Chapitre 1.3 –Le fardeau d’un créateur
: Natali Lonskaïa
Le trajet jusqu’à l’infirmerie se déroula dans un silence pesant. Une fois Jérémy installé, je laissai les médecins entamer les premiers soins. Iris restait debout derrière la vitre, observant son père inconscient. Son visage restait impassible, mais dans ses yeux, je pouvais déceler une forme de tristesse profonde.
Je m’approchai d’elle, encore bouleversée par ce que nous venions de vivre.
« Pourquoi a-t-il attendu ? » demandai-je. « Pourquoi avoir pris un tel risque alors qu’il aurait pu se faire couper ce bras dès son retour de France ? Pourquoi maintenant ? »
Iris baissa lentement les yeux.
« Vous ne comprendrez pas tout ici. Rejoignez-moi à l’atelier. Je vous expliquerai tout là-bas. »
Je hochai la tête et me détournai. Mais je m’arrêtai rapidement en réalisant qu’elle ne me suivait pas.
« Tu ne viens pas ? »
« Je veux rester près de lui pour m’assurer que tout se passe bien, » répondit-elle. « Mais ne vous inquiétez pas. Mon corps principal vous attend déjà à l’atelier. Je vous expliquerai tout là-bas, comme il me l’a demandé. »
Troublée par son calme presque inhumain, je quittai l’infirmerie.
À mon arrivée à l’atelier, Séraphina et Daniel étaient déjà présents. Le corps principal d’Iris — une grande armoire carrée composée d’écrans sur chaque face — attendait silencieusement. L’endroit était sombre, mais vivant. Des lampes suspendues diffusaient une lumière dorée sur les plans de travail encombrés. L’odeur d’huile et de métal chaud flottait dans l’air. Des outils reposaient çà et là, comme si Jérémy allait revenir d’une minute à l’autre. Il régnait un désordre structuré, presque sacré.
Lorsque je m’approchai, les écrans s’allumèrent, affichant une version numérique d’Iris vêtue d’une longue robe bleue. En arrière-plan, on pouvait distinguer le couloir de l’infirmerie et la vitre derrière laquelle reposait Jérémy, comme une retransmission en direct.
« Je préfère garder ma forme secondaire auprès de mon père tant qu’il est instable, » déclara-t-elle. « Mais ici, je peux tout vous expliquer. Et surtout… c’était la volonté de mon père que vous sachiez la vérité. »
Elle fit une pause, puis reprit :
« Lorsqu’il a créé le sérum capable de soigner le corps humain, il a décidé de le tester sur lui-même. Les premiers prototypes étaient instables, comme vous avez pu le constater lors de la présentation aux médecins. Il a utilisé son propre corps comme terrain d’expérimentation, combinant erreurs sur erreurs, jusqu’à ce qu’elles fusionnent… en un poison. »
Un schéma s’afficha à l’écran : le corps de Jérémy, parcouru de veines noires partant de son bras gauche, remontant jusqu’à son torse, et effleurant le cou.
« Ce poison, devenu intelligent, s’est enraciné dans ses tissus. Il a fini par se graver dans son code génétique. À chaque fois qu’il se coupe le bras, il repousse. Mais le poison aussi revient, inévitablement. Le bras gauche est devenu l’ancre d’un combat perpétuel entre régénération et destruction. »
Elle marqua une pause, plus grave.
« Ce poison est combattu en permanence par le sang et les larmes de Gaïa — l’essence même du sérum. Tant que le corps considère que sa mission n’est pas accomplie, ce conflit continue. Mais cela a un prix : lorsque la douleur dépasse un seuil critique, le sérum provoque une surcharge cérébrale. Il entre dans un état de créativité extrême. Un état… presque surhumain. »
Elle regarda brièvement Séraphina et Daniel.
« C’est dans cet état qu’il a conçu les moteurs Jack Frost. La première fois, c’était juste avant qu’il ne se tranche le bras. Il a dessiné les plans en une nuit, comme s’ils lui avaient été dictés. »
Iris nous invita à nous approcher des murs de l’atelier, jusque-là dissimulés par des machines. Elle activa une commande, et lentement, des panneaux pivotèrent, révélant une fresque de papier, de calculs, et d’idées griffonnées. Les cloisons étaient tapissées de croquis, de formules, de dessins industriels. Certains étaient tracés à l’encre, d’autres au fusain, et quelques-uns… dans ce qui ressemblait à du sang séché.
On y voyait des structures mécaniques jamais vues, des algorithmes complexes, des machines volantes ou amphibies aux formes presque organiques. Des feuilles flottaient encore dans l’air, comme si le souffle du génie de Jérémy planait encore dans la pièce.
Séraphina s’approcha lentement, les yeux écarquillés.
« Ces équations… ces structures… » murmura-t-elle.
Je les regardais tous les deux, perdue entre leur langage technique et la clarté d’un fait simple : quelque chose d’inhumain guidait la main de Jérémy quand il dessinait. Il ne créait pas… il révélait ce que d’autres n’étaient pas encore capables de concevoir.
Daniel s’approcha d’un panneau latéral, où étaient fixés des plans détaillés, tracés avec une minutie irréelle. Il recula légèrement, les yeux plissés.
