Montrez-moi votre badge !

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Les machines étaient sans vie et sans pensée. Elles étaient dépendantes de l’Homme.

Évangile selon l’Algorithme, 1-2.

Après la Partition, Oumane avait été entièrement reconstruite. C’était le projet du Grand Monarque, héros de la guerre de Partition, mégalo, mort et momifié depuis au moins huit ans. Selon lui, Oumane pouvait devenir la cité-état modèle du Pacifique Sud. Une ville moderne, ouverte sur le monde, riche et magnifique. “Nec pluribus impar” disait la propagande. Elle se trompait.

Jadis si belle, avec ses villas coloniales, ses parcs et ses jardins, ses plages, Oumane était devenue une ville hideuse, dont la réimpression par des méca3D autonomes traînait depuis dix ans. A part son plan en damier, de l’ancienne ville il ne restait rien. Même les noms de rue avaient été rasés. Il faut avouer qu’ici personne ne les avaient jamais vraiment connus. Ne demeuraient que des secteurs numérotés et des zones de couleurs, des rues plus larges et les bâtiments plus hauts, du béton, du verre et de l’acier. Le tout était fade, froid et sans âme, une insulte à la beauté. Mais comme plus personne ne prenait le temps de regarder le décor, pourquoi s’encombrer. Et puis la beauté, finalement, qu’est-ce que c’est au juste ?

Grâce à son système de guidage autonome la robocar arriva sans encombres à l’endroit où le meurtre avait été commis.

L’événement avait eu lieu à deux pas d’un grand carrefour. LE FIDELE était un hôtel haut de gamme pour touristes proD très fortunés dans le secteur hype d’Oumane. C’était un suppositoire de verre et de métal qui s’étirait sur près de 400 mètres et en faisait le point culminant de la ville.

Une vaste zone d’exclusion rubalisée aux allures de fleur avait été mise en place pour tenir les curieux à l’écart. Ils s’agglutinaient comme des fourmis en quête de sucre autour de cette corolle, munis de leurs portables et de leurs hologlasses pour ne rien manquer de cet événement exceptionnel. Les crimes étaient très rares dans une zone bleue. Au centre de la corolle une douzaines d’agents du MSE s’agitaient comme des pistils par grand vent. Après avoir défini la zone d’exclusion, ils l’avaient quadrillée en espaces plus réduits que chacun scannait avec la plus grande minutie. Une flotille de drônes miniatures, il devait bien y en avoir une dizaine, survolait les enquêteurs et les curieux. Véritables colibris mécaniques, ils allaient d’un point à un autre de la scène de crime et de la foule, sans rien manquer de ce qui se déroulait cinq mètres en dessous d’eux. Un des pistils paraissait plus grand que les autres, moins chevelu également. Il semblait aussi plus affairé, n’hésitant pas à s’agenouiller pour faire ses relevés. Il jetait des coups d’œil réguliers aux autres et il n’avait pas besoin de leur parler pour que ceux-ci refassent une mesure ou changent d’endroit. C’était l’agent Lena Dwarcolovna.

- Tom range toi sur l’espace libre à ta droite. Tu restes en veille et tu libères Doddd. Concentre-le sur la foule présente, qu’il fasse un relevé complet des identités.

Je finissais d’enfiler mes gants. Mon arme était déjà dans mon holster d’épaule.

- A quelle hauteur dois-je libérer Doddd Monsieur ?

- Tu le places au-dessus des autres drones, ça doit faire six mètres je penses. Oh, j’allais oublier ! Active mes hologlasses et enregistre tout en résolution maxi.

- Bien Monsieur.

Pour avoir le droit d’entrer dans le périmètre interdit je dus présenter au noob en faction mon badge de Renifleur. C’était ringard mais je ne voulais ni puce, ni tatouage. Il avait l’allure d’un premier de la classe avec sa tignasse soigneusement peignée et ses hologlasses trop grandes pour lui. On ne lui avait pas encore délivré son matériel sur mesure et sa combinaison moulante paraissait trop lâche. Elle flottait sur lui comme un emballage sur une glace en train de fondre. Je le sentis quelque peu frustré de ne pas pouvoir me scanner, aussi regarda t-il avec attention ma pièce d’identité et la plaque en cuivre qui la jouxtait. Je n’avais jamais aimé le motif de cet insigne, directement inspiré du logo du conso, un chien assis qui fixait une sphère rouge contenant un Z aux allures d’éclair. C’était d’un kitch affligeant. En revanche j’adorais les réactions que suscitait ce badge.

