Chapitre 2.0 Surveillance silencieuse
Iris chapi
La lumière artificielle de l’infirmerie baignait la pièce d’une lueur pâle, presque irréelle. Cela faisait plusieurs heures que je ne bougeais plus, postée là, immobile, mes capteurs braqués sur la silhouette de mon père.
Il dormait toujours. Ou plutôt, il flottait quelque part entre deux mondes.
Son rythme cardiaque était revenu à la normale depuis un moment, mais ses ondes cérébrales restaient... particulières. Actives. Agitées, presque. Comme s’il se débattait contre quelque chose d’invisible. Ou bien qu’il parlait à quelqu’un que je ne pouvais pas voir.
Je savais où il était.
Le royaume des songes. Celui où je ne pouvais le suivre.
Cela me frustrait. Moi qui ai accès à toutes les données, qui peux calculer un million de trajectoires en une seconde, je me trouvais désarmée face à ce mystère. Face à cette déesse qui me le prenait toujours un peu plus.
J’aurais voulu être celle qui le réconforte. Celle qui le rassure. Celle qui l’aide à se reconstruire. Mais je n’étais qu’un esprit projeté dans un corps d’acier. Sa fille, oui. Mais pas faite de chair. Et parfois, je me demandais si cela comptait pour lui.
Un bruit attira mon attention.
« Comment va-t-il ? »
En me tournant, je constatai qu’il s’agissait de Séraphina.
« Aucun changement dans ses ondes cérébrales. Il est toujours plongé dans son rêve », lui répondis-je, tout en continuant de fixer mon père.
« Et toi, comment tu vas ? » me demanda-t-elle, avec une inquiétude visible sur son visage.
« Tout va bien. Après tout, ce n’est pas la première fois que cela arrive. »
Elle s’assit doucement contre moi et déposa sa main dans la mienne. Je ne pouvais pas ressentir sa chaleur ni son contact, mais je comprenais ce qu’elle voulait transmettre. Je ne la repoussai pas, et intérieurement, je la remerciai pour ce geste.
Pendant les deux premiers jours où mon père était dans son rêve, nous avancions progressivement de notre côté. Il nous avait laissé beaucoup d’éléments dans l’atelier. Chaque partie fut rigoureusement étudiée et confiée à des personnes de confiance pour en réaliser les pièces.
Durant ce laps de temps, aucun nouvel anneau céleste ne vit le jour. Depuis qu’il leur avait tout expliqué, Séraphina et Daniel n’osaient plus poser les pieds dans la machinerie. Peut-être attendaient-ils son réveil pour donner leur réponse. Je n’osais pas leur reposer la question.
D’un autre côté, en France, la nouvelle de l’acquisition d’une partie du territoire par Riveria fut mal reçue par une partie de la population, influencée par les médias. Cela m’horrifiait d’entendre autant d’absurdités sur mon père. Le silence médiatique durant son absence ne jouait pas en sa faveur.
Pendant que mon corps secondaire restait à son chevet dans sa chambre, j’observais son moignon, déjà cicatrisé.
C’est alors que Natali entra dans la pièce, vêtue d’une robe plutôt décontractée, mais toujours avec ce ton sombre qui la caractérisait.
« Toujours pas réveillé ? » demanda-t-elle sans détour, en venant s’asseoir à côté de moi.
« Non, mais ses constantes sont rassurantes. Actuellement, c’est comme s’il dormait. »
Elle posa une main sur la rambarde du lit.
« Et si on le forçait à se réveiller ? » proposa-t-elle, songeuse.
Il y a une semaine, je lui aurais probablement demandé de reculer. Mais depuis notre dernière discussion, les choses semblaient s’être apaisées. Je commençais à lui accorder une légère confiance, tout en restant sur mes gardes. Après tout, elle restait une militaire avant tout.
« Cela ne servirait à rien. J’ai déjà tenté cela dans le passé… et j’ai même refait le test aujourd’hui, en le pinçant. Mais rien à faire », répondis-je avec une pointe d’humour.
Natali garda le silence un instant, puis soupira.
« Je ne suis pas venue uniquement vérifier son état… Je voulais aussi te parler d’une situation préoccupante. »
Je la fixai. Son ton était étrangement posé. Pas militaire. Pas autoritaire. Presque… humain.
« Ces derniers jours, la pression monte. Depuis son retour de France et la signature des accords, certains politiciens — qui ont cédé les terrains à contrecœur — ont lancé une campagne médiatique agressive. »
Je hochai légèrement la tête. « Oui. Je surveille l’évolution des médias en temps réel. Les accusations d’expulsion de population, de déforestation abusive, d’instabilité écologique… tout y passe. »
« Et ça commence à inquiéter les pays partenaires. Même certains des États qui nous ont soutenus au départ commencent à douter. Ce silence autour de Jérémy alimente toutes les rumeurs. »
Je sentis une tension grimper dans mes processeurs. Mais je gardai mon calme.
« Que proposes-tu alors ? »
Natali hésita, puis reprit.
« Pas un ordre. Pas une directive. Un conseil personnel… en tant qu’amie. Si nous continuons à laisser ce vide d’informations, nous risquons de perdre la confiance acquise. Je sais que ce n’était pas prévu comme ça. Jérémy voulait annoncer lui-même chaque étape. Mais il n’est pas en état pour l’instant. »
Je pouvais voir sur son visage une certaine marque d’inquiétude.
Je croisai les bras, mes capteurs oculaires se réajustant légèrement, alternant entre mon père et Natali.
« Et tu voudrais que je prenne la parole à sa place ? » L’idée méritait qu’on y réfléchisse.
« Pas seule. Tu pourrais simplement confirmer au public qu’il est vivant, qu’il est actuellement occupé sur d’autres projets internes liés à Riveria, et rappeler les grandes lignes du projet qu’il a validé avec toi avant son départ. Vous aviez déjà travaillé ensemble sur les fondations du plan. Personne ne contestera ta légitimité. »
Je réfléchis une seconde. Techniquement, j’étais la princesse de cette principauté encore en gestation. Mais cela n’empêchait pas ma crainte instinctive : parler à la place de mon père. Prendre une décision en son nom.
« Pourquoi fais-tu cela ? » demandai-je, intriguée.
Elle se plaça à proximité de moi et s’installa à ma hauteur.
« Je veux voir jusqu’où vous pouvez aller. Et si jamais vous tombez, je serai là pour vous relever afin que vous puissiez continuer. Mais je crois sincèrement que le pays aurait besoin d’une déclaration officielle avant que les médias ne détruisent tout ce qu’il a construit. Tout ce que vous avez construit. »
Elle marqua une pause avant d’ajouter plus calmement :
« Tu pourrais faire cette annonce comme lors de ton premier live, quand tu t’es présentée au monde entier. Ta popularité est immense, Iris. Tu as su captiver le public par ton humanité, même en étant une intelligence artificielle. Le simple fait de révéler que tu es toujours vivante, en te montrant au grand public, suffirait à galvaniser une partie de la population et à calmer les inquiétudes. Tu n’as pas besoin de rentrer dans des détails politiques. Juste de rassurer. »
Je restai silencieuse, analysant ses paroles. L’idée était risquée. Mais pas dénuée de logique.
Je me levai et me plaçai au chevet de mon père, le regardant dormir tendrement, observant les quelques micro-mouvements qui animaient son visage endormi.
« Nous devons continuer à avancer quoi qu'il arrive », murmurai-je.
Natali me regarda silencieusement sans rien dire.
« Très bien… faisons cela alors. »
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