70. Samaël

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1140 pas : c’était la distance, dans toutes les directions, à laquelle on commençait à apercevoir la majestueuse Citadelle de Lyisstad. Tout droit sorti d’un monde de rêve, ce bâtiment colossal attirait l’attention de quiconque s’approchait de la cité Royale. Au loin, il paraissait d’autant plus intimidant que dans la cité où l’on pouvait difficilement oublier sa présence malgré les ruelles tortueuses et les allées marchandes recouvertes de parasol en saison de Soleil. Aussi était-il difficile d’imaginer comment les habitants de l’époque avait pu édifier ce bâtiment. Certains disaient qu’il avait fallu un siècle pour seulement construire la première tour de glace, la plus petite des sept tours de la Citadelle. Combien de temps avait-il fallu pour bâtir la tour du Maître ? Nul ne le sait.

Samaël lui avait sa petite idée sur ce qu’il s’était réellement passé ; si ses ancêtres n’avaient jamais voulu l’avouer, lui savait qu’il n’y avait qu’une explication plausible derrière l’édification de cette Citadelle : de la Lunsor. C’est vrai après tout, personne ne savait exactement quand elle avait été construite. Les manuscrits les plus anciens ayant survécu à la purge post-Traité mentionnaient la présence d’une ‘‘Citadelle ancestrale’’. Ancestrale ! Déjà, il y a neuf siècles.

La réalité était qu’il suffisait de regarder ce bâtiment extra-ordinaire pour comprendre qu’il n’avait pas sa place parmi les petites maisons traditionnelles de Lyisstad, à l’architecture sobre classique, aux couleurs pâles, souvent blanches, les rebords des balcons et fenêtres construits en Lancère sombre. Même le palais Royal, censé être l’une des plus impressionnante construction du royaume, ne dépassait pas deux étages. La Citadelle elle était gigantesque et presque entièrement recouverte d’ornementation en fer et en brique rouge, les vitraux colorés d’infini teintes de jaune, orange, bleu, vert… Aucun signe de Lancère sur ses fenêtres ou portes. Samaël en était certain : un autre peuple avait laissé sa trace ici, une culture et civilisation plus excentrique, certainement plus avancée techniquement, et sans doute suffisamment puissante pour construire le plus haut bâtiment jamais construit à Menaskalig. Et cette civilisation n’était pas celle de ces ancêtres.

Samaël galopait tranquillement en direction de Lyisstad, après avoir quitté la cité plusieurs semaines, accompagné de Keelan et Baron. Il n’avait pas pris la peine de prévenir qui que ce soit. Il savait de toute façon que la Légion des faucons était sur lui constamment, même s’il ignorait qui ils étaient. Il avait cependant fini par envoyer une lettre à sa mère quelques lunes après son départ. Elle ne méritait pas de la laisser s’inquiéter, elle qui n’avait jamais rien fait que le soutenir et lui donner tout l’amour qu’il n’avait pas reçu de son père.

Le prince avait passé presque trois semaines à Peyroth, une des cités frontalières avec le Brahaum. Keelan, Baron et lui avaient rejoint les gardes du Mur, prenant tour à tour son poste à l’une des tours de surveillance. Le commandant de la Tour de Peyroth avait accepté, non pas qu’il ait réellement eu le choix, de les laisser longer le mur avec les patrouilleurs. Samaël avait toujours rêvé de faire ça. Ils avaient ainsi fait toute la distance de Peyroth aux portes de Yersinia, puis de Peyroth à Bayir. Il aurait voulu continuer jusque Adryana, mais les patrouilleurs ne voulaient pas atteindre la forêt des Mages, réputée pour être dangereuse.

« Nous allons nous arrêter quelques heures à Arusha, Altesse. »

Samaël ralentit la cadence avec son cheval et se retourna en trottinant désormais. Ils avaient été rejoints par trois patrouilleurs et deux soldats sur la route retour vers Lyisstad. Celui qui lui avait parlé, un colosse du nom de Rafaël, était connu pour être une brute même parmi les patrouilleurs. Ces collègues, Fouad et Balir étaient plus discrets et constamment sur leur garde. Les deux soldats, Malakë et Imad étaient tous les deux de véritables fêtards, passant l’essentiel de leur temps libre entre les tavernes et les maisons closes. Et comme un doigt d’honneur à son père, Samaël n’avait jamais couché avec autant de filles des maisons closes en si peu de temps que depuis qu’ils avaient rejoint son groupe. L’influence de ces soldats téméraires n’était également pas des plus vertueuses. Mais lequel d’entre eux était l’espion de la Légion ? Fouad, Balir ? Certainement pas Malakë et Imad qui étaient plus souvent saouls que même Baron. Mais Samaël n’en avait aucune idée. Il préférait considérait qu’ils l’étaient tous.

