32. Aux portes du Voile des âmes perdues

7 minutes de lecture

Comme une ombre dans l’obscurité de la nuit, une silhouette slalomait entre les arbres, loin au nord du Royaume de Lyis. Si le ciel était parfaitement dégagé, la lune restait trop fine pour être visible à l’œil nu. L’ombre s’arrêta un moment, révélant un homme entièrement vêtu de noir, les cheveux recouverts par une grande capuche. Il contempla le paysage autour de lui pour se repérer avant de reprendre son chemin. Même s’il connaissait peu ce royaume, le jeune homme se déplaçait à une vitesse inhumaine, transplaçant d’un endroit à l’autre. Il arriva enfin au sommet de la Montagne Sombre qui surplombait sur les terres relativement plates du Lyis. Des arbres grands et vigoureux couvraient toute son étendue. Il avait escaladé la dernière roche qui culminait sur la montagne sans aucun effort. La vue sur ce royaume verdoyant demeurait époustouflante.

Le jeune homme se retourna pour sonder le territoire sous ses yeux, le regard sombre. Le Voile des Ames Perdues s’étendait à perte de vue à l’horizon et il était impossible de discerner ce qui se cachait au-delà. Une partie de la montagne disparaissait derrière l’épaisse brume. Les choses avaient beaucoup changé depuis la dernière fois qu’il était venu ici. Le paysage devant lui semblait effrayant. Une véritable scène de désolation. La mort était reine, impitoyable sur ses terres inertes.

Il sentit un mouvement à sa droite et transplaça avec une vitesse foudroyante, apparaissant derrière son assaillant. Il l’attrapa par derrière, enfermant son cou autour de ses bras puissants. Brusquement, la personne qu’il avait entre les mains se désagrégea tel un château de sable. La matière s’effrita puis disparue dans l’air comme si elle n’avait jamais été là.

« Ah, Alec, Alec… » commença une voix sur un ton moqueur. « Ta rapidité est presque intacte, mais tes senseurs sont forts engourdis, mon ami. »

Une silhouette apparut à quelques pas de lui. L’obscurité rendait sa vision médiocre mais Alec pouvait voir qu’il s’agissait d’un homme grand, la peau sombre. Une capuche bleu foncé couvrait une partie de ses cheveux plus noirs que cette nuit sans lune. Il n’était pas particulièrement fort, ni spécialement mince. Alec aperçu brièvement sur ses yeux des reflets rougeâtres, comme si des flammes dansaient sur ses iris. Il ne l’avait pas senti derrière lui et pourtant il en était certain, il se tenait là depuis le début.

« Je ne suis pas ton ami » répondit Alec.

« Ha, ça c’est un bien bel euphémisme. »

Il révéla alors son aura de Lunsor qu’il étouffait jusque-là. Celle-ci était si époustouflante qu’Alec n’eut pas besoin de voir son visage pour savoir exactement de qui il s’agissait : l’Empereur en personne. Aucune émotion ne transparaissait dans sa voix ni sur son visage partiellement caché dans l’obscurité. Alec était terrifié. Il savait de quoi il était capable et il restait sur ses gardes, prêt à transplacer loin d’ici à la moindre menace. Il avait du mal à croire qu’il était réellement venu en réponse à son appel.

L’Empereur s’approcha. Il marchait avec assurance et légèreté, d’une démarche inhumaine ; chaque pas résonnait sur le sol. Alec aurait juré que son cœur s’était mis à battre au rythme de sa marche. En fait, toute l'atmosphère paraissait changer en sa présence, comme si l’air autour de lui devait s’adapter à son aura.

Un oiseau s’éleva dans le ciel comme effrayé par sa seule présence. Il s’envola d’un arbre proche, prit de la vitesse, et slaloma entre les branches. Puis tout à coup, il se mit à perdre en altitude, et il s’effondra sur le sol, à leur pied. L’Empereur soupira.

« On naît innocent, faible, fragile, si facilement brisable. » Il parlait avec une douceur déconcertante, choisissant ses mots avec délicatesse. « Puis on s’envole, on apprend à se construire, à devenir fort. En atteignant l’apogée, on se croit invincible. » Il décrivait par des gestes gracieux, l’envol de l’oiseau. « Puis le temps passe : on devient faible, fragile, facilement brisable... et on disparaît. »

Il avait prononcé ce dernier mot presque comme un murmure. Un murmure terrifiant. Alec crut sentir le sol trembler.

« C’est là le cycle cruel du temps et de la vie. »

Alec le dévisagea, de la haine dans ses yeux. L’Empereur jeta un œil vers lui, comme s’il avait perçu le volcan d’émotion l’envahir.

« Ce qu’il s’est passé ici devait arriver tôt ou tard. Tout est fini, Alec. »

La façon dont il prononçait son nom comme une insulte lui glaça le sang.

« Pourtant, quelque chose a changé. Le simple fait de me voir ici devrait te convaincre que rien n’est fini. Sauf si tu es à l’origine de tout ça. »

Alec observa son interlocuteur, à la recherche de la moindre émotion, le moindre geste qui lui indiquerait ce qu’il pensait. Mais rien.

