28. Samaël

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L’horloge géante de la place principale où se tenait le cours du matin signalait 8h30. Samaël aurait jurait qu’elle était à 8h28 une demi-heure plus tôt.

« Néanmoins, n’oublions pas qu’il s’agit là de remettre en contexte… »

La voix criarde du professeur semblait se confondre par moment avec ses pensées, ainsi qu’avec les claquements intermittents des ongles de l’étudiante derrière lui, le frémissement des feuilles de l’arbre géant couvrant la place, la respiration bruyante de l’étudiant à sa droite. Qui avait créé les leçons d’Histoire ? Qu’on lui donne un nom, il l’étranglerait de ses propres mains. L’horloge hurlait désormais 8h35 et Samaël eut la furieuse envie d’arracher la tête de l’inventeur du temps. Celui-ci aussi l’enrageait. Mais qu’arriverait-il au monde si le temps n’était plus ? Voilà bien une question qui rendrait fou son professeur d’Histoire, celui-là même qui entamait maintenant sa énième tangente sur un sujet hors programme.

« Ceci nous rappelle donc l’une des causes majeures de la 3ème Rébellion Kaaïn de… Quelle année ? »

« 373 ! » répondit la plupart en chœur, l’autre moitié marmonnant quelque chose d’indiscernable.

Samaël connaissait les dates de chacune de ces rebellions ; on lui avait fait la leçon maintes et maintes fois. Nous sommes à l’Académie de l’Armée Royale bon sang, nous devirons nous entrainer, étudier des choses plus complexes et d’actualités, songea-t-il.

« Oui, 373 PTP ! Sous le règne de ? » demanda le Professeur en le regardant directement.

Samaël IVe de son nom, que certains appelaient également le roi Faucheur. Il avait hérité de ce surnom car il avait entrepris la total extermination des Kaaïns, menant à la troisième Rébellion. Samaël se souvenait de la première fois que sa mère lui avait raconté cette histoire qui l’avait marqué. Le roi Faucheur s’était converti à la religion des Anges Célestes après avoir épousé la cousine du roi de Cricks dans sa jeunesse. S’était-il radicalisé après cela ? Ou avait-il toujours eut au fond, une personnalité violente et impulsive ? Le prince se le demandait encore.

« Un autre Samaël, c’est toujours un autre Samaël. » répondit-t-il finalement.

Le reste de ses collègues rigolèrent, certains de façon excessive. Pourquoi faisaient-ils toujours cela ? Il avait mal à la tête.

« Alors oui et non, Altesse. Vos ancêtres n’ont pas tous porté le même nom, sinon mes leçons seraient d’autant plus compliquées. Quelqu’un d’autre connaît une réponse plus précise ? »

« Samaël IV. » répondit Keelan.

« Ah bah voilà, j’avais raison ! » s’exclama le prince.

On rit encore. La fille derrière lui ricanait si fort qu’il eut envie de lui couper les cordes vocales. Et les ongles aussi tant qu’on y est…

« Bon c’est bien, mais revenons à notre discussion sur les éléments déclencheurs de la Guerre des Dix-Milles âmes. Saviez-vous en effet, que le roi Melor de Cricks était en fait ami avec notre roi Baron IIe de son nom. Des conflits futiles cachent un égo blessé. Rappelez-vous de cela la prochaine fois que vous vous trouvez dans une dispute sans fin avec votre copain ou copine, simple conseil de couple. »

Quelques étudiants s’esclaffèrent. Samaël savait, de source sûre, que le Professeur avait toujours été un reclus ermite, passant l’essentiel de ses lunes dans les Malin-Kotob de Yersinia, ces maisons littéraires unique à la cité, ou dans la bibliothèque de l’Académie.

« Comme si vous y connaissiez quelque chose. »

La phrase lui échappa mais l’hilarité générale l’empêcha de se sentir mal, malgré le regard blessé du professeur. Celui-ci sourit poliment et jeta un coup d’œil vers l’horloge avant de se lever.

