Tu prendras bien un relaX ?

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L’Homme créa alors les Consortiums afin de donner vie aux machines et de se libérer.

Évangile selon l’Algorithme, 1-3.

- Nous sommes arrivés Monsieur.

Mon servCom m’arracha de mes pensées. La robocar venait de se garer au sixième niveau de l’immense parking souterrain de la tour La Splendide. C’est là que se trouvaient nos services. Le parking débordait de véhicules des proDs qui s’activaient dans l’immeuble ou dans le secteur. Situé en plein centre de la ville, le secteur 1 ne dormait jamais. La tour La Splendide portait très mal son nom, c’était un bloc en béton imprimé qui tenait plus du bunker anti atomique que de l’immeuble de bureaux. Dans la cité-état, on savait donner des noms ronflants aux choses pour faire oublier leur laideur. C’était une tradition qui remontait même à avant la Partition. Avant même qu’Oumane soit Oumane.

Officiellement, les locaux du Lianmeng Ribao occupaient tout le dix septième étage d’un building qui en comptait vingt. C’était donc un immeuble de petite taille pour le secteur 1. Officieusement, le Lianmeng Ribao n’avait jamais existé. C’était un paravent élégant pour masquer des activités que certains qualifiaient d’obscènes et liberticides : identifier les activités contraires aux intérêts de SpecieZ, notre Consortium. Bien sûr, personne n'osait le dire à haute voix. Nous étions des fouille-merde, et nous avions beaucoup de pouvoir. Nous étions une police parallèle, et appliquions nos propres méthodes. Nous étions craints, et par conséquent nous étions respectés.

Comme à chaque fois, l’ascension trop rapide vers les bureaux eut pour effet de boucher mes oreilles. Pourquoi fallait-il que les ingénieurs s’escriment à installer des ascenseurs hypersoniques ?

Mon entrevue avec Erika Vyltmöss s’achevait à peine, quand Angelo m’avait appelé pour me demander de passer illico au journal. Il souhaitait faire un point sur la situation. C’était suffisamment vague pour signifier un tas de choses.

Angelo Perada dirigeait le service depuis trois ans, depuis sa mise en place. Son vaste bureau occupait l’angle nord-est de la tour. C’était un endroit austère, juste fonctionnel, qu’il n’avait jamais pris le temps de personnaliser ou de rendre un peu plus chaleureux. Je m’y sentais aussi à l’aise que dans le fauteuil d’un dentiste qui, au moment de vous arracher une dent, vous annonce qu’il est à cours de lidocaïne. Une grosse porte en bois, sur pivot, en marquait l’entrée. Une plaque en aluminium gravée annonçait la solennité de l’endroit : Angelo PERADA - DIRECTEUR. Sans parler du colosse armé en faction devant le bureau, et qui activait l’ouverture de la porte. Sans aucun doute pour lui le rêve de toute une vie.

Angelo était assis derrière son énorme bureau, dans un élégant fauteuil à oreillettes, il ne s’était pas recoiffé depuis ce matin.

A peine étais-je rentré dans l’immense pièce, qu’il me fit le signe de m’approcher de la main droite, et de m’asseoir sur le large fauteuil qui faisait face à son bureau. De son doigt gauche, posé sur la bouche, il m’intimait de me taire. Il sortit d’un de ses tiroirs une grosse boîte noire couverte d’antennes, qu’il posa devant lui avant de l’allumer. D’où j’étais, cela ressemblait à un hérisson en légo fabriqué par un enfant de quatre ans. Une fois assis, je reconnus un brouilleur d’ondes de contrebande que l’on pouvait acheter en zone orange. C’était laid et interdit mais diablement efficace.

- Bébé rose, quoi de neuf ? Commença-t-il avant de demander à son servCom de tamiser les lumières de son bureau.

Il était un des rares habitants de cette planète à pouvoir m’appeler ainsi. Je me contentai de fixer le hérisson, attendant que tous les voyants soient verts.

- Paranoïa, déclarai-je avec un sourire en coin.

- Principe de précaution, reprit-il.

- Tu sais que tu bafoues les règles en vigueur.

