Chapitre 46 - 2

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Appuyé sur le rebord de la fenêtre, Karel regardait distraitement les passants dans la rue plus bas. C’était bien mieux de les observer d’ici qu’assis dans la boue contre un mur. Dans cette pièce, au moins, pas de mouvements envahissants, pas de cacophonie lui emplissant le crâne, pas de bousculade, rien. Juste du bruit à un niveau sonore beaucoup plus satisfaisant.

Il n’avait absolument rien compris à ce qui s’était passé tout à l’heure. Tous s’étaient mis à parler en même temps, débitant beaucoup d’informations d’un seul coup. Karel n’était pas parvenu à suivre. Mais penser que l’on avait parlé de lui en sa présence comme s’il n’était plus là l’agaçait fortement.

Dès sa sortie, beaucoup de murmures. Il était encore passé pour une bête de foire alors qu’il n’avait absolument rien fait de spécial.

Karel frappa le rebord de la fenêtre de ses poings et jura. Il avait une tête bien pleine, deux bras, deux jambes, n’était absolument pas difforme, il marchait comme tout le monde ! Comme tous les futurs élèves, il s’était simplement assis. Comme eux, il avait juste passé une porte. Pourquoi les autres, qui avaient pourtant fait précisément les mêmes gestes que lui, n’avaient pas été traités de la même manière ? Pourquoi lui, spécialement, alors qu’il n’avait rien fait de différent, avait-il eu droit à ce traitement ? Karel avait l’impression qu’il devait marcher d’une certaine façon bien précise, et que s’il se trompait d’à peine un millimètre, il se faisait pointer du doigt. Ce sentiment l’étreignait. Il ne s’était jamais senti aussi seul, à part et aussi isolé.

Certains futurs Apprentis avaient cherché à lui poser des questions. Le genre de moment qu’il redoutait. L’un des trois idiots l’avait traité de « snob », pour avoir soi-disant refusé de lui répondre, avant de le provoquer en le rabaissant sur son statut social et en profanant des moqueries sur sa sœur. Cette fois, Karel avait explosé de colère. Il avait foudroyé ce garçon du regard, et son poing avait volé vers sa figure sans jamais l’avoir atteint : son bras s’était immobilisé contre sa volonté, une force invisible l’empêchant de passer à l’acte. La dame qui les appelait un par un était sortie à ce moment-là avec Lya, et les avait réprimandés sévèrement.

Pourquoi fallait-il toujours que ça dégénère à ce point ? Karel lâcha un grand soupir exaspéré. Pourquoi les choses les plus simples devenaient atrocement difficiles ?

Un bruit de porte le sortit de ses sombres pensées. Karel se retourna et aperçut son père. