60. Ayah

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Ayah interrompit sa lecture, les larmes aux yeux. Son ventre se nouait et elle eut envie de vomir. Elle avait eu beaucoup de difficulté à finir ce chapitre. Les images qui lui venaient à l’esprit était atroces et lui rappelaient des moments qu’elle aurait préféré oublier à jamais. Sa nausée était intense mais elle essaya de se retenir. Elle n’aimait pas vomir, elle n’aimait pas la sensation, le goût...

Ayah posa le livre et sortit sur la terrasse prendre de l’air. Tant d’années étaient passées, tant de choses s’étaient produites et pourtant, elle sentait la plaie béante dans son cœur dès que des souvenirs lui revenaient.

« Je dois m’arrêter. Ce livre va me rendre folle… »

Elle soupira et s’attarda sur les va-et-vient au pied de la Citadelle. De la chambre du Maître de la Citadelle au sommet de la tour, on pouvait voir l’entièreté de Lyisstad et même au-delà. Elle pouvait apercevoir les immenses plaines vertes s’étendant à l’horizon. Elle tourna la tête et aperçu le palais royal, non loin de là. Les deux bâtiments les plus importants de cette cité étaient situés très près l’un de l’autre, au centre même de Lyisstad. Elle se remémora ces moments passés avec Samaël et ses amis, ainsi qu’avec Raven. Et puis Gilda qu’elle considérait comme la grand-mère qu’elle n’avait jamais eu, Sib qui lui avait déjà tant appris. Elle avait tourné la page, avait pris sa vie en main.

« Alors laisse ces cauchemars derrières toi, bon sang… »

Puis ses pensées se tournèrent vers Uraura.

Ayah se frotta les yeux, fatiguée. Elle ne savait pas quoi penser de ce qu’elle avait appris durant leur dernière conversation. Elle ne savait pas certainement comment elle pourrait tenir sa promesse. Uraura prétendait venir de la « Cité Impériale de Jenna ». Ayah avait immédiatement sauté sur le journal du dragon et cherché la carte que lui avait montré le Maître de la Citadelle il y a plusieurs cycles lunaires de cela. Elle s’était bien souvenue du nom : Le Royaume de Jenna, ce territoire aujourd’hui disparu de la carte, remplacé par le Voile des Ames Perdues au nord du Lyis.

Seulement, Uraura n’avait pas parlé de cité royale de Jenna, mais bien de cité Impériale. Devait-elle croire qu’elle faisait référence à ce temps où Menaskalig était un Empire unifié ? Comment était-ce possible ? L’Empire avait été brisé il y a presque mille ans. Uraura était pourtant bien là, encore vivante pour en parler. Qu’est-ce que tout ceci signifiait-il ? Uraura était-elle une créature immortelle ?

Elle entendit plus loin la voix du maître. Il entra quelques instants plus tard dans la chambre.

« Ah te voilà. Comment va la traduction ? »

« Très bien. Vous pouvez lire les dernières pages que j’ai traduites. »

Le maître jeta un coup d’œil vers les parchemins sur la table. Il feuilleta rapidement les pages et leva les yeux vers elle.

« As-tu appris quelque chose d’intéressant ? »

« Définissez ‘‘intéressant’’. »

« Quelque chose de nouveau. »

Ayah resta silencieuse un moment, pensive.

« J’ai appris qu’être dans la tête d’une personne en conflit constant avec elle-même peut s’avérer fort perturbant. »

Le Maître de la Citadelle fronça les sourcils. Il ne savait pas de quoi elle parlait ; il n’avait pas encore lu le dernier chapitre et surtout, il ne pouvait pas lire le journal dans cette langue de lunsor hypnotisante. Mais Ayah ne comprenait toujours pas pourquoi il tenait tant à ce journal si étrange. C’était certes un récit émouvant, émotionnellement difficile à lire pour elle, mais pour un historien, il n’y avait là rien d’intéressant. Peut-être qu’en avançant plus dans sa lecture elle comprendrait mieux.

« Ne sommes-nous pas tous en constant conflit avec nous même ? »

Ayah avait du mal à croire qu’il y avait une once d’ambivalence dans son esprit. Le maître semblait savoir ce qu’il faisait, ce qu’il comptait faire. Il semblait toujours avoir plusieurs longueurs d’avance sur tout et tout le monde. Elle ne l’avait jamais vu douter de rien.

« Certes, mais lire les ruminations internes d’une personne aliénée est quelque peu troublant. »

« Mmm… » marmonna le maître, plongé dans ses pensées.