« Bon, ce sera tout pour ce cours, je vous remercie pour votre attention. »

Samaël faillit rattraper son professeur alors qu’il quittait hâtivement la pièce. Mais il se retint. À quoi bon s’excuser ? Cela n’effacerait pas la méchanceté de sa remarque.

« Était-ce vraiment nécessaire ? » demanda Keelan alors qu’il s’assit près de lui.

La place se vida petit à petit et il ne resta plus que Milo et Baron en plus de Keelan.

« Oui ça l’était, sinon il ne nous aurait jamais lâché » répliqua Baron.

« Je n’avais pas l’intention de le dire à haute voix. »

Keelan le regarda d’un air sévère mais ne dit rien. Au moins lui avait l’intelligence de réfléchir avant de parler… Samaël n’était décidément pas d’humeur jovial ce matin-là.

« Je t’ai apporté le Quotidien. » affirma Milo en lui tendant un journal.

« Ah, parfait ! »

« Cherches-tu une information en particulier ? »

« Puisque mon cher père n’est pas des plus bavards, je dois me tenir au courant comme je peux. J’aime bien aussi lire l’Horizon de Kavero ou encore la Voix du peuple, le journal de Yersinia. »

Il lut la première page du Quotidien de Lyisstad :

« Famine au Brahaum : qu’attend le Lyis pour envoyer des ressources ? C’est une crise humanitaire sans précédent que vit la population précaire du Brahaum. On parle de centaines de morts toutes les lunes. Le Cricks tourne le dos à son voisin de l’ouest ; où sont leurs supposés Dieux célestes lorsqu’il faut aider les pauvres et les démunis ? Il serait honteux de suivre l’exemple de ces fanatiques... »

« Comme si nous n’avions déjà pas assez de problèmes à régler. » commenta Baron.

« C’est tout de même terrible ce qu’il s’y passe. » répliqua Keelan. « Ces gens-là ne méritent pas de mourir à cause l’ingérence de leur gouvernant. »

Milo hocha la tête. « C’est vrai, ce sont les innocents qui en payent le prix à la fin. »

« Je ne dis pas que ce n’est pas terrible, ce n’est juste pas notre problème. »

Samaël soupira.

« Nous pourrions au moins leur envoyer quelques ressources, ce n’est pas comme si nous manquions de denrées alimentaires. Nous avons eu l’une des meilleures récoltes depuis des années cette saison. »

« N’avions-nous pas déjà envoyé des aides il y a quelques cycles lunaires ? » demanda Baron.

« Oui, de nombreux Feis Nona sont partis au sud pour leur montrer la meilleure façon de cultiver des légumes dans des températures glaciales. Mais rien n’y fait ; ils étaient toujours renvoyés agressivement. »

« Quelle surprise ! »

« Ils sont incorrigibles… » marmonna Milo.

Keelan les regarda d’un air déçu.

« C’est tout à fait plausible qu’ils les aient renvoyés puisque c’était extrêmement prétentieux et condescendant de notre part de croire que nos connaissances dans le domaine sont supérieures aux leurs. »

« Ha ! Mais c’est du Brahaum que l’on parle ! Un peuple de sauvage. »

Samaël lança à Baron un regard mi-amusé mi-outré.

« Aller, évitons de telles énormités. »

Il tourna la page et poursuivit sa lecture :

« À Nox, des disparitions de bateaux inquiètent les villageois. Une investigation a été lancée. Après plusieurs semaines de recherches, un des bateaux disparus a été retrouvé, échoué plus loin au nord. On a conclu à de malheureux accident en mer. D’après nos confrères de Kavero, certains villageois ne sont pas de cet avis, pointant du doigt les Kaaïns. Mais dans quel but ? Ils ne savent dire. Faut-il alors croire à ces complotistes ou cette histoire s’arrête-elle là ? »

« Nox ? Je ne sais même pas où c’est. » affirma Milo.

« Nord-est, non loin de Kavero, sur les côtes de la Mer d’Hyros. »

Tout le monde se tourna vers Baron, surpris qu’il sache une telle chose.