A sa vue le bleu se raidit, inclina la tête, replia le petit porte-feuille en cuir élimé et me le tendit. La plaque avait contracté la lèpre.

Je me dirigeai vers l’agent consciencieux.

Parler avec un augmenT ou un transoP me cause toujours le même sentiment de malaise. C’est comme voir un mouton à 5 pattes ou surprendre ses parents en pleine partie de galipettes lorsqu’on rentre trop tôt du ciné.

Lena était un sphinx du nouvel ordre, une créature colossale mi-humaine, mi-composants électroniques. L’agent Chef Dwarcolovna du Ministère de la Sécurité de l’Etat était une transoP de niveau 1. Le niveau qui en faisait une augmenT mais pas encore une transhU. Ses muscles sur développés n’avaient rien de naturels puisqu’ils étaient le résultat de transopérations très coûteuses et élaborées. Depuis huit ans, l’humanité ne se contentait plus d’utiliser les stéroïdes pour faire ses champions, elle était désormais capable de faire repousser les nerfs, d’imprimer les os et de tisser les fibres musculaires à des fibres synthétiques.

Je côtoyais l’agent Dwarcolovna depuis suffisamment longtemps pour savoir qu’elle n’était plus faite que de chair humaine, mais aussi de céramique, de carbone et de kevlar. Cela ne faisait pas d’elle Superwoman, il lui manquait encore la cape et elle restait mortelle, mais avec un petit effort elle n’en était pas loin. C’est la neurocam logée dans sa cavité oculaire gauche qui me gênait le plus chez Dwarcolovna. Ce dispositif était relié au réseau neuronal de la colosse et décuplait ses facultés de vision et ses capacités d’analyse. Pendant que ce ver mécanique immonde vous fixait, vous scrutait tel un parasite cyclopéen avide en quête d’un nouvel hôte, l’agent recevait quantité d’informations physiologiques comme votre rythme cardiaque, votre température ou votre pression artérielle. J’en étais à me demander ce qui pouvait motiver les êtres humains à subir pareils traitements lorsque l’agent Dwarcolovna me repéra.

Mon amour propre était sauf, ma manœuvre d’approche ne se voulait pas furtive.

- Waldo Sirrrce !

Était-ce un sourire ou une grimace ? Nous avions “collaboré” à de nombreuses reprises, et pourtant j’étais toujours incapable d’interpréter les signaux envoyés par cette femme qui n’en était plus vraiment une. A moins que ses zygomatiques eussent été raccourcis, après tout même les plus grands chirCom commettent aussi des erreurs.

- En personne, fis-je en inclinant la tête.

Elle me rendit mon salut.

- Que vient fairrre un rrrenifleurrr à ce niveau de l’enquête ? On vient à peine de commencer. Les consos ne peuvent plus attendrrre les prrréliminairrres ?

Elle roulait les r comme un tambour et accentuait certaines syllabes plus que d’autres. Son ton était sec et aussi coupant qu’une lame en tungstène. Elle ne me quittait pas de son oeil.

- Non, plus de préliminaires avec les sbires du Guoanbu désormais. Nouvelle procédure, on fourre à SEC. Ça irrite, mais il faut ce qu’il faut. Chacun doit obéir. Donc puisque nous devons frayer ensemble ne perdons pas de temps. Qu’avez-vous à me transmettre pour le moment ?

Avait-elle seulement compris le jeu de mots ? Je n’étais pas en mesure de dire si elle soupira de soulagement ou d’agacement. Je n’avais pas de neuroCam pour m’aider. En sept ou huit enjambées nous rejoignîmes la zone marquée à la craie qui indiquait l’emplacement du corps. On aurait dit les contours d’une peinture égyptienne délavée. Lorsqu’il avait été découvert, le visage du mort était de profil alors que son corps faisait face au sol. La silhouette dessinée sur le revêtemnt du trottoir donnait l’impression de vouloir s’enfuir en courant.

