63. Samaël

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Assit dans sa chambre élégamment décorée, Samaël repassait en revue une des notions discutées dans sa dernière leçon de Stratégie de guerre : l’encerclement asymétrique, imaginé par son arrière-arrière-grand-père Renly II à la dernière rébellion Kaaïn de l’an 701 PTP. Cette bataille de génie était connue de tous et Samaël demeurait fasciné par la vitesse avec laquelle l’affrontement avec été contenue. Cela paraissait si facile sur papier.

On toqua à sa porte et Arthur, son garde, entra.

« Le Quotidien de Lyisstad, Altesse. »

« Ah, merci. L’as-tu lu avant de me l’apporter ? »

Arthur baissa la tête.

« Je vous avoue que oui, Altesse. Je n’ai pas souvent l’occasion de lire dans mon temps libre. »

« Ah, pas besoin de se justifier. Un ‘Non’ m’aurait déçu. »

Samaël prit le journal et Arthur se retourna, s’apprêtant à partir.

« Reste, on peut discuter un peu. »

Arthur hocha la tête.

« Bien sûr, Altesse. »

Samaël lut en diagonale les nouvelles sur le Brahaum qui n’avaient que peu changé depuis la dernière fois. C’était navrant. Il tourna le journal jusqu’à la dernière page mais ne trouva rien d’extravagant dans la rubrique « Royale ». Satisfait, il continua à la deuxième page du Quotidien et lu le titre : Ouverture du Procès tant attendu de Rothfuss.

« Tu sais de quoi il s’agit ? »

« Oh oui, beaucoup de gens en parlent dans les rues. Un ancien garde de Yersinia m’a expliqué un peu le contexte. Rothfuss est un Kaaïn connu là-bas, un des représentants de la communauté locale. Il était originellement accusé et condamné pour fraude et a été emprisonné dans la Tour Anti-Lunsor de Xizy pour une durée de dix-ans. Là-bas, il aurait tué deux patrouilleurs-gardes. »

« Pourquoi y a-t-il un procès ? L’affaire me semble bouclée d’avance. »

« Je pourrais essayer de vous expliquer Altesse, mais je risque de ne pas être aussi clair que l’article. »

Arthur lui montra le paragraphe et Samaël lu :

« ‘‘Rothfuss affirme avoir agi par auto-défense, car ses droits fondamentaux auraient été bafoués. Il aurait en effet subi tortures et autres abus durant l’essentiel de son séjour à Xizy, c’est à dire depuis deux ans. À la lumière de telles accusions, nous avons mené l’investigation. Plusieurs de nos sources affirment que la pratique de la torture dans les Tours Anti-Lunsor n’est pas un secret puisqu’elle est même devenue banale. Rappelons que d’après l’article 340.6.1a de la Loi sur les prisons, toute technique de torture est formellement interdite, peu importe la raison, les circonstances, sans aucune exception possible.’’ Oui, je me souviens, mon père a mis en place cette loi en… 898 ? Non, 895. »

« Hmm… Je ne suis pas patrouilleur ni juriste, Altesse, mais cette loi ne semble pas s’être appliquée sur les Kaaïns. »

« Pourquoi ? »

« Parce que nos lois ne concernent que les humains. »

Samaël haussa les sourcils. Il n’avait jamais pensé à cela, mais c’était vrai. Leur lois fondamentales, écrites après le Traité de la Paix en l’An 0, ne considéraient que les ‘sujets de Samaël d’Eryn I’ c‘est à dire, d’après l’interprétation littérale, les humains, étant donné que les Kaaïns étaient considérés comme les ennemis du Royaume, au lendemain de la guerre la plus destructrice et la plus sombre de leur Histoire.

On toqua à sa porte et un autre garde entra.

« Altesse, le Roi veut vous voir dans ses bureaux. »

Samaël sentit tous ses muscles se crisper. Son père ne demandait que rarement après lui en dehors des heures du souper où ils passaient plus de temps à manger silencieusement qu’à réellement discuter de quoique ce soit.

« A-t-il dit ce qu’il voulait ? »

Il secoua la tête. Samaël soupira et se leva. Il se dirigea d’un pas hésitant vers les bureaux de son père. Ceux-ci se situaient dans le même étage mais à l’aile Bleue du château, par opposition à sa chambre à l’aile Blanche. Il marcha devant le garde, plongé dans ses pensées, essayant sans succès de deviner le sujet de leur conversation. Il arriva devant l’énorme porte du bureau, toujours déconcerté par sa présence ici. Les deux gardes postés là hochèrent la tête en le voyant. Il restait si crispé qu'il en eut mal à la nuque et peinait à respirer normalement. Son père avait le don de le rendre nerveux par la simple idée de sa présence. Calme-toi, Samaël, calme-toi. Tu n’as rien fait cette fois, se dit-il.

Le prince prit son courage à deux mains et toqua. Il attendit mais personne ne répondit. Il ouvrit et trouva la pièce vide. Son père n’était pas encore là. Il eut envie de sermonner les gardes de ne pas l’avoir prévenu mais se ravisa. Il devait se détendre un peu avant l’arrivée de son père.

