Chapitre 1 La lumière brute des néons

5 minutes de lecture

Il est venu me chercher une nuit, alors que je travaillais.

La lumière brute des néons, les vrombissements des chariots : les lots quotidiens d’un entrepôt logistique. Le mien dégage une odeur de fer en raison de son stockage.

Il est deux heures du matin lorsque j’entends ma cheffe m’appeler, donnant de la voix pour surpasser les sons du bâtiment animé. Un homme qui me semble familier se tient à ses côtés. Je me gare non loin et descends de mon chariot élévateur. Je retire mes gants, moites de la chaleur de ce mois de juillet. Elle se tient près de la porte, celle qui mène à la salle de pause, aux bureaux ou à la sortie ; derrière la barrière d’une zone piétonne.

Mon cœur fait un bond quand je reconnais l’homme à ses côtés.

C’est l’acteur américain Jared Stanes.

Entièrement vêtue de noir — pantalon cargo, t‑shirt et chaussures de sécurité — seul mon gilet de sécurité jaune jure avec le reste. Mes longs cheveux bruns ondulés sont relevés par une pince et mes boucles d’oreilles argentées restent mes seuls accessoires.

Je suis loin d’être à mon avantage et je sens le rouge monter à mes joues à l’idée d’être ainsi présentée à celui qui hante mes pensées jours et nuits depuis bientôt un an. Son rôle dans une saga de films fantastiques m’a fait succomber à son charme instantanément, et depuis je le vois comme l’homme parfait. Parfait pour moi.

Mon regard, empli d’incompréhension, se perd dans l’éclat de ses yeux bleus. Il est mon exact opposé : short taupe et t‑shirt rouge vin, dont la coupe et la matière trahissent une facture soignée. À son poignet, une montre argentée capte la lumière et évoque un luxe discret.

La lumière froide du lieu n’enlève rien à sa beauté naturelle, comme si le fait d’être habitué aux projecteurs lui rendait n’importe quelle lumière flatteuse. Un léger sourire se dessine aux coins de ses lèvres quand il me voit.

Je reste figée un moment avant de me diriger vers eux. Les chuchotements de mes collègues m’atteignent à peine.

Une fois à sa hauteur, je ne sais pas quoi dire et l’observe sans un mot, cherchant une explication un tant soit peu logique à sa présence. Mon attention se porte sur ses lèvres lorsqu’il me dit :

« Je t’ai vue en vidéo lors d’un concert amateur à l’occasion de la Fête de la Musique. »

Le souvenir de la foule déchaînée, cernée de fumée et de lumières oscillantes, me revient. Il fait référence à notre dernier concert du mois dernier. Notre groupe n’en est encore qu’à ses débuts.

Un vent frais passe par les portes de quai restées ouvertes. J’entends au loin les klaxons des engins circulant dans les allées. L’assurance de James semble altérée par l’inaccoutumance au lieu. La nervosité se lit dans ses légers mouvements constants : il s’appuie sur la barrière puis se redresse sans cesse.

« Je me suis intéressé à ton groupe et à tes textes, dont j’ai su qu’ils étaient de ta propre composition. Certains d’entre eux ont vraiment résonné en moi. »

Sa voix est grave ; elle n’est pas rugueuse, mais elle porte une densité qui semble cacher des secrets derrière chaque mot. Son regard est fuyant, comme s’il cherchait chaque mot avec soin. La nervosité le scinde en deux visages, séparant l’image publique de l’homme qu’il est.

Je pourrais presque toucher ses mains posées sur la barrière.

Ses yeux se plantent dans les miens, une détermination brille d’intensité dans ses iris.

« Dans tes chansons, tu décris l’histoire d’amour dont tu rêves… » Il marque une pause, s’accoude à la barrière. « …une quête de perfection à l’image des films hollywoodiens. » Il se mord la lèvre. « Passion intense, amour dévoué, aventures palpitantes. »

« Tu fuis la routine et l’amour convenu. Tu veux chaque émotion à son paroxysme. »

Je crois lire entre les lignes — nous recherchons la même chose — mais j’interprète mal et me fais de fausses idées, c’est certain.

Il baisse les yeux, puis récite ce que je reconnais être les premiers mots d’une de mes chansons : « Et si Bucky existait, ce serait lui ma plus belle histoire d’amour. De son âme torturée que je voudrais pansée, À ses sourires muets que je devinerai, Je ne voudrais que lui pour m’aimer… »

Sa voix trahit une faille et me trouble au plus haut point ; mon cœur en porte le poids. Il lève lentement les yeux : « D’aimer un être fictif, oui j’en ai conscience. Et je ne voudrais pas que ça change. Cet amour irréel, c’est ma vérité qui dérange. »

Son intonation est calme mais semble emplie d’une tension sous‑jacente ; sa phrase me fait l’effet d’un choc :

— Je suis venu pour toi. Pars avec moi.

Aucune décharge électrique n’aurait eu plus d’effet sur moi que celle que je ressens à l’instant. Mon cœur a cessé de battre.

Il se redresse, bras tendu contre la barrière, et attend ma réponse.

Le fracas du passage d’un rétrack aux doubles portes me fait tressaillir. Le vacarme surprend l’acteur. Son courant d’air nous traverse lorsqu’il passe derrière nous.

Je scrute les murs, en quête de caméras cachées — preuves d’une farce malsaine. Mais rien.

Impossible. Je n’arrive pas à y croire.

Il est là, planté devant moi : Jared Stanes.

Ma cheffe d’équipe, dont l’existence m’avait jusqu’alors échappé, émerge soudain dans mon champ de conscience d’un ton tranchant qui me fige. Elle exige que je parte, qu’à cette occasion unique je saisisse ma chance sans plus attendre. Je sursaute sous le coup de son indignation, tétanisée, incapable de bouger ou même de formuler la moindre pensée cohérente. Mes yeux cherchent ceux de James ; je me demande si je ne rêve pas. Le silence s’étire, lourd et oppressant. Un souffle enfin s’échappe de mes lèvres. Hésitante, mais de nature impulsive, je cède :

— D’accord.

Vais‑je vraiment le suivre, alors qu’il reste un inconnu malgré son statut d’acteur célèbre ?

Mais la douceur sincère de ses yeux, comment y résister ? Moi qui le convoite à travers son personnage depuis ce qui me paraît être une éternité.

Je ne suis pas sûre de savoir ce que je fais, ni dans quoi je m’engage, mais seuls les regrets me resteront si je n’essaie pas.

Mes affaires de travail rassemblées, je suis sur le départ.

Il m’attend en me tenant la porte.

Bucky…

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Sev ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0