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— Tu es bizarre !

C’est quoi être bizarre ? Lola l’ignorait, mais il n’est pas utile de comprendre le sens d’un mot pour en discerner la méchanceté. Son camarade de classe partit en rigolant rejoindre ses amis, la petite fille s’assit dans un coin de la cour, à côté de Doki. Elle observait les enfants au loin qui se disputaient pour savoir qui serait le loup, d’autres qui se partageaient leur 10 heures et les maîtresses qui discutaient gaiement. Elle entoura ses bras autour de ces jambes toutes maigres, tourna la tête vers son monstre.

Doki ne la regardait pas souvent. Mais il était toujours présent, il ne l’abandonnait jamais, c’était d’ailleurs bien le seul… Lola aurait aimé que la récréation prenne fin. Travailler permettait de ne pas trop penser, ou du moins, le croyait-elle. Elle aurait aimé que le reste de l’année se termine vite, l’année suivante aussi, elle voulait grandir et partir d’ici. Être jeune, c’est un enfer interminable.

Un groupe de filles la dévisagea et se mit à glousser. Une légère douleur s’installa dans la poitrine de Lola, un peu de colère monta, des pensées pleines de rancœur qui s’entrechoquaient. Doki se volatilisa et réapparut aux côtés des railleuses. Il les fixa avec ses grands yeux dégoulinants, puis il sourit en désignant les gâteaux qu’elles tenaient entre leurs mains. La petite fille secoua la tête. Elle n’aimait pas manger de toute manière ; pourquoi faudrait-il qu’elle les envie ?

La maîtresse claqua des mains pour sonner la fin de la récréation, les élèves accoururent pour se ranger deux par deux. Une petite troupe qui rigolait et se chamaillait de bon cœur. Lola les regarda, la tête penchée. Elle rentra dans le rang aux côtés de son monstre, aussi souriant que d’habitude. Lui arrivait-il de s’arrêter de sourire ? La vie d’un monstre doit être très heureuse.

Les adultes refusaient toujours la présence de Doki dans la salle de classe. La petite fille le laissait entre en douce par la fenêtre et le cachait sous sa table au fond de la salle. On l’avait placée aussi loin du tableau pour garder à l’œil les élèves les plus turbulents et lui laisser ainsi la possibilité de lire une fois ses exercices terminés. En réalité, elle se contentait d’ouvrir un roman et d’en tourner de temps en temps les pages, toute son attention portée vers la créature à ses pieds. Son monstre lui léchait parfois les chevilles. Puis, un coup de dents à briser les os. Lola ne bronchait jamais. Tout au plus, elle lui lançait un regard noir pour le mettre en garde. Plus tard, elle lui ferait la leçon, lui inculquant qu’il ne faut pas mordre autrui.

Lorsque le temps mettait trop longtemps à s’écouler, Lola comptait les secondes. Elle calculait de tête les minutes qui la sépareraient de la fin des cours et multipliait le tout par 60. Elle connaissait par cœur les 1800 secondes qui composaient 30 minutes ou les 3600 qui constituaient une heure. Parfois, elle énumérait dans sa tête, à l’envers, les chiffres. Dans ces moments, Doki s’amusait à jouer avec l’horloge et déréglait les rouages si fragiles.

— Vous pouvez ranger vos affaires.

Ces simples paroles signèrent la délivrance. Les enfants s’exclamèrent, s’enjaillèrent, la maîtresse les réprimanda. Il fallait du temps pour sortir de la classe, se mettre en rang, partir à la cantine. Dans cette dernière, le silence est de mise, les cris aussi, et puis il faut manger, mais qui pourrait apprécier ce genre de bouillies colorées ?

Lolo mangeait seule. Ou presque. Doki ne la quittait jamais, il l’accompagnait où qu’elle aille, restait près d’elle durant à la récréation, la nuit, qu’elle soit seule ou en groupe. Il était d’une loyauté indéfectible. Rien ni personne n’aurait pu la séparer de lui.