- La victime s’appelait Abel Monrrrivaje, 52 ans, astrophysicien, docteur en physique théorique et quantique. Il dormait ici, déclara t-elle en pointant de son pouce le gigantesque suppositoire derrière elle. Il a été découverrrt ce matin parrr une hôtesse de l’hotel. Il était 5.42.23. La gamine s’est prrris les pieds dans le morrrt. Le type était rrrecouverrrt parrr une bâche camouflante. Jamais vu un trrruc parrreil. Ça doit coûter un max. On l’a envoyé au crrrimlab pourrr analyse. Pourrr le moment on a rrrelevé une vingtaine d’ADN différrrents. C’est trrrop.

En même temps qu’elle me donnait ces informations, mon servCom me les confirmait ou les enrichissait. La photo de la victime s’afficha ainsi sur un des verres de mes hologlasses et j’appris que le type était aussi un augmenT puisqu’il avait un amplificaTeur qui lui recouvrait un quart du crâne.

- Ok pour les faits. Vos hypothèses.

- Beaucoup de choses sont encorrre à fairrre. Le corrrps et la bâche sont partis au laborrratoirrre. Mais je peux dirrre que l’homme n’a pas été tué sur place. Ce n’est pas un crrrime prrrémédité. Elle dût se reprendre à deux fois pour prononcer correctement le mot “prémédité”. Pourquoi une augmenT ne se faisait-elle pas implanter un traducteur ou un gommeur d’accent ?

- Cet homme a été tué ailleurrrs, reprit-elle, puis déposé ici parrr une ou plusieurrrs perrrsonnes, des masqueurrrs sans doute. Ils ont pourrrrrri l’endrrroit pourrr que le trrraçage soit prrresqu’impossible. C’est du trrravail trrrès prrroprrre fait parrr de vrrrais prrrofessionnels.

- Et l’arme ? On m’a parlé d’un AED.

- Inforrrmation corrrrrrecte. Vu l’état de son intérrrieurrr il a été grrrillé parrr un tirrr au plasma, Nous sommes sûrrrs de ça.

Il y eut un silence suffisamment long pour être significatif.

- Je parie que vous n’avez donc rien trouvé au niveau des caméras qui quadrillent le secteur, et qu’il n’y a pas de témoin non plus.

Elle n’eut pas besoin de répondre, ma question n’en était pas une. Avant même de le lui demander, Tom me l’avait déjà précisé. L’historique des caméras de la zone avait été éffacé entre 0.00.00 et 5.30.00.

Je réajustai mon chapeau comme pour mieux me protéger du soleil. Quelle que soit la saison il était de toute façon toujours trop fort, mais en été je vivais un calvaire. L’espace d’une ou deux secondes je me vis même en train de prendre feu. Je reculai de quatre pas pour profiter de l’ombre salvatrice de l’immense suppositoire. Dwarcolovna m’accompagna en grimaçant. Cette fois j’étais sûr que c’était une grimace.

- Vous avez chaud on dirrrait et votre coeurrr bat trrrès vite.

Elle n’avait pas dit trop. C’est ce que je déteste le plus chez tous ces augmenT, leur sentiment de supériorité supposé par rapport à ceux qu’ils aiment qualifier de culs-plats.

- Chacun fait comme il peut avec ce que la nature lui donne, repris-je impassible.

Elle devait être autant gavé de drogues que moi, si ce n’est plus d’ailleurs. C’était le prix à payer pour un augmenT, la drogue aidait à calmer des douleurs obsédantes. Mais je n’avais pas de temps à perdre avec d’éventuelles discussions philosophiques.

- Ce Monsieur Monrivaje a des collègues dans l’hôtel je suppose. Vous avez des infos de ce côté là ?

Mon ton était devenu plus sec.

- Ils n’ont rrrien vu et sont tous “innocents”. Nous avons longuement échangé avec leurrr porrrte-parrrole qui était aussi son brrras drrroit. Monsieur Monrrrivaje était sans ennemis. C’était quelqu’un d’apprrrécié qui avait rrréussi et qui menait une belle carrrrrrièrrre.

- Toute réussite nous attire un ennemi. C’est la médiocrité qui entraîne la popularité. Personne ne jalouse un médiocre.

Elle me regarda avec une telle intensité que je pus voir sa caméra me zoomer une fraction de seconde. Sans doute devait-elle chercher dans ses bases de données qui était l’auteur de cette réflexion d’un autre temps. Je ne sais pas si elle trouva la réponse.

- Comment s’appelle-t-il ? Demandai-je.

- Qui ça ?

- Son bras droit !

- Elle s’appelle Errrika Vyltmöss.

