Les cœurs battant
Une émotion.
Cela faisait longtemps.
Longtemps que pareille chose n'était pas arrivée.
Longtemps que pareille chose n'avait pas suscité en moi cet émoi oublié mais distinct : la section nette de ma trachée. Sensation déplaisante que d'être ainsi atteint au cœur de son cœur retranché. Je parle de cœur, car si tout cela advient d'abord dans le cou, un malaise profond s'empare rapidement de l'âme. Et l'âme, c'est le cœur. Et le cœur, c'est le corps.
Vomissures aux commissures des lèvres : vague à l'âme provoquant la nausée. Du dégoût ? Ce dégoût qui, selon Spinoza, était intimement lié à la jalousie ? La jalousie de savoir l'être aimée. La jalousie de savoir l'être aimer. Mythologie de l'amour, mythomanie de la propriété ; amour qui ne m'appartient plus alors que je lui appartins ; impossibilité du lâcher-prise, nécessité de l'être-lâché. D'où ce dégoût montant en flèche à la glotte pour y distiller son venin, pour venir m'y étouffer. Juste colère face à l'aliénation d'une propriété prisée et sans prix.
Conneries. Certains n'ont jamais rien compris. Certains ne savent pas reconnaître le vague à l'âme de cette âme vague, je veux dire cette conscience énorme et aveugle de l'absolu ; le dégoût des pleurs contenus ; la jalousie des bouleversements tectoniques produits par la page d'un livre déjà tournée.
Toute tristesse n'est pas négative : celle-là est pleine positivité. Se rendre compte : jamais plus ce ne sera. Se rendre : jamais plus ce ne sera. Évident et surprenant. Qui aurait pu penser que l'explicite peut-être aussi si insidieux ? C'est la vérité qui, sans bruit, démasquée et au grand jour tranche ma trachée. Traîtresse fidèle.
Traîtresse équitable : ma gorge n'est pas seule victime. Deux trachées d'évident de sang, pleurent leurs souffles, soufflent leurs larmes. Peu s'en faut que nous n'éclations en mille sanglots. Deux âmes ébranlées complètement, avec une puissance infinie et diffuse. Deux vagues, deux murs d'eau qui s'abattent.
En vain, car cela fait longtemps que les cœurs ont cessé de se battre. Tout ce trouble, tout ce fracas, toute cette douleur ne sauraient les ranimer : on a déjà fait l'à-Dieu de l'âme. Tout cela pour rien ? On l'a dit : écho d'une chute passée. On l'a dit : vague à l'âme causé par un froissement de papier.
Tout cela pour rien ? Certes non. Ce sentiment si singulier qui nous prend la gorge, cette tristesse si terrible, ce malaise absolu qui tranche nos trachées, c'est le son diaphonique de deux cœurs battants.
Le 21-22/10/2023
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