65. Journal du dragon bleu

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Journal, aujourd’hui j’ai volé.

Je suis sorti du nid comme un oisillon, et me suis élancé dans les airs. Puis je suis tombé. Mais pendant un bref moment, je l’ai senti : je volais. C’est plus difficile que ce que les oiseaux veulent bien nous faire croire. Mes ailes disparaissent puis reviennent parfois. Je n’arrive pas encore à les contrôler. Elles ont une volonté propre.

Le soleil se lève chaque matin et chaque matin je m’élance dans les airs avec espoir. Ma déesse me dit que si je désire vraiment voler ; je volerais. Je dois simplement y croire.

Le monstre en moi lui, il y croit, il n’a pas de doute. Il n’en a jamais. Sa volonté est de fer et parfois, je me demande si elle ne devient pas la mienne. Ça me fait peur. Une lune, je me réveillerai et je ne serai plus moi-même. Le monstre me terrifie toujours autant, mais il ne me veut pas de mal. Il veut ce que je veux. Et pour l’instant : je veux être heureux. Je veux ma revanche aussi, mais je veux avant tout être heureux.

La douleur est peut-être partie, mais la peur elle ne s’en ira jamais.

Journal, ma voix est revenue.

Mais je n’aime pas parler. Je n’aime pas entendre ma voix ; celle de la bête, celle de mon esprit en miette. Je préfère le silence. Je me suis habitué au silence. Mes pensées sont agréables lorsqu’elles ne sont plus. Car désormais, je ferme les yeux et dans le néant, je la vois, elle. Une déesse. Ma déesse. La pureté de sa lumière, la splendeur de sa présence. Je la sens. Je l’entends. Le son de sa voix ; elle m’apaise, elle me hante. Elle est si puissante, si envoutante.

Elle m'a dit l'autre fois : Une lune, toi aussi tu seras puissant. Ouvre-toi à la bête en toi. Ouvre-toi à ta lunsor.

Mais je ne peux pas. Je ne peux pas laisser la bête s’échapper trop longtemps. La dernière fois, elle a tué. Le monstre en moi est bestiale. La bête en moi est monstrueuse. Elle est cruelle. Ou est-ce moi ? Qu’est-ce que je deviens ? Qui suis-je ? J’entends la voix de mon monstre me répondre, lointaine :

Tu es moi.

Non. Je suis moi. Qui est ‘‘moi’’ ? Qui es-tu ? Je ne veux pas perdre le contrôle. Je ne peux pas perdre le contrôle ! Déesse, aides moi.

Elle m'a dit : Chasse tes craintes. Embrasse ta colère. Embrasse ta rage.

Mais ma colère, ma rage : elles sont insatiables. Elles nourrissent mon monstre affamé. Et lui, il est terrifiant.

Il n’y a pas de « il ». Seulement toi. Ouvre les yeux. Accepte-le. Regarde-toi, tu es si beau.

À ses mots, j’ai ouvert les yeux et j’ai vu : ma déesse. Sa lumière et la mienne. Sa Lunsor qui pulsait dans mes veines, son énergie qui m’envahissait. Elle m’a créée, elle a créé ma bête et ses ailes s’épanouissant sur mon dos. Mon aura brillait dans l’obscurité, comme la sienne, comme une pleine lune dans un ciel noir. Elle a souri, fière de sa création. Elle a pris mon visage entre ses mains et m’a murmuré quelque chose que je n'oublierai jamais :

Mon prince aux yeux de glace.

Journal, je vole.

Dans la brume, dans le ciel, je vole. Sous la pluie, sous le soleil. Je vole. Jusqu’au bout du monde, au-delà de l’horizon, je m’envole. Je suis un oiseau, le plus terrible des oiseaux : je suis un Dragon.

J’aime la sensation du vent sur mes ailes. J’aime sentir le soleil sur mon visage. J’aime cette sensation de liberté lorsque je vole au-dessus des nuages, au-dessus de la folie du monde. Au-dessus de ma folie. Je contemple la splendeur du monde à mes pieds : les cascade d’eau géantes, les lacs à perte de vue, les montagnes enneigées. Je pourrais dessiner une carte de ce monde si beau. Je ne m’étais jamais aperçu de sa grandeur et je n’en voyais pas la fin.

Je me sens en paix lorsque je vole entre les nuages. Les oiseaux ne m’approchent pas, ils me craignent. Ils sentent le prédateur en moi. C’est vrai, lorsque je suis lui, je suis monstrueux.

Hier, je me suis regardé dans un miroir. Je n’ai pas reconnu la créature qui s’y reflétait. Son visage était défiguré. Une cicatrice sombre encerclait son cou. Le monstre sur le miroir était horrifiant. Un liquide gluant semblait sortir de ses oreilles et ses yeux. Ses canines étaient également terrifiantes ; longues et aiguisées, elles ressemblaient à ceux d’un animal féroce. Ses ailes cependant, étaient d’une rare beauté : d’un bleu presque blanc, d’une clarté aveuglante.

Un être si laid ne pouvait avoir des ailes si belles. Alors, peut-être n’était-il pas si laid après tout. C’est vrai que par moment, lorsque je clignais des yeux, je voyais quelqu’un d’autre dans le miroir, un visage familier... Je deviens fou, journal. J’en suis certain maintenant.

J’ai croisé son regard tout à l'heure, sur ce reflet de verre. Ces yeux là, je les reconnaissais. C’étaient les miens ; des iris d’un bleu de glace, si clair qu’ils n’étaient distinguables du blanc de l’œil que par le cercle noir épais qui les entourait. Mes yeux. Nos yeux. La déesse avait raison.

Dans les méats de mon esprit obscur, je me suis perdu. Dans ma quête de réponses, de bonheur : je me suis égaré. Tout ce temps, j’étais à la recherche d’un autre que je ne suis pas ; mais peut-être n’y a-t-il personne d’autre.

Mon monstre ; comment ne t’ai-je pas reconnu avant ?

J’ai posé mes mains sur le miroir. Il m’a souri. Dans toute sa laideur, dans toute ma splendeur :

Nous étions un.

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