« Je connais bien la région, ma famille possède la majorité des terres à Kavero et autour. »

« Les gens aiment se jeter sur des conclusions sans fondement. » affirma Keelan. « Pourquoi des Kaaïns voleraient-ils des bateaux, pour ensuite les laisser s’échouer ? Pourquoi accuser spécifiquement cette communauté ? »

Samaël haussa les épaules.

« Quand on s’ennuie, on aime se distraire en trouvant des problèmes là où il n’y en a pas. »

« Comme quand tu décides de rejoindre des soldats allant au Mur sans l’aval de ton père. » rétorqua Baron d’un air moqueur.

« Exactement ! » s’esclaffa-t-il.

« Va à la dernière page, tu vas rire. » affirma Milo.

Samaël retourna le journal et lu en bas de page dans la colonne « Royale » :

« A toutes les jeunes filles de Lyisstad, il semblerait que votre rêve s’écroule. Sachez que le prince Samaël a été aperçu, à plusieurs reprises, accompagné d’une ravissante jeune fille : une certaine Maeva Aragon, nièce de… Hein ! Quoi ? »

Tous éclatèrent de rire mais lui ne trouvait pas ça drôle du tout. Il connaissait Maeva, c’était une des étudiantes de l’Académie qu’il avait fréquenté par le passé. Keelan lut à son tour le passage.

« Maeva ? Mais d’où est-ce qu’ils sortent de telles bêtises ? »

« Mae… Ah ! » Baron s’esclaffa. « Ce n’est pas la fille qui riait à toutes tes blagues, même celles qui n’en étaient pas ? »

Le souvenir de cette fille lui donnait un nouveau mal de crâne. Elle était certes jolie et intelligente, mais la façon avec laquelle elle se comportait avec lui, essayant par tous les moyens de lui plaire, avait fini par l’ennuyer. Samaël finit de lire l’article qui, curieusement, complimentait la jeune fille ainsi que son illustre famille. Sa tante était un des Héros de la Guerre des Dix-milles âmes et son père, un puissant et riche banquier, investissant dans des projets ambitieux, dans les journaux du Royaume…

« N’avais-tu pas couché avec elle ? » demanda Milo.

« Hmm… Mais juste une ou deux fois, il y a cinq, six cycles lunaires. »

Baron rit.

« Ces incompétents ; ils viennent à peine de recevoir l’information ! »

Samaël se figea. Il se retourna vers Keelan et Milo.

« Attendez… l’avez-vous vue ces derniers temps ? »

Keelan fronça les sourcils et fit non de la tête. Milo écarquilla les yeux.

« Ne me dit pas qu’elle est enceinte ! »

« Impossible, impossible. » se répéta Samaël. « Je bois du thé de Pennyroy chaque matin ! »

« Tu ne l’as jamais oublié, pas même une fois ? »

« Jamais ! Et si je l’oubliais, les servants me le rappelleraient, et mon père me le ferait boire de force s’il le fallait ! »

« J’avais lu dans un livre de biologie de ma mère qu’il arrivait… »

« Non, je ne veux pas savoir, Keelan. » Samaël fit signe à trois des quatre gardes postés non loin. « Je veux qu’on traque Maeva Aragon. Dites-moi où elle est, ce qu’elle fait et… si elle a pris du poids. »

L’un des gardes le regarda d’un air surpris. Encore un sans-cervelle, se dit Samaël.

« Un problème ? »

Il secoua la tête. « A vos ordres, altesse. »

Samaël aperçu Lira et Katerina arriver au même moment. Il se redressa.

« Pas un mot sur cette histoire, compris ? »

« Quelle histoire ? » pouffa Baron.

« Nous devons aller à notre cours de mathématiques de toute façon. » affirma Keelan en jetant un œil vers Milo.

« À plus tard ! »

Ils se retournèrent et s’en allèrent, saluant Lira et Katerina sur le chemin.

« Oh attention Samaël, on a des Patrouilleurs parmi nous. » s’exclama Baron en tapotant sur son épaule.