Samaël entra et ferma la porte derrière lui. Il n’osait jamais entrer dans les bureaux de son père sans son autorisation. Lorsqu’il était plus jeune, il se faisait constamment gronder dès qu’il le retrouvait dans son bureau. Il gardait encore le souvenir de cette pièce comme étant géante mais ce n’était pas qu’une impression d’enfant. Le plafond était si haut qu’il devait encore étendre son cou pour voir le ciel à travers les vitraux. Il y avait une seconde pièce à côté qui elle était entièrement couverte d’étagères avec des livres arrivant jusqu’au plafond. Une petite échelle était posée contre l’une des étagères et Samaël se demandait si son père l’utilisait vraiment. Il ne l’avait jamais vu lire un livre. Le prince sourit en repensant à ses souvenirs d’enfance. Il gagnait à chaque fois qu’il jouait au jeu de cache-cache avec ses amis en venant ici, là où personne n’avait l’autorisation d’entrer.

Il s’avança près du grand bureau en bois d’olivier. Dessus, de nombreux parchemin étaient éparpillés un peu partout en plus d’un épais journal que Samaël reconnut tout de suite. Le Roi les appelait très originalement : les Cahiers de notes. Son père inscrivait méticuleusement toutes les décisions qu’il prenait, tous les évènements importants qui arrivaient pour ne jamais rien oublier. Samaël savait qu’il cachait précieusement tous ses journaux dans un coffre dont il gardait la clé près de lui à tout moment.

« Toujours si paranoïaque, père. »

Il s’esclaffa et alla derrière le bureau pour mieux lire. Seule la moitié de la page était remplie :

… avertie d’une menace indéterminée au Cricks. Histoires et rumeurs alarmantes. Faits ou exagérations ? Rapport d’Ary : Rien à signaler de notre côté pour le moment. À mon sens : seulement une énième excuse pour plus de massacre. Mais la prudence reste de mise. Affaire à suivre.

Que faire de l’offre des marchands du Brahaum ? Le Lancère est une denrée de plus en plus rare, les besoins en ce matériel ne cessent d’accroitre et son prix également. Je suis convaincu que nous en aurons grandement besoin bientôt. Mais tout ceci en vaut-t-il le risque ? En discuter plus amplement avec les conseillers.

Ne pas oublier de déplacer la créature des cachots. Il faut impérativement trouver une nouvelle prison où l’enfermer pendant que l’on cherche une façon de la détruire. Un second incident dans les cachots royaux ne sera pas permis.

Aucun mouvement inquiétant du côté des Kaaïns.

Pas de nouveau rapport de Dana. En attente de plus amples investigations à Yersinia. Cela devra être retardé. L’urgence est actuellement ailleurs.

L’étape V des plans du Maitre est enclenchée. Nos actions apporteront bientôt leurs fruits. Il estime le début des affrontements à fin 914 PTP, début 915 PTP. Au vu du récent déplacement du prince, il semblerait qu’il ait vu juste.

Samaël ne comprenait pas la moitié de ce qui était mentionné. Son père ne lui confiait jamais rien d’important. Il était clair qu’il préparait quelque chose, sur plusieurs fronts différents, mais il ne savait pas de quoi il s’agissait.

Le prince entendit des pas de l’autre côté de la porte et celle-ci s’ouvrit, laissant apparaître le roi. Il sentit son cœur manquer un battement. Allait-il le sermonner car il était en train de lire ses notes ? Son père ne dit rien. Il se contenta de se diriger vers le balcon sans un regard vers lui. Samaël le suivit et attendit, supposant que son père dirait quelque chose. L’avait-il vu ? Certainement, il avait été juste là devant lui…

Voyant qu’il ne disait toujours rien, Samaël décida de faire comme s’il n’était nullement mal à l’aise par cette situation. Il alla s’asseoir sans autorisation sur un des beaux fauteuils en cuir brun autour d’une table rectangulaire en marbre noir. La carte des trois royaumes de Menaskalig était gravée à même la pierre. Il prit un verre posé sur la table et se versa un peu d’élixir, bien qu’il sût pertinemment que son père n’aimait pas le voir boire.

Il scruta les parchemins déposés dessus, éparpillés comme sur le bureau, mais ne comprit pas l’écriture maladroite d’une personne clairement hâtive. Samaël supposa que ceux-là devaient être des échanges entre le roi et ses différents commandants et généraux. Il s’apprêta à prendre un des parchemins pour mieux le lire quand son père se retourna et le regarda, sourcil haussé, l’air sévère. Samaël interrompit son mouvement et se rassit dans son fauteuil. Qu’avait-il fait cette fois-ci ? N’était-il pas censé toucher ? Les parchemins semblaient pourtant désordonnés.

