... ce lâche de Bahal a évoqué partir au Brahaum. Croire que leur sort sera meilleur ailleurs est illusoire ! Le royaume de Lyis nous appartient autant qu’il appartient aux humains ! Comment osent-ils, ne serait-ce que mentionner quitter ces terres, nos terres ? »

Aravel soupira. Il s’était de nombreuses fois posé la question. Il avait tenté depuis de longues années d’unir les communautés de Kaaïns avec l’aide d’Irène. Mais la tâche s'avérait difficile ; elles étaient chacunes si différentes, et le risque qu’il prenait à les réunir était grand. Les Patrouilleurs surveillaient le territoire, à l’affut de Kaaïns, cherchant la moindre excuse pour les arrêter et les emprisonner.

« Nous devons nous battre, Aravel. Promets-moi que la mort d’Irène ne te découragera pas. »

« Jamais ! Je ne lâcherai pas mes efforts, malgré les discordances, malgré la peur. Comme l’a dit Souli, sa mort ne sera pas en vain. »

Ce soir-là, Aravel sortit de chez lui et se dirigea vers la lisière de la forêt des Mages. Il marcha quelques instants, slalomant entre les arbres géants. Les bois étaient denses et la luminosité faible, mais il connaissait précisément son chemin.

Petit à petit, on pouvait voir au loin la lumière de la lune s’intensifier et les arbres se raréfier. Bientôt, Aravel arriva au niveau d’un étang. Il aimait venir ici pour rassembler ses pensées, écouter le silence. Parfois, il s’asseyait près de l’eau, fermait les yeux et imaginait que le monde était différent. Il imaginait vivre dans une époque où humains et Kaaïns vivaient en harmonie. Un monde où l’injustice n’était point, où la haine n'enflammait pas dans le cœur de tous.

Aravel était las de tous ces conflits, toutes ces tensions. Il fut un temps où il avait essayé de voir les choses différemment, il avait essayé la voie pacifique. Quelle désillusion. Voilà où cela l'avait mené : Irène, son adorable fille d’arme et de cœur, en avait payé les conséquences. Il sentit les larmes remonter à la surface. Si elle avait été là, elle se serait sans doute moquée de lui avec son rire si contagieux. Il n'entendrait plus jamais ce son là... rien ne serait plus comme avant. Lui qui pouvait accomplir tant de choses, il se sentait profondément impuissant.

Le vieil homme aperçut du coin de l'oeil une lueur nouvelle dans cette nuit paisible. Il chercha sa source et trouva une lumière à la surface de l’étang.

« Qu’est ce que c’est... ? »

Il s’approcha et se pencha près de l’eau, essayant de comprendre de quoi il s’agissait. Rapidement, il s’aperçut que la lumière ne venait pas de l’étang. Aravel leva alors la tête et fut ébloui par cette flamboyance, loin dans le ciel.

Cette nuit-là, les habitants d’Adryana remarquèrent tous la lumière brillant entre les nuages, surgissant au-delà du Voile des âmes perdues, dans le territoire de la mort. Aravel regardait à son tour, fasciné, ce spectacle de pure Lunsor. Quelque part, il en était certain, cette lumière était le signe qu’il était temps, temps pour les Kaaïns de mettre fin à l’injustice à tout jamais.

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