« Qui est la feignasse qui a demandé qu’on s’arrête ? » demanda Samaël en s’approchant de Rafaël.

Celui-ci se figea. Colosse ou pas, il avait peur de lui, comme s’il allait le faire exécuter au moindre faux pas.

« Ah oui, c’est vrai, c’était moi, il y a six heures. » répliqua Samaël

Tous éclatèrent de rire et Rafael soupira. Le prince tapota son épaule et trottina jusqu’au village d’Arusha.

« Je ne pense pas être déjà venu ici. » affirma Keelan en découvrant les jolies petites maisons en brique beige.

« Ça me fait penser à une plus petite version de Kavero, sans le port évidemment. » déclara Baron.

Samaël haussa les sourcils. La belle Mallaë lui avait décrit Kavero comme l’une des plus impressionnantes cité du Royaume, avec ses navires gigantesques, ses rues larges pour faire passer les grosses marchandises et des pièces massives pour les bateaux. Il n’était pas certain qu’il y avait tant de ressemblance avec ce petit village dont les maisons n’étaient pas plus hautes qu’un étage, et ses habitants, pâles, qui semblaient n’avoir jamais vu la Mer. Maintenant qu’il y pensait, lui non plus.

« Sans le port et sans le sou visiblement. » dit-il.

« Ah, ça va encore, Altesse. Ici les bâtiments n’ont pas l’air d’être sur le point de s’écrouler. » répliqua Fouad.

« Il y a des villages où c’est le cas ? »

« Au nord-ouest, les villages sont beaucoup plus pauvres qu’ici, Altesse. » affirma Malakë.

Samaël savait que cette région était la plus démunie du royaume, mais il ignorait que la situation était si précaire.

« Oui, c’est vrai ! » confirma Rafael. « Je me souviens d’un village comme ça, tout au nord, pas si loin de la Montagne Sombre. Je ne me rappelle plus du nom, où il y avait la Tour Noire là. »

« Larne ? » demanda Keelan.

« Non, plus au nord encore. Un ami à moi travaillait dans la Tour, il me racontait tout le temps que là-bas, ça puait le poisson pourri et la crasse partout où l’on allait. Les prisonniers encore plus. »

Ils rigolèrent mais Samaël sourit jaune. Se moquer de l’état insalubre des prisons ne le faisait pas rire, surtout après l’histoire de Rothfuss qui l’avait particulièrement horrifié. Il avait suivi les péripéties et révélations de ce procès depuis ces débuts et les histoires que les témoins avaient raconté lui faisaient encore froid dans le dos.

« Il y travaille toujours, ton ami ? »

Rafaël fronça les sourcils.

« La Tour Noire a été détruite il y a plus que deux ans, Altesse. Tous ceux qui y travaillaient sont morts. »

« Ah oui, je me souviens de ça. » répliqua Balir. « Une prison anti-lunsor évaporée… Ça avait alerté tout le monde. »

« Évaporée ! » s’exclama Keelan.

« Que s’est-il passé ? »

« On n’a jamais su, Altesse. » répondit Fouad.

Rafael cracha par terre.

« Tsss… On sait très bien qui est derrière. »

« Qui ? »

« Ce n’est que spéculation, Altesse. » rétorqua Balir en lançant un regard sévère vers Rafaël.

« Bah, ce sont ces pourritures de Kaaïns évidemment. »

« Évidement. » rétorqua Keelan en jetant un coup d’œil lassé vers Samaël.

Celui-ci soupira. Il partageait son sentiment parfaitement. Il aurait dû deviner qui l’on accuserait, comme à chaque fois qu’il arrivait la moindre chose au Lyis.

Samaël descendit de son cheval et entra dans une taverne, l’une des rares de ce village. Les soldats et les patrouilleurs s’assirent à une table un peu plus loin à sa demande. Samaël voulait pouvoir parler sans craindre que l’espion partage chaque mots à la Légion.

« Je dois avouer, je suis content qu’on soit presque à Lyisstad. » déclara Baron en s’étirant.

« Ugh… » Samaël but son gobelet entier d’élixir quasiment d’une traite puis en commanda à nouveau.

« Quoi, ta chère Ayah ne te manque pas ? » demanda Baron avec un clin d’œil.

Samaël fronça les sourcils.

« C’est vrai, j’aurais dû lui dire de venir plutôt que toi. Au moins elle, on ne l’aurait pas perdue dans toutes les maisons closes du Royaume. »

Keelan éclata de rire.

