6. Aravel

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An 902 PTP


Le Mage se tenait devant une carte posée sur la table de son salon, décrivant les trois royaumes de Menaskalig. Le Lyis était vaste, son territoire s’étendait de la Mer Blanche à l’ouest à la Mer des Oubliés à l’est. Le Voile des âmes perdus traçait ses limites nord lorsqu’au sud, un mur se dressait entre le Lyis et ses deux royaumes voisins.

Frej le rejoignit quelque instant plus tard. Il devait toujours se pencher pour passer la porte, ce qui faisait sourire Aravel. Celui-ci se replongea dans sa carte, contemplant le territoire mystérieux du nord.

« Que disent les gens du Cricks sur le Voile ? » demanda le mage.

« Comme tout ce qui les effraye, mes charmants concitoyens le relient aux Kaaïns. Là-bas, on dit que le Voile n'est autre que le monde des Démons. »

« Évidement. » Aravel s'esclaffa.

Il passa la main machinalement sur la carte, comme s'il essayait d'essuyer une tache invisible au niveau de la zone décrivant le Voile.

« Tu penses toujours à cette lumière, hein ? »

« Hmm... Des nouvelles de Neemah ? »

Frej fit non de la tête.

« Est-il possible que cette lumière ne veuille rien dire ? Nous devrions certainement tourner la page… »

« Son apparition la même lune que les funérailles d’Irène, ça ne peut pas être une coïncidence. »

Frej lui lança un regard triste. Aravel savait ce qu’il devait se dire : son deuil voilait ses pensées. Mais six années étaient passées depuis, et il demeurait certain de ce qu’il disait.

« Mon cher, ce ne serait pas la première fois que tu vois des liens là où il n’y en a pas. »

« Si tu fais référence à la fois où j’ai perdu le bracelet aux lilas de ma mère la même lune que l’éclipse, je te le répète : tout le monde sait que les Sakritis sont particulièrement actifs durant de grands évènements lunaires. »

Frej sourit.

« Tout le monde sait que les Sakritis n’existent pas. On raconte cela aux enfants pour qu’ils rangent leurs jouets une fois qu'ils ont fini. »

« Ça c’est qu’on vous fait croire, pauvre fou ! »

« Écoute, si tu es si certain que cette lumière est importante, pourquoi ne vas-tu pas voir l’Oracle ? »

Il n’avait pas tord. L’Oracle pouvait avoir les réponses qu’il cherchait. Il était un Kaaïn puissant, tirant sa Lunsor de sa connaissance quasi infinie du passé, du présent et du futur, mais il n’était allié de personne.

Aravel soupira.

« Tu sais très bien comment il est. Il est impossible de savoir s’il m’aidera ou non. »

« C’est vrai mais on ne peut pas vraiment lui en vouloir de s'être isolé du reste du monde. Cela n’empêche qu’il t’en doit une. »

Aravel se souvenait que trop bien de la première fois qu’il avait rencontré l’Oracle, il y a plusieurs années de cela. Il s’était réveillé en sueur après un rêve bien trop réel : l’Oracle lui avait envoyé une vision dans son sommeil, comme un appel à l’aide. Désormais, peu savaient où il vivait, comment le retrouver. Aravel faisait partie de ces rares personnes qui avaient accès à cette information.

Après plusieurs lunes d’hésitation, il décida enfin de lui rendre visite. Aravel ferma les yeux et se concentra un instant, visualisant l’endroit où il voulait aller. Il disparut quelques secondes pour réapparaitre à des centaines de lieux de son village.

Il ne se trouvait plus dans le Royaume de Lyis. En fait, il ne se trouvait même plus à Menaskalig : le mage était arrivé dans les territoires lointains et désertiques des Terres sauvages, loin au Sud. Dans ce désert perdu, la Lunsor était omniprésente. Aravel frémit à mesure qu'il sentait chaque particule d’air comme chargé d’une énergie hypnotisante. Ses autres sens en étaient également affectés ; la Lunsor distordait sa vision autour de lui. Le sable semblait se mouvoir par moment, les dunes se distordant sous ses yeux.

Aravel s'arrêta après avoir marché quelques temps, surprit par ce qu'il aperçut devant lui. Dans les profondeurs de ces terres arides, s’étendait une forêt dense. Le mage pouvait presque voir la ligne exacte où le désert s’arrêtait et les pluies torrentielles chaudes commençaient. Le ciel était noir de nuages au-dessus de la forêt. Aravel s’avança entre les arbres et se retourna pour voir que le désert avait totalement disparu.

« Jamais je ne comprendrais comment fonctionnent ces terres folles. »

Il s’esclaffa et contempla les alentours : il n’y avait rien, si ce n’est des arbres à perte de vue et une unique maison biscornue, isolée de tout. Il y avait quelque chose de particulièrement irréelle dans cette bâtisse dont la base était plus étroite que les étages plus hauts. Quelle étrange construction.

Aravel entra sans toquer. Il savait que l’Oracle ne serait pas surpris par sa venue. L’absence de fenêtre rendait la maison sombre, la seule ouverture étant celle par laquelle il était entré. Au moment où il ferma la porte derrière lui, il s’aperçut qu’un calme assourdissant régnait dans l'unique pièce de la maison. On n’entendait plus le bruit de la pluie ni du vent dehors, même le feu dans la cheminée restait étrangement muet. Sa respiration lui paraissait soudain si bruyante.