- J’en ai rien à foutre. Tiens, c’est pour toi !

Je ne m’étais pas encore assis, qu’il poussa vers moi une petite boîte carrée emballée dans du papier cadeau. Elle avait les dimensions d’une antique boîte de cigarillos.

- Tu t’y prends en avance, dis-je.

- Pas plus que d’habitude. Tu attends le bon jour avant de l’ouvrir.

C’était une vieille coutume. Angelo m’offrait toujours mon cadeau d’anniversaire une bonne semaine en avance.

- Merci. Tu remercieras également Lydia. C’est elle qui a su quoi prendre.

- Dans le mille. Ça va toi ? Tu as une mine de déterré, fit-il l’air inquiet.

- Mauvaise nuit, trop courte. Et un emmerdeur plus qu’insistant ce matin, je te le présenterai à l’occasion.

Il arborait l’expression d’un enfant qui venait de renverser le bocal de son poisson rouge. En réalité, je savais qu’il n’en avait absolument rien à faire. Il avait un service à diriger et des résultats à obtenir, mes grasses matinées étaient le cadet de ses soucis. Mais il savait feindre à la perfection la compassion.

- Excuse-moi encore, mais comme je te l’ai dit nous n’avons pas le choix. Tu as pu y aller ? Tu as reniflé quelque chose ?

- C’est du sérieux. Le type s’est fait griller par une équipe très bien organisée. En plus du tueur, il devait y avoir au moins deux Masqueurs, un Brouilleur et sans doute un Renifleur.

- Tu penses à un crime économique envers notre Consortium ?

- Non, je pense à une blackop pour éliminer un gêneur. Pour moi il n’y a aucun doute possible. L’équipe qui a grillé le macchabée a utilisé les mêmes méthodes que nous. Ils ont utilisé du matériel qu’une bande d’improD ne pourrait jamais s’offrir. Le lieu du crime contient autant de traces ADN que les draps d’une péripate dans un hôtel miteux de la zone orange. Toutes les données des cams alentour ont été effacées. Pour le moment le meurtre est intraçable. Mais ils ont commis une erreur. Les masqueurs ont utilisé une camoubâche et ça il n’y a que SpecieZ qui sait le faire. Si tu te souviens bien ils ont sorti le prototype l’année dernière. C’est notre conso qui est derrière cette opération clandestine, j’en suis convaincu. Reste à savoir pourquoi, et pour le moment je sèche. A moins que cela ait un lien avec le Grand Lancement. En rencontrant l’associée de la victime j’ai crû comprendre qu’il y avait un malaise à ce sujet. Je vais continuer de creuser.

Au fur et à mesure que je m’épanchais, je voyais mon ami blémir. Il était aussi pâle que moi et affichait la même expression que j’avais repéré ce matin lors de notre première conversation. Pour le coup il ne faisait pas semblant.

- Qu’est-ce qui ne va pas Angelo ? Et ne me baratine pas avec tes habituelles excuses à la con. Je vois bien que quelque chose cloche. Tu as des embrouilles ?

En disant cela je ne pus défaire mon regard du hérisson en plastique recyclé qui clignotait comme un sapin de Noël.

- Mais non ça va, t’inquiète.

- Arrête. On se connaît suffisamment pour se dire les choses et je te connais assez pour voir que quelque chose cloche chez toi.

- C’est Lydia. On s’est engueulé ce matin avant que je t’appelle. Elle sent que sa pendule biologique tourne et moi je ne me sens pas d’avoir des gosses. Ça fait un mois que ça tourne en rond et qu’on arrête pas de se balancer des saloperies à la tête.

Il pivota sa chaise et ne me regarda plus, il fixait l’horizon et la forêt de métal, de béton et de verre, qui s’étendait au-delà de son bureau. D’autres tours, d’autres bureaux avec à l’intérieur des proDs ayant des discussions similaires. Je le trouvai subitement plus vieux. Le faible éclairage m’empêchait de voir ses dernières rides, mais je distinguais très nettement son double menton et ses bajoues. Il faisait bien plus que ses quarante ans.

