71. Samaël

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Le tribunal était bondé, si bien qu’au fond de la salle, les gens devaient rester debout, attendant depuis des heures le début de la séance. Samaël était lui assis au premier rang avec tous ses amis, sauf Ayah qui n’avait pas voulu être présente. Il avait été surpris par son refus, lui qui croyait qu’elle serait la première à vouloir être là. Ne comprenait-elle pas que cette lune, se déciderait l’avenir de son espèce entière ? Parfois, Ayah demeurait un véritable mystère pour lui.

Le Roi arriva enfin et tout le monde se prosterna. Samaël eut la furieuse envie de rester assis mais s’en avisa, après le regard alarmé de Lira. Elle avait raison ; là n’était pas le moment ni le lieu pour une démonstration de son rapport de force futile avec son père… Il devait encore se prosterner, comme tout le monde. Lorsqu’il serait Roi, lui ne forcerait certainement pas son fils à le faire, ni son épouse.

« Vous pouvez vous asseoir. » affirma le Roi.

Samaël se redressa et jeta un coup d’œil vers Lira qui le surveillait de près.

« J’ignorais que tu avais rejoint la Légion des Faucons maintenant. » lui chuchota-t-il.

Elle secoua la tête, un petit sourire amusé aux lèvres.

« Peut-être que je devrais, au moins je serais payée. Le travail d’ami ne rend pas vraiment riche, le savais-tu, Altesse ? »

Mais le travail de Reine, si, finit-il dans sa tête.

Les intervenants s’enchainèrent, argumentant dans un sens ou dans l’autre. Il écouta au début attentivement leurs opinions mais après quelques heures, il perdit le fil. C’était beaucoup plus ennuyeux et procédurier qu’il ne l’aurait cru. De temps en temps, l’un ou l’autre intervenant disait quelque chose de courageux et toute la salle se mettait à hurler. Samaël remarqua un groupe de personne au fond de la salle qui réagissait avec violence aux propos contre Rothfuss. Il n’eut pas besoin de demander pour savoir qu’ils devaient probablement être des Kaaïns. Pendant un bref instant, il crut reconnaître un vieil homme parmi le groupe. Était-ce Aravel ? Il n’en était pas certain.

Enfin arriva l’intervention du Maître. Lorsqu’il fut présenté, la salle devint silencieuse. Cela n’avait pas été le cas pour les différents experts, juristes, patrouilleurs et autres haut gradés qui avaient parlé quelques instants auparavant, interrompus occasionnellement par des cris ou des marmonnements ici et là.

« Merci de m’avoir invité, majesté. » commença le Maître.

Celui-ci hocha la tête et lui fit signe de continuer.

« Cette affaire qui a passionné les foules depuis son début n’est pas aussi simple que ce que les journaux du Royaume veulent bien nous faire croire. On a peint un tableau noir, dénué de nuance. Un tableau émotionnel, choquant, marquant les esprits. Dans ces circonstances, il paraît difficile pour un grand nombre de prendre du recul dans cette affaire, de se détacher de ce que nous dis notre cœur. Seulement, nous ne sommes pas là dans une pièce de théâtre, ni dans un récit romanesque, et malheureusement pas dans un tableau d’art. Non. Nous sommes dans un tribunal, nous jugeons les faits objectivement et surtout, nous appliquons les Lois telles qu’elles existent actuellement. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, mesdames et messieurs, la question ici n’est pas : est-ce que ce qu’il s’est passé est tragique, dramatique ? Car si c’était le cas la réponse serait simple : oui, ce qu’il s’est passé à Mr. Rothfuss est une injustice horrifiante. »

Des acclamations se firent entendre au fond de la salle. Samaël regardait, surpris, le maître qui restait parfaitement impassible. Les Kaaïns à l’arrière de la salle ne semblait pas avoir entendu que le maître s’apprêtait probablement à dire l’opposé de ce qu’ils auraient voulu entendre.

« Mais la question que l’on se pose ici, aujourd’hui, en cette lune de l’an 915 PTP, est : est-ce que l’on peut considérer l’auto-défense dans la situation de Mr Ruthfoss ? Rappelons brièvement que ce concept a été introduit dans nos Lois Fondamentales, écrites après le Traité de la Paix en l’An 0. Ce qu’il faut savoir c’est que, au vu de leur contexte de création, ces textes de lois ne s’appliquent qu’aux sujets de Samaël d’Eryn, Ier de son nom, le Premier Roi du Lyis. Il est malheureusement clair, mesdames et messieurs, que ceci exclut les Kaaïns. Tous les Kaaïns. »

Un ‘‘oh’’ se fit entendre dans la salle. Samaël en avait la chair de poule. Il pouvait presque sentir la stupeur s’installze dans la pièce alors qu’on commençait à s’agitait au fond de la salle. La tension était palpable.