Ayah l’observa longuement, se demandant à quoi il pouvait penser. Elle aurait aimé être une Enchanteresse à ce moment-là et pouvoir lire dans ses pensées. Elle se demandait si ces créatures étaient les seules qui en étaient capable. Elle devrait essayer une lune. Elle aurait été bien curieuse de découvrir les cogitations d’un esprit aussi brillant que le sien.

Elle le salua et sortit de la chambre. Elle avait tant de questions en tête. Sa discussion avec le maître n’aidait pas et les mots d’Uraura trottaient constamment dans sa tête. Qui pourrait lui apporter des réponses ? Peut-être pouvait-elle demander à Gilda ? Après tout, elle avait l’air d’en savoir beaucoup sur les Kaaïns. Ayah sortit de la Citadelle. Il faisait beau ce matin-là, comme souvent à Lyisstad. Les rues étaient pleines de monde.

Elle se balada entre les ruelles marchandes, regardant à droite et à gauche ce qu’on vendait de nouveau, puis elle continua son chemin plus loin dans la cité. Elle passa devant le magasin d’arme de Sibylle qu’elle visitait chaque semaine pour ses entrainements avec elle. Sibylle avait toujours tant de choses à lui apprendre.

Elle arriva devant le petit magasin de livres qu’elle connaissait si bien et entra. Gilda l’accueillit avec un grand sourire, comme à son habitude.

« Comment vas-tu mon enfant ? » lui demanda-t-elle d’un ton chaleureux.

Ayah s’assit devant elle et Gilda lui proposa à boire. Elle disparut quelques instants dans une pièce derrière elle et ressurgit, apportant un large plateau avec une petite théière, et de vieux verres en porcelaine. Tout avait l’air extrêmement couteux, ancien et particulièrement bien entretenu. Elles discutèrent un moment de tout et de rien puis Ayah finit par lui poser la question qu’elle avait en tête.

« J’ai étudié il y a quelque temps, beaucoup de livres de légendes en particulier des Kaaïns. Une des légendes la plus mentionnée mais malheureusement dont on trouve peu d’information et celle de la Terreur Éternelle ayant brisé l’Empire de Menaskalig. Sais-tu quelque chose à ce propos ? »

Gilda réfléchit.

« Et bien pour commencer, je ne les appellerais certainement pas des Légendes. Ce sont des évènements bien réels qui ont marqué et transformé à tout jamais notre histoire et notre rapport aux Kaaïns. Il reste encore des vestiges de cette guerre comme les murailles détruites de la cité de Shir Kuh, les ruines de la forêt d’Hyoïde au Cricks, la tour abandonnée de Nerghal au Brahaum et tant d’autres lieux historiques de par Menaskalig. » Elle soupira. « Tu sais, j’ai personnellement toujours dit qu’un des plus grands malheurs de notre Histoire fut la destruction de tous les livres et ouvrages Pré-Traité. Qui sait combien de savoir et de richesse intellectuelle nous avons perdu à ce moment. »

Ayah acquiesça. Elle ne pouvait qu’être d’accord avec ça. Les choses auraient été bien plus simples s’il était resté des traces certaines de ce passé si mystérieux.

« Donc pour toi, il y a mille ans environ, le dernier Empire de Menaskalig était bien dirigé par des Kaaïns ? »

« Absolument. Ce sont les détails qui sont plus incertains. »

Les deux se turent, plongées dans leurs pensées. Ayah se demandait quelle partie de l’histoire était réelle et laquelle a été détournée par les humains en leur faveur. Peut-être obtiendra-t-elle plus de réponse à l’avenir au près d’Uraura puisque Gilda n’avait pas l’air d’en savoir plus. Après un moment de silence, Ayah soupira.

« Dites-moi, que savez-vous du Maître de la Citadelle ? »

Gilda leva les yeux vers elle. Elle se leva, ferma la porte du magasin puis revint s’assoir.

« S’est-il passé quelque chose, mon enfant ? »

« Rien de grave, ne vous inquiétez pas. Seulement, je m’aperçois que vous aviez raison à propos du Maître. J’essaye de comprendre ce qu’il veut. »

Gilda prit une gorgée de son thé.

« Sais-tu que personne ne sait depuis combien de temps il est à la tête de la Citadelle ? Je ne me souviens pas d’un temps où il n’avait pas cette position et pourtant tu peux voir que je ne suis pas toute jeune. Je ne sais pas comment on devient maitre de cet endroit, tout est si secret et mystérieux à propos de la Citadelle. Les Feis Nona sont des gens forts étranges. As-tu déjà parlé avec l’un d’eux ? »

« Brièvement. »

Elle aussi avait toujours trouvé que les Feis Nona étaient de très curieux personnages.