- Waldo, t’es tu déjà demandé si ce que nous faisions était légitime ?

Sa question aurait pu me faire tomber, mais j’étais bien assis.

- Tu sais, depuis que nous avons accepté de faire ce boulot et de payer nos dettes je ne me pose plus de questions. Les consortiums nous ont aidé pendant la guerre, puis les chinois sont arrivés. Tout ce beau monde semblait parfaitement s’entendre. Nous ne faisions pas le poids. On nous a annexé, nous avons accepté de collaborer. Nous avons préférés devenir leurs serviteurs plutôt que leurs esclaves. Nous avons prêté serment. Nous obéissons et nous faisons ce qu’il y a à faire. Nous avons un badge pour ça, la loi et le droit sont de notre côté. Nous servons désormais les intérêts économiques d’un Consortium qui améliore le sort de l’humanité, et nous essayons de suivre les préceptes du Grand Renouveau Communiste. C’est pas si compliqué.

- Oui mais la morale ?

- Mais est-ce que ça existe la morale Angelo ? Le bien, le mal ? Qui décide ? C’est vieux comme le monde, et tu le sais aussi bien que moi. Ce ne sont pas des données naturelles, ce sont des constructions intellectuelles, des concepts. Souviens-toi, il y a dix ans nous avons tué des Natifs au nom de notre morale. Les Natifs ont tué les nôtres au nom de leur morale. De quel côté est la légitimité ? Et bien je vais te le dire, elle est du côté de ceux qui triomphent. Un jour peut-être nous nous repentirons et la morale changera de camp. C’est un truc inventé pour justifier ou culpabiliser, et cela suit la mode. La morale, c’est une maladie dont on ne guérit pas. C’est ce qui nous empêche d’être vraiment vertueux.

Angelo me regarda comme s’il me voyait pour la première fois, comme si nous n’étions pas encore amis. Cela dura suffisamment longtemps pour que je cligne plusieurs fois des yeux.

- Tu as raison, se contenta t-il de dire en regardant le cadeau qu’il venait de m’offrir.

L’espace d’une seconde je crus qu’il allait me le reprendre.

- Ne t’inquiètes pas, reprit-il. J’ai un coup de mou depuis deux semaines, des maux de tête. C’est juste de la fatigue. Ça ne me va pas de veillir, je me ramollis.

- Tu n’es pas en train de me dire que tu penses à raccrocher.

- Non, non c’est juste de la fatigue je te dis, ne t’inquiète pas. Ça va passer ! Passes à la maison un de ces quatre, cela fera plaisir à Lydia.

- Ok je checke mon carnet d’invitations et j’avise. A plus.

Je le vis sourire. Mon carnet d’invitations était vide. Il était mon seul véritable ami.

- A plus Bébé rose.

- A plus Joufflu.

Je m’étais déjà levé pour quitter son bureau. Quand je refermai la porte la lumière redevint plus vive.

En moins de deux minutes j’étais de retour dans l’habitacle de ma robocar. J’avais besoin de réfléchir à tout ça. Trop de choses se bousculaient dans ma tête. Cette entrevue avait un drôle de goût.

Nous nous connaissions autant que des frères avec Angelo. Alors pourquoi tenter de m’enfumer ? Ces histoires avec Lydia c’était des conneries à deux balles. Je savais depuis longtemps qu’elle n’espérait plus d’enfant avec Angelo et qu’elle l’avait accepté. C’est lui qui me l’avait dit. Il me prenait pour un noob. Comment pouvait-il croire que je serai dupe une seule seconde ? Pourquoi ne pas me dire franchement les choses ? Et puis il y avait ce brouilleur. Pourquoi inhiber son servCom ? Et puis son couplet sur la morale et la vieillesse ? Pitié. Depuis quand était-il devenu un sentimental ? Je l’avais vu tuer des hommes à mains nues. Ou alors tout cela était pour lui un moyen de me faire comprendre quelquechose. Il enfumait donc quelqu’un d’autre. Restait à découvrir qui et pourquoi ? Peut-être que Fouinard pourrait m’apprendre des choses que les servCom ne savaient pas encore.