Lira sourit. « Pas encore, mais bientôt. »

Elle en avait en tout cas déjà l’apparence, vêtue d’une tenue entièrement noire, un pantalon en cuir retroussé sur des bottes de la même matière. Lira avait deux dagues à la ceinture, mais quelques emplacements prévus pour d’autres armes étaient encore vides. Même en tenue de combat, la jeune fille
restait sublime. Samaël se demandait s’il était possible pour elle de ne pas l’être. Elle s’assit près de lui et prit le journal encore posé là. Merde… !

« Comme toutes les semaines, hein ? Quel tas de bêtises racontent-ils cette fois-ci ? »

Il sourit et se pencha vers elle pour lui prendre gentiment le journal des mains. Il dut s’efforcer pour garder un air calme, sa proximité avec elle le mettant dans tous ses états.

« Laisse ça pour les grands, veux-tu ? »

Baron et Katerina éclatèrent de rire alors que Lira lui lança un regard meurtrier.

« Que dites-vous d’aller boire quelques verres du meilleur élixir du Royaume au palais, pour une fois ? » proposa-t-il.

« Ne crains-tu pas que ton père… » commença Katerina.

« Au diable mon père. Ce n’est qu’un verre. »

Il se leva, feignant de ne pas remarquer leurs airs choqués. Il tendit le journal au garde restant, qui fit semblant de rien. Enfin, un qui utilise son cerveau en plus de ses muscles.

« Arthur, c’est ça ? »

Le garde acquiesça. « A votre service, Altesse. »

Ils sortirent de l’Académie et marchèrent jusqu’au palais. Son père voulait qu’il prenne le carrosse pour chaque déplacement. Il faisait beau et le palais était à moins d’une trentaine de pas de l’Académie ; prendre un carrosse serait aberrant. Mais il était vrai que cette distance paraissait toujours tellement plus longue, car à chaque coin de rues ils étaient arrêtés par une foule étouffante. Le prince était habitué maintenant et tout ce qu’il pouvait faire c’était sourire et les saluer.

Samaël tourna la tête et remarqua une silhouette qu’il crut reconnaître ; une fille aux cheveux sombres attachés en chignon, s’éloignant dans la rue opposée. Un frisson le parcourut et il s’arrêta net.

« Dispersez-moi cette foule, j’ai besoin de respirer. »

Les gardes s’exécutèrent, repoussant la foule, éloignant le maximum de personne. La masse s’agitait, certains ne voulaient pas bouger. Les gardes sortirent leurs armes pour menacer les plus tenaces. Le temps que son champ de vision se libère enfin, la fille avait disparu.

« Tout va bien ? » demanda Lira.

Perturbé, Samaël contempla la rue menant vers le Citadelle. Il ne connaissait personne avec une telle coupe de cheveux, mais pour une raison qu’il ne savait expliquer, il eut presque envie de la suivre, d’essayer de la retrouver. Il regarda autour, cherchant des yeux la trace de la mystérieuse personne, mais elle semblait s’être envolé.

« Ça va, j’ai juste cru… » Il se frotta les yeux. « Ne t’en fais pas. Ce n’est rien. »

Lira le dévisagea un moment mais resta silencieuse. Le prince se retourna et contempla la foule encore présente scandant son nom.

« Allons-y » affirma Samaël.

Les gardes s’exécutèrent et le groupe continua son chemin vers le palais. Au bout d’un moment, le prince aperçut au loin les trois gardes qui étaient partis à la recherche de Maeva. Il continua de marcher comme s’il ne les avait pas remarqués. Une fois arrivé plus près, l’un d’eux murmura quelque chose à l’oreille d’Arthur.

« Fausse alerte. » souffla discrètement ce dernier.

Samaël hocha la tête, profondément soulagé. Il continua de sourire à la foule qui le saluait toujours à distance.

« Arthur, faite passer le message, à elle et à sa famille, que si je retrouve un article similaire dans les journaux, je ferais en sorte que le futur des Aragons s’arrête là. »


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