« Je sais pourquoi tu es là, Aravel » affirma une voix douce.

L’Oracle était assis près de la cheminé. Il avait l’apparence d’un tout jeune garçon, pas plus de neuf ans. Il avait cette même apparence depuis qu’il l’avait rencontré pour la première fois. Il portait une toge noire trop grande pour lui. Assis avec un livre à la main, bague sur le majeur, il se balançait sur la chaise, tel un enfant impatient d’aller jouer avec ses amis. On ne pouvait pas voir son visage caché par une grande capuche, mais Aravel savait ce qui se cachait dessous : une face défigurée, des lèvres fendues, des joues portant des cicatrices de brulure, vestige de l’agression qui avait failli lui couter la vie il y a bien des années de cela.

« Personne ne peut t’offrir ce que tu désires vraiment, pas même la créature qui s’est réveillée. »

Aravel s’assit devant lui et l’observa, attentivement. Il savait que chaque mot prononcé par l’Oracle était important.

« Quelle créature ? »

« Celle qui changera tout. »

Aravel attendit. Après un moment de silence, il demanda :

« Penses-tu que la guerre est proche ? »

« Elle est inévitable. Mais est-ce réellement ce que tu désires, Grand Mage ? »

L’Oracle répétait souvent que la guerre était inévitable. Aravel ignorait quoi en penser ; il ne savait plus ce qu’il voulait vraiment.

« Et la créature dont tu parlais, a-t-elle un lien avec la guerre à venir ? »

« Elle a un lien avec le passé, le présent et l’avenir. »

L’Oracle avait le don de parler de façon si cryptique ; Aravel n’avait pas de temps à perdre à essayer de décortiquer son propos.

L'enfant prit sa main, attirant son attention.

« L’Armée Noiree se réveille. La Terreur Éternelle… est-elle ou n’est-elle pas à notre porte ? Devant cette créature, deux chemins à l’horizon, un seul destin. »

Aravel se figea. Il ne comprenait pas : l’Armée Noire ? La Terreur Éternelle ? Ces paroles le faisaient trembler. Ces mots-là n’étaient pas prononcés à la légère. Parlait-il bien de l’Armée qui aurait dévasté l’Empire de Menaskalig durant la sombre époque de la Terreur Éternelle ? Mais qui était cette créature ? Comme si l’Oracle avait lu dans ses pensées, il ajouta :

« Je l’ai vue : immortelle. Sa Lunsor est pure, ancestrale. »

« Cette créature, va-t-elle nous aider à gagner la guerre ? »

L’Oracle leva les yeux vers lui : deux grands yeux d’enfants, innocents, insouciants. Pourtant derrière ce regard, Aravel pouvait sentir le pouvoir de sa Lunsor, ancienne, vibrant avec force. Les flammes de la cheminé dansaient sur ses pupilles anormalement dilatées. Sa jeunesse n’était qu’une apparence, une illusion.

« Une lumière s’est éteinte, une nouvelle s’allume » répliqua-t-il, comme s’il n’avait pas entendu sa question.

« Va-t-elle nous aider dans cette guerre qui arrive ? »

Il insisterait jusqu’à ce qu’il obtienne une réponse. L’Oracle tourna la tête, fixant quelque chose qu’Aravel ne pouvait voir. Il semblait distrait. Avait-il entendu sa question ?

« Elle vous mènera vers votre gloire, ou votre perte. Elle vous guidera vers la lumière, ou vers les ténèbres de la Terreur Éternelle. »

L’Oracle replongea dans son livre et le feu de la cheminée vacilla, sa lumière diminuant d’intensité. C’était le signe pour Aravel qu’il devait partir, mais il ne broncha pas. Il n’avait répondu que partiellement à sa question.

« Je ne comprends pas ! Qu’est-ce que cela signifie ? »

Mais le garçon ne semblait même plus l’entendre, emportée par une transe qui lui était propre. Aravel se leva et s’en alla. Il avait tellement de questions encore. L’Oracle ne disait jamais rien par hasard. Il devait effectuer ses recherches.

Pourquoi avait-il mentionné la Terreur Éternelle et l’Armée Noire ? Aravel avait toujours douté de la véracité de ces histoires. Si des créatures aussi puissantes avaient réellement existé, alors comment ont-ils été vaincus ? Nul ne le savait, et personne ne semblait se poser la question. Après le Traité de la Paix, signé à la fin de la Terreur Éternelle, tous les livres datant de l’ère Pré-Traité ont été détruit et brulé.

Aravel retourna à la cité d’Adryana, repensant aux mots de l'Oracle. Une créature qui pourrait les mener vers leur gloire, ou leur perte. Cette dernière partie lui donnait la chair de poule. S’il partageait cette information au reste de ces alliés, cela les diviserait à nouveau : fallait-il prendre le risque de trouver cette créature potentiellement dangereuse ou fallait-il simplement ignorer son existence ?

Aravel ne pouvait se permettre de nouvelles divisions. Cela faisait des décennies qu’il s’acharnait à unifier les Kaaïns. Son combat et celui de sa petite Irène, aurait été en vain. Il avait besoin de tous les alliés qu’il pouvait trouver. Il ne devait pas leur révéler la prophétie, ou tout du moins, pas dans sa totalité. Aravel était certain que le temps était venu.

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