Chapitre 34 - 2

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Devant le miroir, Karel termina de s’habiller et s’immobilisa pendant une seconde, avisant le drap sur son lit. Pris d’une envie puérile, il s’en saisit et se le mit autour de ses épaules en recouvrant sa tête avec. Il tenta une expression sévère devant le miroir, s’imaginant être son Maître qu’il essayait de singer. Cela fait, Karel usa de son pouvoir de télékinésie pour replacer le drap à sa place, faisant le lit par la même occasion et vérifia que toute la pièce était en ordre. Il ne tenait pas à se faire encore réprimander.

Son mentor lui avait fait comprendre qu’il s’agissait d’un manque de respect envers son personnel et lui-même. Pour l’inculquer à Karel qui n’avait pas souhaité se plier à tant de rigueur, Serymar avait imposé deux journées de repos total à ses serviteurs et ordonné à Karel d’effectuer toutes leurs tâches du quotidien à leur place, et défié ses serviteurs de l’aider. Evidemment, Serymar lui avait interdit d’utiliser la magie, adoptant la même condition qu’un Sans-Pouvoir.

Depuis, Karel ne se risquait plus d’oublier la position initiale de chaque objet qui l’entourait.

Au moment de quitter la pièce, un détail attira son attention. Karel porta une main au lien dans ses cheveux qui atteignaient ses épaules. Il retira la petite cordelette et se passa les doigts dans ses cheveux. Il afficha une expression satisfaite : ainsi, il ressemblait un peu plus à son Maître. Enfin, Karel disparut dans l’escalier en colimaçon à la hâte.

Karel constata une chose étrange : tous les couloirs étaient déserts. En temps normal, il croisait toujours un ou deux serviteurs au passage. L’adolescent remarqua que des rais de lumière passaient sous les portes plus loin. Pourquoi le personnel de Serymar semblait s’être enfermé tous en même temps dans leur chambre personnelle ? Karel haussa les épaules. Les adultes avaient souvent des comportements étranges. Un de plus ou un de moins…

Karel descendit jusqu’au rez-de-chaussée. Ce fut au moment de poser un pied sur le sol qu’il s’arrêta net et fronça le regard : dans le couloir résonnaient des sons étranges, de sons niveaux différents et dans des tons variables, comme une musique dissonante et désagréable. Les sons ne faisaient que changer, c’était étrange. Karel n’avait jamais entendu une telle panoplie de sonorités désaccordées. Il connaissait pourtant de très nombreux bruits, mais là, c’était très difficile à cerner. Ces sons ne ressemblaient en rien à tout ce qu’il connaissait jusque-là. Karel avait beau chercher dans sa mémoire, rien ne lui vint : sa méfiance augmenta. De quoi s’agissait-il ? D’un sortilège bizarre de son Maître ? Non, ses expériences, il les exécutait dans son bureau loin des yeux de chacun et en toute discrétion. Une apparition, peut-être ? Karel ne parvenait pas à le deviner.

Il s’avança prudemment à pas de loup le long du couloir, jusqu’à une porte menant sur un des salons. Une fois sur place, il risqua un œil au travers de la serrure.

Son monde s’écroula.

Le choc fut si violent que Karel eut le sentiment que chaque parcelle en lui-même se désagrégeait une à une. Son cœur se figea au point d’imploser. Il eut soudain froid.

Dans la pièce, il y avait une femme qu’il ne connaissait pas, au regard glacial et plein de défi. En face, son tuteur dos à la porte, celui qu’il admirait tant depuis tant d’années. Mais ce ne fut pas leurs présences qui choqua tant l’adolescent : c’était de constater que ces sons discordants provenaient de leurs gorges respectives.

Sans s’en rendre compte, Karel porta une main à son cou. Bien malgré-lui, il tenta. Non-seulement il ne sut pas comment s’y prendre, mais en plus, aucun son ne sortit. Rien. Seulement un léger souffle. Pourquoi n’y parvenait-il pas ? Incapable de croire que sa réalité avait toujours été fausse, Karel recommença. Toujours rien. Il eut le sentiment de tomber du haut d’un gouffre, jusqu’à en avoir le vertige. Il avait été manipulé toute sa vie. Un sanglot de douleur lui échappa et ses jambes manquèrent de se dérober. Était-il réellement né dans un monde où lui seul semblait ne pas posséder ce que tous les autres avaient ? Karel fut pris de nausée alors qu’il prenait conscience de cette vertigineuse réalité, et de constater que la seule qu’il connaissait était fausse. Pourquoi ce mensonge, si ce n’était pour le manipuler ? Cette vérité le terrassait.