Le Colonial était un narcobar du secteur 6 en plein milieu d’une zone orange. On y trouvait tout ce qu’il fallait pour se détendre ou se remonter le moral. C’était un endroit mixte ou proD et improD se côtoyaient. Son activité explosait dès la nuit tombée, lorsque les proDs qui finissaient leur boulot venaient y chercher des sensations leur rappelant qu’ils étaient bien en vie. On y retrouvait des péripates dans un box, on se prenait un shoot de TranS ou de RelaX, on refaisait le monde loin des servCom, on y échangeait sous le manteau certains objets de contrebande ou des contrefaçons que l’on pouvait obtenir pour la moitié de leur valeur. On y faisait des choses interdites et donc on s’y sentait plus libre.

L’endroit était tenu par Quentin Wayedr, un type peu loquace au visage barré d’une vilaine cicatrice. Un métis Natif qui s’était battu du côté d’Oumane pendant la partition. Il était caporal, et nous avions fait parti de la même section d’exfiltration jadis. Longtemps après la guerre, quand il eut ouvert son affaire, le Consortium pour le remercier était parvenu à convaincre les autorités chinoises de fermer les yeux sur certaines de ces activités.

Tout ça était en réalité d’un cynisme affligeant. Les activités de Quentin, qu’elles fussent légales ou non, rapportaient des sommes considérables au trésor, qui empochait des taxes plus que conséquentes. Les autorités n’étaient plus en mesure de tout contrôler. Le consortium y trouvant aussi un intérêt, puisque beaucoup des produits refourgués étaient fabriqués par des succursales non officielles de SpecieZ. Des produits imprimés à la va-vite, qui contentaient les improDs ou les proDs de catégorie inférieure.

C’est grâce à Quentin que j’avais découvert les premiers médicaments vraiment efficaces qui m’aidaient à calmer mes douleurs et mes angoisses. Au début c’était des produits que l’on ne pouvait trouver que dans des endroits comme le Colonial. Après la légalisation voulue par les chinois on pouvait se les procurer dans les pharmacies. Les narcobars avaient commencé à disparaître du paysage d’Oumane mais le commerce de Quentin avait tenu bon. Nous étions nombreux à continuer d’acheter nos médicaments chez lui en plus d’autres choses. Frères d’armes oblige je bénéficiais de tarifs plus que préférentiels.

Outre ces quelques avantages pécuniaires, c’était un endroit où j’aimais me rendre quand la lumière de la mi-journée devenait insupportable et que je ne savais plus quoi écouter comme musique. J’y prenais un en-cas, accompagné d’un café et d’un relaX. Il m’arrivait aussi d’y retrouver un de mes informateurs hors réseau. Un gosse que nous avions sauvé durant la guerre, un véritable as de la débrouille qui avait le chic pour me dégoter des infos de première.

Elvis Fouinard avait un nom prédestiné, c’était un Ecouteur de première. Il entendait très bien grâce à ses audioThèses reliées directement à son circuit neuronal. Il parvenait à les dissimuler grâce à une chevelure surabondante coiffée à la Pompadour et des rouflaquettes à faire pâlir d’envie Wolverine. C’était un de ces improDs qui s’en sortait très bien, d’ailleurs il était un des rares augmenT que je connaissais chez les improductifs. Peut-être même le seul. Il gagnait certainement plus de renminbi en une semaine que moi en un trimestre. Il y a dix ans, Elvis aurait dû mourir, mais nous l’avions sauvé.

Ses activités n’étant pas déclarées, le Colonial lui servait de bureau. Quentin recevait au passage un pourcentage sur les affaires traitées. Si on voulait récupérer des infos qui ne transitaient pas par les servComs et ainsi éviter les mouchards, c’était à Elvis qu’il fallait s’adresser. Une sorte de banque de données humaine de l’underground oumanais.