Lorsque le monde s’effondrait, les ruines demeuraient en regrets inachevés. C’était parfois ce que Lola pensait sans jamais comprendre la signification de ces mots. Les cours reprenaient avant qu’elle ne puisse commencer à ébaucher une solution, et le décompte des secondes redevenait une priorité. Qui se préoccupait des ruines et des regrets inachevés dans un monde en déclin ?

Éternelle attente, éternels regards. Doki fixait sa protégée en souriant. Il aimait sourire. Lola le disait souvent, interrompant sa mère dans ses lectures du soir pour la détromper : les monstres adoraient sourire ! Ceux qui pensaient le contraire n’en connaissaient aucun.

Ce jour-là, l’école termina plus tôt. La petite fille rentrait en compagnie de son monstre, bien sûr. Il s’accrochait aux lanières de son sac de telle sorte à toujours l’attirer vers le bas, à faire peser un peu plus lourd chacun de ses pas. Doki avait cette fâcheuse tendance à grandir et à rapetisser au grés de ses envies : il lui arrivait de mesurer à peine quelques millimètres, puis, il s’étirait et s’étirait encore, jusqu’à remplir la pièce, les couloirs et le ciel. Aujourd’hui, il se contentait d’une cinquantaine de centimètres de hauteur, de quoi s’agripper aux chevilles de Lola sans pour autant l’empêcher de marcher.

Doki, murmurait la petite fille. Oui, il fallait répéter sans arrêt ce prénom. Qui pouvait être certain que nous ne l’oublierons pas ? Doki, Doki, Doki. D. O. K. I. I. K. O. D. L’écrire, le chanter, le pleurer, le crier, quatre lettres à répéter pour l’éternité.

— C’est le nom de ton petit-ami ? demanda la mère de Lola à la vue d’une feuille noircie du prénom.

Elle jeta un regard à son monstre souriant. Ses orbites vides et dégoulinantes gardaient la même expression que d’ordinaire.

— C’est juste un ami, répondit la petite fille.

— Ah bon ? Tu pourras l’inviter à la maison pour nous le présenter.

Lola pencha sa tête bouclé sur le côté. Avec le temps, elle avait conclu que les adultes fonctionnaient comme le vernis à ongles : lorsqu’il était jeune et fraîchement posé, sa fragilité était telle qu’un simple effleurement suffisait à l’émailler. Mais une fois sec et vieilli, il devenait insensible à son environnement, et enlever ces couches de couleur nécessitait de la force et de l’acharnement. Il n’avait donc rien d’étonnant à ce que sa mère ne puisse voir Doki qui s’accrochait la table et mangeait les pieds de chaises. Il fallait être indulgent avec les adultes.

Parfois, les monstres existaient pour être l’opposé de celui qu’ils hantaient. Doki, lui, constituait une nouvelle classe de créatures, quelque chose d’à part. Lorsqu’il mangeait, Lola n’avalait rien, lorsqu’il riait, Lola pleurait, mais lorsqu’il dormait, la petite fille faisait de même. Ils s’accompagnaient dans leurs insomnies mutuelles et ponctuaient leurs nuits d’étoiles noires et d’orages déchirants.

Après le repas, Lola s’assit dans son lit, collée contre Doki. Le soleil couché, son monstre grandissait beaucoup. La petite fille se plaisait à penser qu’il était comme un vampire sensible à la lumière du jour. Il s’était aujourd’hui décidé à envahir la moitié de la pièce. De ses yeux sanguinolents tombaient de longues traînées bordeaux, des filaments gluants qui s’écrasaient sur le parquet sans un bruit. Indifférente, ou peut-être habituée, Lola se détourna du spectacle macabre pour lire l’un de ses livres préférés : Elmer. Elle relisait souvent l’histoire de cet éléphant coloré qui souhaitait devenir gris. La petite fille regrettait de faire partie de la masse grise qui devait se teindre la peau pour se donner l’impression d’être unique. Elle parcourait le livre une fois de plus, tandis que Doki griffait les murs.

Lola releva soudain la tête et dévisagea sa créature. Elle lui demanda d’arrêter de lacérer ses armoires. Il la fixa, il sourit, encore, puis la rejoint sur le lit. La petite fille éteint la lumière et se faufila sous les draps où l’attendait Doki et ses griffes acérées.

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