Karel s’était toujours douté qu’il n’était pas le véritable fils de Serymar. Ne connaissant pas réellement le concept de parents, Karel n’avait jamais ressenti de manque. Mais savoir que sa référence n’était pas cette figure qu’il avait toujours vue l’angoissait autant que cela le blessait profondément.

Ses membres tremblèrent. Pas de peur, mais de colère, lorsqu’il comprit enfin la supercherie. Karel avait beau fermer les yeux, se pincer pour se dire que tout ça n’était qu’un sordide cauchemar, rien à faire. Il ne pouvait que constater la scène qui se déroulait derrière cette porte : son Maître émettait quelque chose qu’il ne lui avait jamais appris. Cette femme également. Ils communiquaient sans aucun signe et se comprenaient en émettant des sons distincts, comme si tout était parfaitement normal, alors que lui semblait être condamné au silence.

Ainsi, on pouvait échanger autrement. Le Mage lui avait menti. Il n’était pas celui que Karel avait toujours cru être.

Karel serra les dents et pleura de colère. Son mentor l’avait trahi pendant toutes ces années. Pas seulement lui, Elma aussi. À cette pensée, son cœur se serra à lui en faire mal, si bien que ses mains se compressèrent dessus. Il ignorait que l’on pouvait avoir si mal à cet endroit-là.

La crainte se mêla à ses sentiments déjà confus : Karel remarqua avec effroi que les paumes de son mentor étaient couvertes de sang noir, jusqu’à ses coudes. Ce n’était pas celui de Serymar. Karel plaqua les mains sur sa bouche, saisit d’horreur face à ce qu’il découvrait à propos de celui qu’il avait toujours admiré : il avait été élevé par un assassin. Karel recula, choqué à l’idée de constater qu’en réalité, il n’avait jamais été en sécurité. Bien au contraire. Il avait l’impression de vivre un cauchemar. Chacun de ses repères se détruisait les uns après les autres. Son monde s’écroula avec violence, à la hauteur du choc qu’il subissait. Karel manqua de souffle. Il se rendait compte qu’il avait désormais peur de celui qui lui avait tout appris.




§§§§§




  • C’est non ! assena Phényxia avec froideur. En tout cas pas sans une compensation à la hauteur ! Je veux l’Enfant de la Prophétie en échange. Il me faut au moins ça pour que le marché puisse être équitable.
  • Inutile d’insister, Karel n’est pas marchandable, trancha Serymar d’un ton glacial. Ni lui, ni aucun membre de mon personnel.

Court silence. Son interlocutrice s’approcha de lui avec une démarche provoquante. Serymar ne bougea pas. Il avait déjà deviné ce qu’elle s’apprêtait à faire. Il se contint pour éviter d’exprimer son profond dégoût et rester de marbre. Lorsque Phényxia fut à sa hauteur, elle plongea ostensiblement ses yeux dans les siens avec une expression de prédatrice en portant ses doigts à sa bretelle.

  • Mh ? susurra-elle. Peut-être que, pour un être qui s’est élevé comme vous désire encore plus…
  • Quel dommage.

Serymar saisit soudain la main qui s’approchait dangereusement de son entrejambe et la tordit d’une brusque torsion complète du poignet, qui émit un craquement sinistre.

  • Ce jeu ne fonctionne pas avec moi, Phényxia, menaça Serymar. Veuillez garder ça pour toutes ces bêtes qui vous servent.

Les démons disposaient d’une résistance presque complète à la douleur physique. Le sourire suffisant de Phényxia ne l’étonna pas. Sans la lâcher du regard, Serymar appela ses pouvoirs et infiltra de l’eau dans les veines de son interlocutrice qui se déroba vivement de lui avec cette fois un cri de douleur en se tenant son poignet : noir. Le Clan du Feu était vulnérable à l’eau. À l’instar du feu pour les autres espèces, l’eau les brûlait profondément.

Phényxia lui jeta un regard noir. Serymar la toisa de haut.

  • Recommencez ce manège une seule fois encore, et je vous castrerai comme votre animal resté dehors.

Et il avait fallu que cela tombe sur des adorateurs de la luxure… le Mage avait des raisons très précises de les avoir ciblés en premier. Il avait découvert récemment que Phényxia était reliée, d’une manière ou d’une autre, à Œil-de-Sang. Ces raclures le dégoûtaient au plus haut point. Une motivation supplémentaire pour ne pas les laisser gagner la moindre parcelle de terrain chez lui.

Son invitée regagna son attitude méprisante en observant sa main brûlée, qui guérirait seule dans moins de quelques jours.

  • Oh ? Mon hôte aurait-il déjà une favorite ? La petite servante, peut-être ?
  • Marché conclu ? coupa sèchement Serymar.