Je garai ma Satel dans le petit parking sécurisé réservé aux rares proDs de statut majeur qui fréquentaient Le Colonial. Les zones orange étaient beaucoup moins denses que les zones bleu en journée, aussi fus-je surpris par l’anormale densité de population à une heure pareille. La chaleur était accablante et mes nombreuses couches de vêtements n’arrangeaient pas les choses. Je traversai la route à grandes enjambées pour me réfugier dans le narcobar.

Je poussai la grosse porte à pivot en bois synthétique peinte en noir sur laquelle on avait gravé en grosses lettres “LE COLONIAL”.

Pour tout accueil, j’eus droit à une bouffée d’air glacée qui me donna l’impression de pénétrer dans le cercle arctique et à la voix éraillée du chanteur d’un groupe post punk qui se plaignait du comportement pas très gentil de sa petite amie.

Tu peux m’avoir si tu me veux

Tout ce dont j’ai besoin c’est d’un peu d’argent

J’ai besoin d’une place pour toutes les merdes de mon placard

J’ai besoin d’un endroit pour mettre tous mes appareils électroniques

Tu n’es pas gentille

C’est pas sympa

Tu n’es pas gentille

La décoration du Colonial venait d’être achevée et une odeur de colle et de peinture imprégnait encore les lieux derrière le parfum d’ambiance qui était pulsé par la climatisation. Ce n’était pas désagréable mais cela devenait déjà entêtant. Les murs avaient été repeints dans des camaïeux de gris et de noir. Le sol autrefois carrelé avait laissé la place à un parquet synthétique en vinyle cherchant à imiter le bois. C’était raté.

Inconsciemment je calais mon pas sur la ligne de basse pour traverser la grande allée bordée de tables. Mes talons claquaient exagérément.

(clac)Tu n’es pas gentille (clac) mais tu as un beau visage (clac)

J’espère que je peux ranger (clac) toute ma merde chez toi (clac)

J’ai toute une collection (clac) de calculatrices vintage (clac)

Si tu n’aimes pas ça bébé (clac) alors je te verrai plus tard (clac)

L’allée menait à un immense bar circulaire situé au centre de la pièce. Un atoll de bois, de verre, d’aluminium teinté en cuivre et de plexiglas où officiaient Quentin et ses deux barmaids natives. Deux grandes lianes aux cheveux savamment tressés qui vous préparaient des cocktails à la vitesse de la lumière.

L’endroit était habité par la faune habituelle : des péripates en quête de clients, des proDs venant de perdre leur statut et cramant leurs derniers renmimbi dans de l’alcool de synthèse ou des drogues à moindre coût, des refourgueurs d’articles de contrebande aux sourires enjôleurs et des égarés en quête d’un oasis de fraîcheur. Il y avait plus de monde que d’habitude.

Tu n’es pas gentille (clac)

C’est pas sympa (clac)

Tu n’es pas gentille (clac)

Quentin me reconnut et sourit. La cicatrice qui lui marquait la joue droite devint plus visible. Un héritage de la guerre de Partition.

- Hello Waldo, ça baigne ?

- Salut Quentin. Ça va, ça va. Tu fais le plein on dirait, fis-je en lui indiquant du pouce l’allée par dessus mon épaule. Il fut un temps où je lui donnais encore du “Mon sergent” mais Quentin ne voulait plus se faire appeler ainsi. Trop de mauvais souvenirs, trop de fantômes m’avait-il dit.

- J’vais pas m’en plaindre. La canicule a du bon. Toi aussi tu cherches le frais.

- Je viens reposer mes rétines. T’as un box de dispo ?

Il jeta un coup d’œil à l’écran de contrôle encastré derrière son comptoir.

- T’attends du monde ?

- Pour le moment c’est pour un solo mais si Elvis est dans le coin je veux bien lui causer.

- L’est là dans sa piaule. L’a déjà d’la compagnie.

- Mâle ou femelle ?

- Femelle, tu l’connais.

- Préviens-le que j’arrive. J’ai besoin de ses lumières.

Quentin pointa son doigt vers un de ses écrans de contrôle situés au-dessus de lui. Un très court instant il donna l’impression de montrer quelque chose dans le ciel, en réalité il appuya sur un bouton-poussoir intercom. Le dispositif était archaïque mais toujours aussi efficace. Une voix nasillarde répondit au buzz. Elvis était essoufflé et énervé. Quentin m’annonça et encouragea son locataire à vite se rhabiller.