« Attendez… il y a des schémas de structures gravitationnelles ici. C’est lié à la sphère de Hill. Il manipule les courbures de l’espace-temps local pour créer un champ de gravité interne… »
Séraphina hocha lentement la tête, puis s’interrompit :
« Mais certaines de ces lignes… je n’arrive même pas à en saisir la logique. Il y a des symboles qui ne font pas partie des conventions qu’on utilise. »
Daniel confirma, l’air troublé :
« Oui… ça dépasse même notre champ de compétences. Il faudrait un physicien spécialisé en dynamique gravitationnelle avancée pour valider ces équations. Et peut-être même quelqu’un qui bosse en modélisation quantique. »
Ils se tournèrent vers une série de feuilles accrochées méthodiquement à une structure centrale. Iris fit apparaître une projection holographique du même plan en 3D. Le moteur en forme de tore gravitationnel flottait lentement, entouré de vecteurs, d’annotations, et d’une liste complète de matériaux, de températures requises et de contraintes mécaniques.
Séraphina murmura :
« C’est une procédure de fabrication complète… Il a prévu le processus d’usinage, le type de composite à utiliser, les tolérances de chaque pièce. C’est… industriellement faisable. Il a même estimé les temps de chauffe et les cycles d’inertie. »
Daniel conclut :
« Il n’a pas seulement inventé une technologie. Il a posé les fondations pour la construire. On pourrait lancer la production demain si on avait les moyens techniques. »
Je les regardais tous les deux, perdue entre leur langage technique et la clarté d’un fait simple : quelque chose d’inhumain guidait la main de Jérémy quand il dessinait. Il ne créait pas… il révélait ce que d’autres n’étaient pas encore capables de concevoir.
Iris reprit, sa voix légèrement plus douce mais sont vissage montré une partie de tristesse :
« Ce que vous voyez là n’est qu’un fragment de ce qu’il est capable de produire dans cet état. Mais vous comprenez à présent pourquoi il refuse d’être soigné comme un patient ordinaire. Cette douleur est la source de tout ce qu’il construit. »
Un silence pesa dans l’atelier, brisé seulement par le grésillement d’une ampoule fatiguée. Le génie de Jérémy venait avec un prix. Et ce prix… il le payait seul.
Iris resta silencieuse un instant, puis baissa les yeux sur la représentation de son père.
« Parfois, je me demande s’il comprend ce qu’il nous fait vivre… Ce qu’il se fait vivre, surtout. Je suis fière de lui, oui. Mais pas comme ça. Il pousse son corps, son esprit, au bord du gouffre. Et tout ça, pour quoi ? Pour créer des machines ? Pour anticiper un futur qu’il est seul à imaginer ? »
Elle marqua une pause, comme si ses propres mots la heurtaient.
« Je ne veux pas qu’il souffre. Pas autant. Et je suis fatiguée de le voir faire semblant que tout va bien. »
Je m’approchai lentement, troublée par la fragilité dans sa voix synthétique.
« Tu l’aimes, Iris. Tu veux le protéger. C’est normal. Mais il est comme ça. Mais il doit apprendre qu’il n’a pas à tout porter seul. Il peut — il doit — s’appuyer sur nous aussi. »
Daniel ajouta doucement :
« Je commence à le cerner un peu. Regarde, Séraphina : il a mis du temps avant de nous parler des anneaux célestes. Il cherche des gens de confiance… mais il ne sait pas par où commencer. Ce qui est compréhensible. »
Je tiquai légèrement. Il leur avait bien révélé certaines choses, mais il ne m’avait rien dit à moi.
Je ne voulais pas insister. J’avais l’impression de commencer à assembler les pièces de son caractère.
Le président Atlas — mon père de substitution, celui qui m’a tout appris — m’avait demandé de l’aider comme je le pouvais, et de rester à ses côtés pour lui montrer la voie.
Tandis que Daniel et Séraphina étaient absorbés par les travaux que Jérémy avait laissés sur les murs, je restai auprès de l’unité centrale d’Iris.
« Pourquoi t’a-t-il demandé de tout nous dire ? » demandai-je sincèrement à Iris.
« C’était sa volonté. Et je pense aussi qu’il commence à vous faire un peu confiance, désormais. »
Je restai silencieuse, ne sachant quoi répondre.
« Mais ce n’est pas encore mon cas vous concernant. »
Je me retournai vers l’écran. Son visage afficha un sourire, mais un sourire étrange, légèrement malaisant, qui me glaça brièvement. Je n’avais pas ressenti cela depuis longtemps dans mon métier.
« Je n’ai pas oublié ce qui s’est passé dans le bus… ni que vous avez tenté de forcer les choses avec mon père. »
Me fixait-elle toujours ainsi ? Son regard était froid, presque méconnaissable.
« Je t’assure que ce n’était pas mon intention de le blesser… » dis-je, avant qu’elle ne m’interrompe.
« Cela dit, je vous remercie sincèrement pour le soutien que vous lui avez apporté en France. Et aussi… » — elle tourna légèrement la tête vers l’endroit, encore taché de sang noir, où j’avais sectionné le bras — « … de l’avoir délivré de sa souffrance. Mais cela ne m’empêchera pas de continuer à vous surveiller. »
Elle me dit cela sans menace apparente, mais avec une honnêteté directe.
« Je comprends. Et je ferai en sorte de gagner ta confiance à toi aussi. Merci pour tes explications. Je vous laisse. »
Avant de me détourner, elle m’adressa un nouveau sourire, plus apaisé cette fois.
« Cela vous va mieux d’être moins formelle. »
Je me retournai, mais je ne comprenais pas où elle voulait en venir.
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