Phényxia lui jeta un regard mauvais.

  • Le Clan du Feu ne conclura aucune affaire avec vous si vous ne me cédez pas l’Enfant de la Prophétie, ou une partie de votre personnel en guise de dédommagement. Après quelques retouches, la petite servante pourrait parfaitement satisfaire mes hommes.
  • Très bien, Phényxia, répondit le Mage en préparant un sort dans sa main. Dans ce cas, réglons cela par la force puisqu’il n’y a que cette manière que vous semblez comprendre.

Phényxia étira un large sourire.

  • Mh… pourquoi pas ?

Ils se firent face, comme quelques instants plus tôt dehors. Serymar fut satisfait. Elle était tombée dans son piège. Il savait que cette négociation serait un échec. Ces démons étaient aisément manipulables une fois leur ego blessé. Soudain, Serymar se déconcentra. Un frisson désagréable lui remonta la colonne vertébrale. Une présence imprévue était là. Vivement, il se retourna et poussa brutalement la porte. Il constata avec horreur la présence de Karel, les yeux embués de larmes de colère. L’adolescent recula et se téléporta avant que le Mage ait pu le rattraper. Sa main se referma sur du vide. Il fixa l’entrée, figé. Comment avait-il pu relâcher sa concentration ? Karel était censé être dehors loin dans les plaines. Tout ça à cause de…

Un rire désagréable se fit entendre derrière lui, suivi de cette désagréable voix sulfureuse qui osa le narguer.

  • Quelle mine affreuse, mon cher hôte… on dirait que vous venez de perdre quelque chose de précieux.

D’un geste vif, la main de Serymar se serra vivement autour du cou de Phényxia derrière lui et il la souleva du sol. Dans sa rage, il la cogna fortement contre le mur en face de lui dans le couloir, son regard emplit de menace.

  • Révisez votre décision, vous, au lieu de me provoquer !

Phényxia étant une démone, ce coup violent ne lui fit aucune égratignure. Elle ne se départit pas de son air suffisant et étira ses lèvres minces.

  • Désolée, mais j’ai autre chose à faire. Comme capturer un certain atout que vous ne possédez plus.
  • Vous ne contrôlerez pas Karel, affirma Serymar en resserrant sa prise.
  • C’est ce que nous verrons !

Serymar la relâcha vivement et bondit vers l’arrière, évitant de justesse une flaque de lave sous ses pieds provoquée par la cheffe de Clan. Un élancement vif et lancinant lui paralysa instantanément sa jambe gauche à l’atterrissage, ce qui l’obligea à s’accrocher rapidement au meuble le plus proche pour rétablir son équilibre. Il exécuta aussitôt un autre geste de sa main libre pour les transporter dehors. Pas question de perdre cet endroit et toutes les connaissances qu’il y avait accumulé depuis tant d’années. Il devait surtout tenir ses engagements envers les humains qui le servaient, tous cloîtrés à cause de la terreur que leur inspirait le Clan du Feu. À raison. C’était même la chose qu’il attendait d’eux dans cette situation. Le Mage fut soulagé de constater qu’ils avaient au moins eu l’intelligence de ne pas rester sur les lieux de l’affrontement. Au moins, ils ne risquaient pas de le gêner en ce moment périlleux. Ne pas se montrer évitait de provoquer des tentations malsaines chez ses ennemis.

Ils atterrirent à plusieurs mètres du petit château. Un rapide coup d’œil aux alentours informa le Mage que Karel semblait avoir déjà pris une distance raisonnable, en usant de plusieurs téléportations consécutives. Parfait. En même temps, Serymar en profita pour se camper sur ses deux jambes, maintenant que la paralysie était passée.

Phényxia et lui se firent face, tournant dans un cercle invisible, attentifs au moindre geste de l’autre. Un bref regard lui permit de comprendre que Phényxia essayait de repérer Karel. Au moment où elle tendit la main, le Mage fondit sur elle pour l’obliger à esquiver.

Elle contra. Il s’acharna, la persécuta d’attaques toutes aussi violentes les unes que les autres. Il avait certes commis une grave erreur avec Karel, mais il n’avait que douze ans, et il était absolument hors de question qu’il tombe entre les mains de Phényxia. Il n’y survivrait pas. Tous ses efforts pour contrer la Prophétie depuis des années seraient vains. Il devait retenir Phényxia suffisamment longtemps pour donner à Karel de l’avance pour s’éloigner d’eux le plus possible.

« Disparais, Karel. Rentre chez toi. Tu n’es plus en sécurité ici. »

Il entraîna Phényxia dans cette danse mortelle qui résonna dans les plaines désertes et sombres, soulevant des nuages de cendre.




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Suite ===>

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