Le box d’Elvis était le plus grand du Colonial. C’était une petite pièce d’à peine neuf mètres carrés mais savamment aménagée.

La porte s’ouvrit pour laisser sortir une péripate transoP à la poitrine et aux fesses trop fermes pour être honnêtes. On l’avait sans doute gonflée à l’hélium avant de la lester avec du plomb. Elle me croisa sans sourire, me toisant du haut de ses chaussures aux semelles compensées plus épaisses qu’un antique dictionnaire au format papier. Elle finissait de rouler une liasse de ren dans ses doigts terminés par de faux-ongles d’une longueur indécente. L’espace d’une seconde je la vis s’envoler tandis que j’imaginai lui retirer ses chaussures. Elle s’éloigna sans un bruit en agitant son gros derrière comme un leurre à pervers.

Elvis m’accueillit avec un grand sourire. Il s’était rhabillé à la hâte et cela se voyait. Il portait des vêtements à l’ancienne Un jean moulant qu’il n’avait pas encore reboutonné et un tee-shirt qu’il rentrait tant bien que mal dans son pantalon. Il devait avoir vingt quatre ans mais conservait une silhouette d’adolescent. Il n’avait pas beaucoup grandi depuis notre première rencontre Il n’était plus le jeune garçon fragile et apeuré que nous étions parvenus à exfiltrer. Les années de débrouille avait fait de lui un type rusé, agile et fort.

- Qu’est-ce que tu penses d’Alexis ? me demanda-t-il en guise de bonjour.

- Elle a de quoi s’asseoir.

Il cligna des yeux et afficha un sourire béat.

- Pour un peu tu arrivais au pire moment, reprit-il en faisant claquer sa langue.

- Alors on a qu’à dire que tu as eu de la chance.

Nous nous étreignîmes comme si nous nous retrouvions après des siècles.

En un tour de main Elvis transforma son lit en grand sofa où il m’invita à prendre place.

- Tu veux un café mon pote ou tu préfères autre chose ?

En disant cela il agita une petite boîte rectangulaire de sa main droite comme un hochet. Le bruit caractéristiques des pilules qui s’entrechoquaient à l’intérieur déclencha chez moi un réflexe pavlovien. Je me mis à saliver comme si je venais de croquer dans un cornichon.

- Sers-moi un café plutôt.

Il goba une pilule ronde et orange : un relaX. Il se retourna pour faire coulisser un pan du mur qui dévoila une niche. Il y avait là un petit évier, des petits placards et un plan de travail supportant tout un tas de bocaux, d’ustensiles, un chauffe-plat électrique et une cafetière semblant dater du siècle dernier. Un objet en inox crasseux qui avait accepté de ne plus rutiler. Il nous prépara un café. Pendant qu’il jouait les alchimistes je m’assis sur son canapé qui m’accueillit en couinant. Vu l’état des ressorts, la partie de catch avec Alexis avait due être plutôt bruyante.

Elvis vint me rejoindre, accompagnée de deux grosses tasses de café fumantes. Puis, d’un coin de la pièce, il tira une petite chaise escamotable qu’il déplia pour l’installer en face du cube lampe qui faisait office de table basse.

- Toujours pas de servCom, fis-je en le regardant s’asseoir.

- Nââân ! Surtout pas. C’est un fil à la patte ce truc. Le digital est une immonde saloperie. Toutes ces Data. Beurk ! Autant se foutre un implant dans l’cul. J’veux rester libre et surtout passer sous les radars mon pote. C’est le privilège des improDs, alors j’en profite. Et puis le travail manuel n’a pas que des inconvénients tu sais.

Il avala une rasade de café en l’aspirant bruyamment. Je l’imitai mais je me brûlai la langue.

- Tu es au courant pour le type grillé du secteur 4 ?