« As-tu vu leurs yeux ? Ils ont l’air vides. Rien ne semble les animer. Tu ne les verras jamais sourire, rire, faire quoique ce soit d’autres que leur travail. Personne ne sait comment on devient un Feis Nona non plus. »

« Où voulez-vous en venir ? »

« La Citadelle est un endroit totalement indépendant de tout pouvoir. C’est un lieu sacré. Personne n’oserait poser des questions, entrer sans permission. Personne n’y a d’autorité si ce n’est le maitre et les Feis Nona. Ne trouves-tu pas tout ça très suspicieux ? Pourquoi tout ce secret si ce n’est qu’ils ont quelque chose à cacher ? »

Samaël avait la même opinion sur le sujet, elle ne savait pas quoi en penser mais ne pouvait s’empêcher de trouver ça troublant également.

« Avez-vous une idée de ce qu’ils voudraient cacher ? »

« Malheureusement, non. Avec le temps j’ai fini par me convaincre que j’exagérais les choses. Après tout, je n’ai jamais rien entendu de négatif à propos du maitre. Mais en fait, je n’ai jamais rien entendu du tout sur le maître si ce n’est des questions sans réponses. »

« Peut-être que nous en savons si peu justement parce que peu de personnes interagissent avec lui. »

Gilda haussa un sourcil, intriguée par ce qu’elle avait dit. Une partie d’elle voulait encore lui offrir le bénéfice du doute.

« Ce n’est pas faux. »

« Y-a-t ‘il un quelconque moyen pour vous d’en savoir plus sur lui ? Je sais que vous avez beaucoup de contacts un peu partout dans le royaume. »

Gilda acquiesça, un large sourire aux lèvres.

« Je vais voir ce que je peux faire. »

Ayah la remercia et sortit du magasin. Elle aurait certainement aimé que Gilda ait plus de réponses à lui apporter. Peut-être parviendrait-elle à en apprendre plus. Elle semblait effectivement pleine de ressources.

Ayah marcha un moment dans les ruelles bondées de la cité, perdue dans ses pensées quand elle aperçut un attroupement dans une ruelle plus loin. Elle entendait des gens crier mais n’arrivait pas à voir d’où le bruit venait exactement. Elle s’approcha et vit un petit garçon à genou, deux personnes le tenant par le bras. Il ne devait pas avoir plus de sept ans mais elle pouvait voir une aura de Lunsor subtile, émaner de lui. Son visage était ensanglanté, il était entièrement couvert de bleu. Ces vêtements étaient totalement en lambeaux.

« S’il vous plait, laissez-moi partir. Je ne veux faire de mal à personne. S’il vous plait ! »

« Ta simple présence pourrait nous fait du mal. » s’écria un homme dans la foule

« On sait que ce que les monstres comme toi peuvent faire »

Il tenta de s’échapper de l’emprise sur son bras mais d’autres personnes vinrent le maintenir en place. Il arrivait à peine à se mettre debout. Elle devait faire quelque chose.

« Tenez le bien ! » s’exclama une femme.

« On a déjà appelé les patrouilleurs, ils seront là bientôt »

Ayah sentit son sang ne faire qu’un tour. Elle jeta un coup d’œil à droit et à gauche et vit un magasin de vêtements. Elle marcha discrètement et vit que le vendeur était dans sa boutique, occupé derrière son comptoir. Elle regarda rapidement les vestes accrochées sur les penderies à l’extérieur et vit de longues vestes en cuirs noires ressemblant quelque peu à ceux des patrouilleurs. Il fut un temps où j’étais une excellente voleuse, voyons si j’ai gardé mes talents. Elle vérifia rapidement que personne ne la regardait et prit discrètement l’une des vestes qu’elle enfila agilement et continua sa démarche comme si de rien n’était. Elle était bientôt bien loin du magasin.

« Vous pouvez partir, je m’en charge. Les renforts arrivent. » scanda Ayah, le ton autoritaire, alors qu’elle s’approchait de la foule toujours autour du gamin.

Elle se fraya un chemin entre les gens qui s’écartèrent et s’avança vers l’enfant. Elle l’empoigna et dit, d’un air sévère :

« Vous avez bien fait. Je vais l’emmener aux cachots »

« Mais… » commença un des hommes qui le tenait.