Le hall de l’hôtel était immense et froid. Le comptoir d’accueil occupait toute la longueur du mur qui faisait face à l’entrée. Il était en bois mal vieilli. Derrière lui, trois réceptionnistes en combinaison jaune citron et au sourire forcé s’occupaient des clients qui attendaient sagement leur tour. La plupart jetaient un regard distrait aux grands écrans muraux vieillots qui vantaient, dans une résolution médiocre, les services de l’hôtel et certains des délices d’Oumane. Ils semblaient tous éblouis par la lumière criarde diffusée par les nombreux petits plafonniers et qui se reflétait sur le carrelage imitation marbre trop brillant pour être honnête. Un concentré de mauvais goût. Nous étions bien à Oumane.

Le Fidèle était le premier bâtiment réimprimé à Oumane. Il l’avait été du vivant du Grand Monarque. Officiellement pour servir de vitrine au tourisme haut de gamme qui allait se développer à grands pas dans la cité-état indépendante. Officieusement parce que le propriétaire du lieu était un ami de longue date du Monarque, un compagnon de route. Aujourd’hui l’hôtel était le seul de la ville à disposer d’un service d’étage, pour tout dire c’était l’unique hôtel situé dans une zone bleue.

A droite du sas d’entrée un guichet en plexiglas où clignotait le mot “orientation” était tenu par un transoP non genré. Il se tenait droit comme un I et fixait les portes avec toute l’attention d’un expert cherchant un défaut sur une toile de maître. Aussitôt le sas franchi et saisi par ce regard, vous n’aviez d’autre choix que de vous présenter devant le guichet. Le non genré arborait l’affreux costume de l’hôtel, une barbe de trois jours et des cheveux mi-longs violets. La combinaison d’un jaune encore plus citron que les types de l’accueil était très moulante et à travers le plexiglas je constatai qu’il avait parachevé sa transformation. Il me sourit puis me salua avec respect en joignant ses mains aux ongles vernis assortis à sa chevelure. Il avait la voix d’un baryton. Je ne pus m’empêcher de penser que la science permettait d’accomplir décidément aujourd’hui de très belles choses.

En présentant mon badge, je lui demandai à rencontrer la collaboratrice directe d’Abel Monrivaje. Un refus de sa part n’était pas envisageable, mais en toutes circonstances il faut rester poli. Le baryton déguisé en citron se gratta la barbe et me demanda de patienter dans le grand salon. Il accompagna sa demande d’un geste de la main qui cherchait à être gracieux pour me désigner une ouverture derrière son guichet. J’acceptai son invitation.

Dans la pièce un hologramme projeté depuis le plafond rappelait que vous entriez dans le grand salon. Une sphère bleutée tournait sur elle même et affichait les mots “GRAND SALON”. J’observai ce kyste lumineux le temps de me dire qu’un type qui se voulait génial avait réussi à imposer cette idée à d’autres. A Oumane en matière de tourisme on n’avait jamais su faire. Je m’assis au hasard et attendis.

Erika Vyltmöss apparut dans le GRAND SALON quelques minutes plus tard. Elle était accompagnée par le non genré aux cheveux violets qui me souriait du même sourire idiot qu’affichaient tous ceux qui travaillaient au Fidèle. L’espace d’une seconde j’imaginai un nouveau client entrant dans l’hôtel et se retrouvant perdu devant le guichet “orientation” vide. Comme pour répondre à cette pensée le non genré cessa de sourire et disparut aussitôt.

Je me levai pour mieux accueillir Erika Vyltmöss qui venait vers moi du pas décidé d’un proD de statut majeur. Elle ne présentait aucun signe apparent de transOpération ou d’augmenTation. C’était un cul-plat, mais son attitude renvoyait un savant mélange d’arrogance et de noblesse, une femme sûre d’elle-même et de sa supériorité.

- Louées soient les Data, lança t-elle.

- Nous rendons grâce aux Consortiums.

C’est elle qui me tendit la main.

- Erika Vyltmöss.

- Waldo Sirce, fis-je quelque peu déconcerté.

Les européens conservaient cette vielle coutume. Nous n’avions pu faire valoir notre exception culturelle à Oumane, depuis l’Annexion on se saluait à la chinoise. Vae victis aurait dit Brennus.