- Oui ça commence à circuler mais sans plus pour le moment. C’est trop frais. J’ai prévu de traînailler dans une ou deux zones grises cet aprem, histoire d’écouter c’qui s’dit loin du réseau. J’pourrai certainement récupérer une ou deux infos qui pourraient t’être utile. Il faudra que tu repasses demain si tu peux.

- Pas de problème pour moi. Je passerai plus ou moins à la même heure. Il faudra sans doute décaler certaines de tes activités sportives, dis-je en plissant mes doigts à deux reprises pour tracer des guillemets.

- Ou te joindre à nous. Alexis pratique des prix plus qu’abordables tu sais.

- Non merci. J’aurais du mal à te regarder en face après ça.

- Des complexes.

- Oui mais de supériorité, fis-je en avalant trois bonnes rasades de café.

En levant les yeux, je vis derrière lui une horloge murale à aiguilles. Un truc à piles qui devait avoir au moins quarante ans. Elle fonctionnait toujours. Il était 12.01 ou 12.02. Le problème avec ces antiquités c’est qu’elles manquaient de précision. Elvis était un fana du mécanique sous toutes ses formes. Sous la pendule il y avait un cadre photo posé sur une console. C’était une photo de famille, relique de sa vie d’avant. Lui aussi était entouré de fantômes.

- Tu trouves encore des piles pour ça ?

Suivant mon regard, Elvis tourna la tête pour fixer la direction que je lui indiquai.

- Oui. Je me fournis au près d’improDs du secteur 10. Ils se fournissent grâce à l’ancienne décharge. Il y en a encore des tas dans des caissons soi-disant étanches. Ils les récupèrent et les reconditionnent.

- Décidément, on n’arrête pas le progrès. Sinon, histoire de me faire patienter jusqu’à demain, tu as d’autres choses pour moi ? Des trucs louches autour du consortium notamment. Angelo ne m’a pas l’air dans son assiette et je n’ai pas du tout gobé ses explications tout à l’heure. Je pense qu’il y a autre chose.

Je lui glissai une liasse de dix mille renminbi soigneusement roulés. C’est ce que je lui versais chaque mois pour qu’il me dégote des infos hors réseau, loin des canaux officiels gérés par les servComs. Il inclina légèrement la tête pour me remercier.

- C’est possible. Pour l’instant ce n’est pas grand chose mais il y a quelques gazouillis que j’ai pu entendre ici et là provenant d’improDs qui comme moi fricotent avec les consos. Il y a quelque chose qui se trame du côté d’AmaZing. Un truc énorme apparemment, aussi énorme que ce qu’ils ont réussi à faire voilà trois ans.

- Une absorption ?

- Pas tout de suite. Ils préparent le terrain d’abord comme avec le conso Papel. On retourne d’abord puis on absorbe.

- Un retournement ? Sans que notre service ne soit au courant. Je ne vois pas comment…

Je m’arrêtai de parler aussi soudainement qu’un perroquet devenu aphone.

- Tu vois maintenant, reprit-il.

- AmaZing est en train de retourner le SEC.

- Je te rassure, il semblerait que seule Oumane soit concernée pour le moment. AmaZing commence petit mais c’est sans doute stratégique.

- Bien sûr. Le Grand Lancement. C’est l’endroit et le moment rêvé.

- Je n’ai pas encore tout ce qu’il faut pour être sûr à cent pour cent, mais tu dois faire gaffe mon pote. Tu l’sais bien, même s’ils sont hors réseau et loin des servCom, dès que les premiers gazouillis circulent il ne faut guère de temps pour que tout le monde le sache. Et là gare aux purges mon pote. En y réfléchissant bien Angelo est forcément impliqué d’une façon ou d’une autre dans ce merdier. Tu risques donc de te prendre quelques éclaboussures d’ici quelques temps.

Depuis qu’Elvis était devenu mon indic, il ne s’était jamais trompé.

Ma dernière rasade de café m’aida à avaler le dernier tranZ contenu dans ma boîte à pilules.

- C’est quoi ce truc que tu viens d’avaler ? Jamais vu ça ?

- Un prototype.

- Fais gaffe mon pote !

- T’inquiète pas pour moi.

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