« Tu sais très bien que je n’ai rien avoir avec ça » déclara-t-il en le décrivant de son index « Te voir anéanti, gisant sur le sol, écrasé comme un insecte… je frissonne de plaisir rien qu'à y repenser. Pourquoi diable te rendrais-je le moindre service ? »

Le sol sous leur pied trembla à nouveau. Cette fois-ci il en était certain : l’Empereur faisait réellement vibrer la montagne. Mais Alec devait savoir, et si quelqu’un avait les réponses, ce serait certainement lui.

« Est-ce que… est-ce que c’est elle ? Est-elle… revenue ? » demanda Alec, l’émotion à peine cachée dans sa voix.

L’Empereur continua de contempler l’horizon, silencieux. Pendant un bref instant, Alec crut déceler une ombre de tristesse dans ses yeux de feu. Mais il était bien plus probable qu’il ne s’agissait là que de sa propre émotion qui se reflétait sur son regard. Car l’Empereur était pire qu’un démon : il ne se souciait de personne d’autre que lui-même. Il serait capable de tuer ses propres parents si cela servait ses intérêts égoïstes.

« Nous l’avons tous vu mourir. Nous l’avons tous ressenti : sa lumière s’est éteinte à tout jamais. » Il s’approcha du bord de la roche, contempla le Voile des Ames perdues, au pied de la montagne. « Trop longtemps nous avons cru que la mort nous était étrangère… Trop longtemps, nous l’avons défiée. Nous nous sommes crus invincibles, au-dessus de tout, aveugle à notre propre mortalité. »

Alec fronça les sourcils ; il ne comprenait pas vraiment de quoi il parlait. L’Empereur montra du doigt le Voile se dressant, inébranlable, sur les terres aux pieds de la montage. Il semblait fatigué, lassé.

« Ce Voile que tu vois sous tes yeux est la preuve que c’est terminé. Elle est partie Alec, c’est fini. C’était il y a tellement longtemps... Il faut l’accepter et faire son deuil. »

Alec secoua la tête. Il sentait la colère montait en lui.

« Mais comment est-ce possible ? Pourquoi suis-je ici ? Je le sens, quelque chose se réveille au-delà du Voile. Quelque chose a changé ! »

« Quoi donc ? »

« Une nouvelle Créature de Lumière est née. »

Alec partagea le souvenir qu’il avait vu, celui du vieux mage, Aravel. Il observa son interlocuteur avec attention. Celui-ci plongea dans ses réminiscences, le visage toujours impassible, comme indifférent à ce qu’il voyait. L’Empereur resta silencieux pendant un moment, pensif. Alec aurait tant souhaité pouvoir sonder ses émotions comme il était capable de le faire avant. Mais en vain.

« Rien ne dit que c’est une nouvelle créature. Il pourrait simplement s’agir d’un des tiens. »

« Comment pourrais-je me tromper sur une chose pareille !? » s’emporta Alec.

« Ce ne serait pas la première fois que tu te trompes sur quelque chose. » dit-il avec un ricanement.

Alec prit une pierre et la fracassa sur le sol.

« Ah, je ne te comprends pas ! Comment peux-tu être aussi indifférent alors qu’il y a un réel espoir, qu’on peut vraiment y croire ! Elle est possiblement revenue ! Toi qui prétendais l’aimer… Ne ressens-tu vraiment rien, merde !? »

Ce dernier se déplaça si vite qu’Alec ne le vit même pas bouger. Un instant il était à plusieurs pas et soudain il était juste devant lui, ses mains comme un étau serrant son cou, le plaquant contre un arbre.

« Ne prétend jamais savoir ce que je ressens ou non » dit-t-il avec un calme trompeur.

Tout autour d’eux tremblait avec violence : les feuilles, les pierres, la roche.

« Elle est revenue… C’est la seule explication. » affirma Alec, difficilement.

Les vibrations s’intensifièrent. Il craignait presque que la montagne s’effondre sous la force de sa Lunsor.

« Ce n’est pas vrai… Pourquoi ne veux-tu pas l’accepter ? Elle est morte ! Elle est partie et elle ne reviendra JAMAIS ! »

Un violent orage éclata dans le ciel. La foudre explosa à quelques mètres, frappant plusieurs arbres devant eux, allumant un feu. Alec avait du mal à respirer, les bras de son agresseur le maintenant en place. Ses yeux se mouillaient et des larmes coulaient sur son visage. Il sourit et posa sa main sur son cœur.

« Elle ne mourra jamais… » il s’étouffait, cherchant désespérément un dernier souffle. « Sa lumière est éternelle. »

L’Empereur serra plus fort. Le sol à leur pied se fissura.

« Tu es un fanatique. Tu l’as toujours été. Ton adoration aveugle te consumera. Je te promets une chose, Alec, je serais là, me délectant du spectacle, cette lune où tu périras dans ta propre folie. »

En un clin d’œil, il disparut dans les airs et l’orage se dissipa. Alec s’écroula, le cou ensanglanté, calcifié. Derrière lui, les flammes s’élevaient haut dans le ciel mais il ne s’en souciait guère.

Il refusait d’y croire. Il le sentait dans son cœur : elle était revenue.

Annotations

Vous aimez lire Kenala ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0