« Que puis-je faire pour toi, père ? »

Le Roi le regarda un moment, pensif. Puis il lui tourna le dos encore, comme s’il n’avait pas prononcé un mot. Il faisait toujours cela, et ce comportement irritait Samaël au plus haut point. Il se sentait si insignifiant, comme si ses paroles et ses questions étaient futiles et sa présence n’avait aucune importance. Samaël finit le verre d’élixir d’une traite et se resservit.

« Notre monde est en train de changer. »

Il crut avoir imaginé la voix de son père pendant un moment, mais il avait bien parlé. Samaël leva les yeux au ciel. Sa mère n’avait cessé de dire cela également, depuis que la lueur était apparue au-delà du voile il y a dix-huit ans de cela. Samaël y avait cru pendant un temps… puis il avait grandi.

« Le monde change constamment » répliqua le prince. « Régit par le temps sans cesse en mouvement ; le monde avance, le passé reste derrière nous et le futur devant. Dire que le monde est en train de changer, c’est comme prédire que le soleil se couchera à l’ouest et se lèvera à l’est : une perte de temps. »

« Tu ne comprends pas. »

« C’est difficile de comprendre lorsque tu ne me dis rien. » rétorqua Samaël.

Le Roi se retourna le regardant d’un air lassé. Il s’approcha, et Samaël sentit ses poils s’hérisser. Il lui avait toujours paru si grand. Et même s’ils avaient aujourd’hui une taille identique, il avait encore le sentiment d’être tout petit à côté de lui. Malgré sa colère montante, le prince ne détourna pas le regard une fois. Il n’allait certainement pas lui montrer qu’il avait peur. Il n’était plus un enfant.

« Dis-moi un peu, que fais-tu de tes journées ? » lui demanda-t-il en jetant un œil à son verre.

« Demande à Ary, tiens. »

« Répond à ma question. »

« Je m’entraine, j’étudie. »

Il s’esclaffa.

« Intéressant que tu omettes la partie la plus importante à tes yeux. Dans ton temps libre, tu ne fais rien d’autre que boire jusqu’à en devenir saoûl et perdre ton énergie ivre dans les tavernes de Condort et Xizi. On m’a informé récemment que tu fréquentes régulièrement une maison close de la cité, tu vas nier ça aussi ? »

« Ce n’est arrivé que quelques… »

« Comment peux-tu t’attendre à ce que je te fasse plus confiance quand tu continues à te comporter comme un gamin irresponsable ? »

« N’ai-je pas le droit de souffler un peu, bon sang !? »

Le Roi sourit d’un rictus dénué d’humour. Samaël eut froid dans le dos. Il lui dit, le ton glacial :

« Penses-tu que tu auras le temps de souffler lorsque tu seras à ma place ? Penses-tu que les villageois misérables à l’ouest auront le temps de souffler lorsqu’ils ne pêcheront plus de poissons pour se nourrir ? Penses-tu que l’ambitieux prince du Cricks te donnera le temps de souffler avant d’envahir notre Royaume dès qu’il en aura fini avec le Brahaum ? Tu t’étonnes que je ne te fasse pas confiance mais tu ne fais RIEN pour la mériter. »

Samaël se leva, se trouvant nez à nez avec son père.

« Comment peux-tu dire ça ? Je n’ai jamais rien fait d’autres que d’essayer de mériter ton respect et ta confiance ! Je suis ton fils, ça ne devrait pas être si difficile, merde ! Mais tu me traites constamment comme un étranger, un bon à rien. Bon sang, tu fais plus confiance à un inconnu comme le Maître de la Citadelle, qu’à moi ! Moi, ton fils unique, le prince héritier ! »

« Le Maître de la Citadelle a fait bien plus pour ce Royaume en quelques années que tu ne le feras en une vie entière. »

Samaël le regarda, abasourdi. Il sentit des larmes monter mais les retint. Il refusait de lui montrer que ses paroles avaient encore le pouvoir de l’atteindre.

« Comment peux-tu dire cela ? Je n’ai que vingt-six-ans. »

« Sais-tu ce que Faris avait accompli à vingt-six-ans ? Il était déjà le héros d’une nation. Il avait déjà combattu et vaincu les armées du Cricks. Sais-tu où en était Dana à vingt-six-ans ? Elle était déjà Capitaine de la Garde Royale depuis plusieurs années. Et toi, qu’as-tu accomplie ? Rien. »

« Vraiment ? VRAIMENT !? » Samaël prit le verre sur la table et le fracassa contre le sol, les bouts de verre atterrissant non loin de son père. « Toute ma vie tu m’as gardé en laisse, prisonnier ici, m’empêchant de faire quoique ce soit et maintenant tu me reproches de n’avoir RIEN accomplie !? Tu es un hypocrite, père, un HYPOCRITE ! »

« Comment oses-tu traiter ton père d’hypocrite !? »

Samaël éclata de rire et se dirigea vers la porte. Il voulait hurler, il voulait pleurer et plus que tout, il voulait se déchainer sur quelque chose.

« Tu n’es pas un père, tu es un monstre. »

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