« Je vous remercie. Dispersez-vous, maintenant. »

La foule se dissipa petit à petit et Ayah prit l’enfant avec elle et l’emmena loin de la ruelle. Elle se dirigea vers la petite cabane dans l’impasse, là où elle avait séjourné si longtemps. L’enfant ne tenta pas une seule fois de s’en aller. Il avait probablement perçu son aura de Lunsor. Il la suivit calmement dans la cabane.

« Merci » dit-il une fois arrivé.

Elle inspira profondément, s’apercevant qu’elle avait arrêté de respirer tout ce temps. Elle jeta la veste en cuir par terre et essuya la transpiration sur son front d’un revers de la main.

« C’était moins une, hein ? »

Il baissa la tête, les yeux encore humides de larme.

« Comment t’appels-tu, mon grand ? »

« Roni »

« Raconte-moi un peu, Roni, qu’est-ce qu’il s’est passé ? »

« Je jouais avec mes amis et un moment j’ai bousculé quelqu’un sans le faire exprès. Apparemment c’était une personne importante parce que d’un coup deux hommes sont arrivés et j’ai cru… » les larmes reprirent de nouveaux « j’ai cru qu’ils allaient me … me faire mal »

Ayah sortit un tissu de sa poche et lui tendit. Il essuya ses larmes.

« Je me suis défendu. J’ai lancé une boule de flamme sur eux, mais en visant les pieds. Je voulais juste gagner du temps pour pouvoir m’enfuir. Mais trop de gens ont vu ce qu’il s’était passé. Ils m’ont sauté dessus. Ils ont commencé à me frapper. Des coups de poings, de pieds, de couteau. Je pensais que j’allais mourir. »

Le petit garçon s’effondra, encore endolori par ses blessures. Ayah prit ses mains et tenta d’apaiser sa douleur. Elle soigna toutes ses plaies et ses fractures. Cependant sa vraie souffrance n’était pas physique, elle le savait, mais elle n’avait le pouvoir de guérir ses blessures là, à son plus grand désarroi.

« Merci » dit-il en inspectant ses blessures maintenant disparues.

Elle entendit soudain de nombreux pas à l’extérieur de la cabane et tout d’un coup, une dizaine d’enfants firent irruption dans la pièce. Elle reconnut certain d’entre eux mais la plupart étaient de nouveaux visages.

« Ayah ! » s’exclama Raven qui apparut derrière le groupe.

« Raven ! Qu’est-ce que tu fais là ? »

« Tu as sauvé Roni ! » s’exclama un autre garçon, un peu plus âgé.

« Est-ce que tu es un ange ? » demanda un autre petit garçon, beaucoup plus jeune que les autres.

« Non idiot, elle est comme nous, juste plus puissante » répondit Raven.

Ayah s’aperçu soudain que tous ces enfants étaient des Kaaïns mais leur aura était tellement faible qu’elle la percevait à peine.

« Vous devez faire plus attention la prochaine fois, les patrouilleurs sont partout à Lyisstad » affirma Ayah.

« Ne t’inquiète pas pour nous. Jamais personne ne fait attention aux enfants dans la rue » répliqua Roni.

« Si tu as besoin de quoique ce soit, tu peux nous le dire » affirma un garçon.

Ayah sourit. Elle balaya du regard chacun de ses enfants. La plupart était si jeune.

« Y en a-t-il d’autres Kaaïns comme vous dans la cité ? » demanda Ayah.

Elle savait qu’il y avait un grand nombre d’orphelins dans la cité, mais elle ignorait s’ils étaient tous des Kaaïns.

« Oui, on est beaucoup plus nombreux que ça » répondit le jeune garçon.

« Il y a des enfants Kaaïns partout dans la cité. » expliqua Raven. « Avec la visite du prince étranger, ils ont doublé les gardes et les patrouilleurs. On se transmet le message quand il se passe quelque chose pour qu’on puisse se cacher »

« Alors c’est ça que tu fais de tes journées ? »

Raven haussa les épaules. Ayah savait qu’elle leur achetait parfois à manger, mais elle ignorait qu’elle avait formé un véritable réseau dans la cité.

Ayah s’aperçut tout d’un coup du potentiel qu’elle avait sous les yeux : une armée d’éventuels petits espions, qui avaient appris depuis tout jeune à se faire discret, se cacher quand il le fallait. Grace à eux, elle pourrait être mis au courant du moindre mouvement anormal dans la cité sans que jamais personne ne s’en aperçoivent. En même temps, elle pourrait les protéger et leur offrir de quoi subvenir à leur besoin afin qu’ils n’aient plus eut à voler.

« Les amis, je vous propose un petit jeu » annonça-t-elle.

Tous se mirent en cercle autour d’elle et écoutèrent ses instructions avec attention.

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