« Tu vas nous expliquer une lune, ce qu’il s’est passé à Jerada ? »

« Non. Plus vite j’oublierai, mieux ce sera. » répondit Baron.

Keelan prit une petite gorgée de son gobelet que Samaël savait ne sera jamais terminé.

« J’ignorais que tu avais remplacé Lira par Ayah. » affirma Keelan tout d’un coup.

« Agh, depuis quand tu écoutes les bêtises qu’il raconte l’autre ? »

« Ça ne vient pas que de Baron, ce sont des rumeurs qu’on entend ici et là. »

Son autre ami se pencha sur la table, le regard déjà vitreux.

« Puis, c’est vrai qu’elle est jolie, la mystérieuse fille du sud. Moi je n’ai jamais vu d’aussi belles formes. Et cette peau ! Cette peau qui a l’air si douce, bien bien plus que Lira l’indomptable… »

Samaël posa son gobelet brusquement sur la table, attirant l'attention dans la taverne. Il agrippa le col de Baron et dit d’une voix plus calme qu’il n’aurait cru :

« Premièrement, ne parle jamais de Lira comme si elle était un animal. Deuxièmement, il n’y a jamais eu qu’une seule fille dans mon cœur, une seule future Reine, et tu sais très bien de qui il s’agit. »

Keelan les regardait tour à tour, son verre figé près de sa bouche, n’osant plus bouger. Après quelques minutes qui semblaient être des heures, Baron s’esclaffa.

« Ah oui ? Qui ? Mallaë ? »

« Peut-être Lola ? » ajouta Keelan avec un petit rire.

« Freja ? »

« Miko ? »

« Anastazia ? »

« Non, pas Katerina !? »

« Ou pire, Maeva ? »

Ils éclatèrent tous les deux de rire. Samaël relâcha Baron et se laissa tomber sur sa chaise.

« Vous avez fini ? »

« On a à peine commencé ! » s’exclama Baron en levant son verre pour en avoir à nouveau.

« Ayah est toute à vous. »

Baron secoua la tête et arrangea le col de sa chemise.

« Hmm... Pas mon genre. »

« Elle est trop intelligente pour toi de toute façon. » répliqua Keelan.

« Et toi, elle n’est pas ton genre non plus. »

« Ah oui, pour quoi ça ? »

« Parce que c’est une fille ! » Baron éclata de rire, devant le regard amusé de Samaël.

Ils ne restèrent pas longtemps malgré l’insistance des soldats. Samaël voulait rentrer ; le lendemain aurait lieu la séance de clôture du procès de Rothfuss et il voulait y assister. Il savait que son père présiderait, étant donné qu’il s’agissait d’une affaire de Loi fondamentale, mais il avait entendu que le Maître interviendrait également. Il n’avait aucune idée ce qu’ils diraient et ignorait totalement dans quel sens le jugement serait prononcé. Son père pouvait être particulièrement imprévisible dans ses décisions juridiques, lui qui avait déjà fait tomber des lois tout aussi anciennes de leur Royaume, comme celle sur l’esclavage dans les années 880, malgré la furie des puissants commerçants de Sikar et Mirad.

Ils arrivèrent bientôt à Lyisstad et il salua ces compagnons avant de se diriger vers le palais. Dès qu’il arriva à l’entrée du palais, il aperçut son père l’attendant de pied ferme. Biensur qu’il savait exactement à quel moment il serait là.

Se tenant sur la dernière marche, le Roi avait le regard noir, fixé sur lui, intimidant. Ce n’était pas de tradition de rester sur les marches. Son père accueillait généralement les gens en bas des escaliers. Il avait spécialement mis en scène tout ça pour lui rappeler sa place : tout en bas, à ses pieds. Samaël sourit. Il n’avait pas à faire ça avant, lorsqu’il était plus jeune. Il devait se mettre sur des marches maintenant, pour pouvoir le regarder de haut. Avait-il réalisé cela durant leur dernière conversation ? Oh, qu’il avait dû être furieux ! Samaël jubilait, mais il garda un visage impassible.

Sous le regard incendiaire de son père, son cœur ne battait pas plus vite, sa respiration n’était pas plus difficile, ses poils n’étaient pas hérissés. Il gravit les marches d’un pas nonchalant, le regard rivé sur son père et passa à côté de lui, comme s’il n’était pas là.

« Samaël… »

Mais le prince ne s’arrêta pas, n’écoutant même pas ce qu’il disait, et s’éloigna d’un pas assuré vers ses chambres.

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