« À la lumière de ce que je viens d’expliquer et à mon humble opinion d’historien, pour moi la réponse à cette affaire est claire. Maintenant, il est évident que ceci se réfère à des principes de Loi si anciens que l’on pourrait se demander : est-ce que nos lois sont en harmonie avec notre société actuelle ? Je laisserai à mes amis juristes ainsi qu’à notre Roi, le soin de répondre à cette question, qui je le rappelle, est hors de propos dans ce procès-ci. Je vous remercie pour votre attention. »

« Merci, Maître. »

Celui-ci se leva et s’en alla, dans la confusion générale. Beaucoup ne semblait pas comprendre s’il avait parlé pour ou contre Rothfuss. Mais pour Samaël c’était évident : malgré les nuances et les graines d’espoirs qu’avaient implanté le Maître pour le futur des Kaaïns du Royaume, la réalité actuelle n’était pas en faveur de Rothfuss.

« Tous les intervenants se sont prononcés. » Déclara le Roi. « Je vais désormais donner mon verdict. »

Un silence assourdissant s’installa dans la salle. Samaël était persuadé qu’il pouvait entendre le battement de cœur de Lira à côté de lui. Tout le monde semblait avoir coupé son souffle.

« Comme l’a très bien dit le Maître, ainsi que la majorité des juristes qui se sont exprimés, nos Lois Fondamentales sont claires et mon rôle ici est seulement de les appliquer. Mr Drey Rothfuss ici présent, est accusé du meurtre de deux patrouilleurs-gardes, meurtres qu’il a avoués, que plusieurs autres témoins ont rapportés. Mr Drey Rothfuss est donc jugé coupable pour le meurtre de Patrouilleur Abel… »

« NON ! », « JUSTICE ! », « VICTOIRE ! », « MONSTRES ! », « TU VAS LE REGRETTER SALE… »

Samaël ne put entendre la fin de sa phrase que la salle explosa dans un brouhaha et une cacophonie effrayante. Les gardes l’emmenèrent, ainsi que ses amis, hors de la pièce, alors que des violentes bagarres commencèrent à l’arrière de la salle. Il vit qu’on emmenait également le Roi et certains autres intervenants loin du tribunal. Samaël se retrouva rapidement dans un des carrosses avec Keelan, Lira et Baron, qui s’élança sans attendre dans les rues de la cité.

« C’est de la folie cette histoire, je ne pensais pas que les gens étaient autant impliqués… » déclara Baron alors qu’il regardait les bagarres continuer dans la rue devant le tribunal.

« Quelle sera la sentence, tu penses ? » demanda Lira.

« Un Kaaïn condamné pour meurtre, ça ne peut-être que le Voile. » répondit Samaël.

Keelan secoua la tête. « Il y aura des conséquences, j’en suis certain. Une affaire pareille, une réaction pareille… ça ne s’arrêtera pas là. »

« Non, les gens finiront par passer à autre chose. Tant que ça ne nous concerne pas personnellement, quotidiennement, on oublie vite. »

« C’est ça le problème, Baron. » rétorqua Samaël. « Cette histoire, ce qu’a dit le Maître, concerne tous les Kaaïns, à tout moment. On vient de leur dire qu’ils n’ont purement et simplement aucun droit dans ce Royaume. Tu sais ce que ça veut dire, Baron ? »

Il secoua la tête.

« Ça veut dire que tu pourrais décider d’aller tuer un Kaaïn maintenant, et tu ne serais pas hors la loi. Tu pourrais violer une fille Kaaïn, battre un enfant Kaaïn, brûler toutes leur maison, et ce ne sera pas hors la loi. Ils ont autant de place de notre société que des animaux. »

Baron semblait choqué, réalisant peut-être l’ampleur de ce qu’il venait de se dire. Samaël n’avait de pensée que pour une seule personne : Ayah. Il comprenait maintenant pourquoi elle avait refusé de venir à ce procès. Il imaginait difficilement ce qu’elle devait ressentir. Mais quoiqu’il arrive, il la protégerait. Personne ne toucherait à son Ange.

« On ne peut pas laisser les choses ainsi. » affirma Keelan.

« C’est certain… Mon père doit faire quelque chose au plus vite. Il faut absolument changer les Lois fondamentales. C’est archaïque de continuer à fonctionner ainsi. Nous ne sommes pas les fanatiques du Cricks, ni les arriérés du Brahaum. »

« Pourquoi ne lui dis-tu pas ? »

« Ah Baron… Si seulement ça pouvait changer quelque chose. Ma parole n’a aucune importance. »

« Pour l’instant. » commenta Keelan.

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