Cette expérience ralluma des souvenirs que je croyais disparus, ce moment où j’avais serré une main pour la dernière fois. C’était il y a quatre ans. Au moment de l’annexion d’Oumane par les chinois. L’expérience avait été moite et molle.

La poignée de main d’Erika Vyltmöss était ferme et chaude. Je l’invitai à s’asseoir sur le fauteuil faisant face au mien. Ils étaient séparés par une petite table faite dans le même bois mal vieilli que le grand comptoir du hall.

Pendant que je patientais, mon servCom m’avait transmis suffisamment de données pour savoir l’essentiel à propos d’Erika Vyltmöss. ProD de statut majeur, astrophysicienne participant au projet “Tous sur Mars”, avait eu une liaison passée avec le macchabée, une liaison actuelle avec Nels Kumo, notre grand patron.

Erika Vylmöss s’assit avec l’élégance d’une reine anglaise. Je restais debout suffisamment longtemps à la regarder pour qu’elle finisse par rompre le silence.

- Vous ne vous asseyez pas ?

- Bien sûr, fis-je avant de lui présenter mon badge et de m’asseoir.

- Sirce, comme Romain SIRCE ?

- C’était mon père. Vous connaissez ?

- De nom. Tout le monde au Consortium a entendu parler au moins une fois de Romain Sirce et de l’incident Gentry.

Comme je ne répondais pas elle reprit.

- Le Service d’Enquête du Consortium s’inquiète pour moi ou pour ce qui est arrivé à Abel ?

Je compris soudainement pourquoi les grosses huiles du consortium avaient contacté Angelo à 6h du matin. Cela venait de s’afficher à un centimètre de mon œil et je n’y avais même pas prêté attention.

- Il s’inquiète pour les intérêts du Consortium qu’il se doit de protéger, dis-je en ôtant mon chapeau.

- Je suis donc un “intérêt”, dit-elle.

- Non. Bien sûr que non. Ce que je dis c’est que l’assassinat de Monsieur Monrivaje est un coup porté directement à notre consortium et rien ne nous dit que vous n’êtes pas exposée à un risque, puisque vous étiez le bras droit de la victime. A ce niveau de l’enquête nous devons envisager toutes les possibilités. Était-ce seulement l’homme qui était visé ou notre organisation ?

- Je n’étais pas son bras droit, c’est lui qui l’était. Avec Abel, nous nous étions mis d’accord pour que les choses se passent comme ça. Je n’aime pas être exposée.

Elle marqua une pause. Je crus déceler une certaine tendresse dans sa façon de prononcer “Abel”. Elle se frottait les mains comme si elle se les enduisait de crème hydratante. C’était sans doute sa manière de dissiper une certaine nervosité. Chez les proDs de statuts majeurs dissimuler ses émotions étaient un principe érigé en règle absolue.

- Je n’arrête pas de me dire qu’il est certainement mort à cause de ça, reprit-elle.

- Vous avez eu connaissance de menaces.

- Non mais…

Un serveur grassouillet, le sosie de Pacman, vint nous éblouir avec sa combinaison jaune citron et nous demanda si nous souhaitions boire quelque chose. Erika opta pour un thé à l’hibiscus et moi un café.

- Vous disiez ? repris-je.

- Abel était inquiet ces derniers temps, il y a même des moments où je pense avoir perçu de la peur chez lui.

- Avez-vous une idée sur l’origine de cette inquiétude ? Vous en a-t-il parlé ? Le lui avez-vous demandé ?

Je l’observai attentivement pour que la caméra de mes hologlasses ne manque aucun froncement de sourcil.

- Non mais je pense que cela avait quelque chose à voir avec le Grand Lancement qui doit avoir lieu dans une semaine. Nous ne parvenions pas à nous mettre d’accord sur le discours d’ouverture de la conférence. Il y a deux jours nous avons eu une grosse dispute lorsque je lui ai dit que j’avais décidé d’écrire le discours sans lui. Lorsque je lui ai présenté l’ébauche, il s’est mis dans une telle colère qu’il a brisé le portable où j’avais tout rédigé. Je ne l’avais jamais vu comme ça.

- Qu’y avait-il de si extraordinaire dans ce discours ?

Elle prit le temps de mettre en ordre ses souvenirs comme un joueur de poker le ferait avec ses cartes.

- Rien d’extraordinaire a priori. Cela ne parlait que du Grand Lancement, des contraintes techniques et humaines à surmonter, de l’installation des colons, de terraformation…

- Vous pensez vraiment pouvoir poser mille fusées sur Mars et y débarquer un million de femmes et d'hommes dans six mois ? l’interrompis-je.

Tom incrusta l’expression “Sujet étonné” sur le verre intérieur droit de mes hologlasses. Erika Vyltmöss venait de froncer très légèrement ses sourcils soigneusement épilés. Le mouvement était discret mais amplement suffisant pour que mon servCom le détecte. A y regarder de plus près, elle était ébahie, mais à la façon d’une proD majeure ou comme le serait un moine bouddhiste découvrant une statue de l’Éveillé recouverte de merde.

- Vous doutez des compétences du Consortium ?

- Loin de moi cette idée, fis-je hypocritement. Je me pose simplement des questions. Mille fusées, mille passagers par fusée, deux cent vingt millions de kilomètres à parcourir en six mois, il y a de quoi avoir le tournis quand même.

Pacman revint à ce moment précis pour nous servir notre commande.

- Soixante quatre millions, reprit-elle.

- Pardon ?

- La distance à parcourir sera de soixante quatre millions de kilomètres. Mars et la Terre seront en opposition périhélique le 27 juin de cette année, le voyage sera donc plus court. Votre servCom a allongé le trajet de cent cinquante six millions de kilomètres. Je comprends mieux votre tournis.

Son absence de sourire m’agaça.

Tom ne m’avait pas incrusté les bonnes données, mais il confirma les propos de l’astrophysicienne aux airs supérieurs. Je dois avouer que j’eus beaucoup de mal à conserver mon calme. Je n’avais pas de relaX et le café était brûlant. J’aurais pu lui faire part de la cause réelle de mon inquiétude en lui parlant de ma sœur, cela lui aurait peut-être rabattu son caquet. Mais je gardai finalement pour moi le fait que Natacha allait embarquer dans moins d’une semaine pour un voyage qui serait sans retour.

- Revenons au contenu de votre discours si vous voulez bien. Vous en étiez à la terraformation de Mars.

Le fil de notre discussion étaient encore incrustées sur le verre gauche de mes hologlasses.

- Oui et c’est à peu près tout, si ce n’est les remerciements habituels qui devaient conclure son intervention.

- Vous a-t-il dit ce qui n’allait pas dans ce discours ? Vous a t-il reproché quelque chose ? A t-il dit quelque chose d’inhabituel ?

- Non. Après avoir fracassé le portable il est sorti de ma chambre et s’écriant que tout ça n’était qu’un vaste tissu de conneries.

- Et après ? Vous vous êtes revus ?

- Quelques heures plus tard, il est revenu dans ma chambre pour se confondre en excuses. Il m’avait acheté un nouveau portable. Il m’a dit que tout ce projet le mettait sous pression et qu’il n’arrivait plus à gérer. Il s’est encore excusé et m’a assuré qu’il allait se reprendre. Il m’a dit qu’il ferait bien le discours et qu’il était très bien écrit. Il m’a demandé de ne pas en parler à Nels.

- Vous l’avez cru ?

- Non, mais dans l’immédiat ce qui importait c’était son retour dans le projet. La priorité restait le lancement, même si je voyais bien que depuis l’incident Abel se montrait quelque peu distant. Hier nous nous sommes pour ainsi dire pas vu. Mais je préférai le laisser tranquille. Je pensais que nous disposerions de suffisamment de temps ensuite pour tirer tout cela au clair, une fois que la pression serait retombée. Nous nous sommes parlés une dernière fois hier soir au début de la soirée. Il m’a dit qu’il allait dans un narcobar pour se changer les idées et qu’il avait besoin d’être seul.

- Vous a t-il donné le nom de ce narcobar ?

- Non il ne m’a rien dit d’autre.

- Avant sa mort avez-vous parlé de cet incident avec quelqu’un ?

- Bien sûr que non, je l’avais promis à Abel.

Tom incrusta “Sujet agacé”. Si je ne voulais pas créer d’incident diplomatique et devoir m’expliquer devant les pontifes du conso j’allais devoir mettre un terme à cette entrevue. Je marquai volontairement une longue pause comme pour signifier que j’avais besoin de réfléchir. Avais-je d’autres questions ? A vrai dire non. J’avais tout ce qu’il me fallait même si pour le moment ce n’était rien de très précis mais une plongée loin des servCom allait être nécessaire.

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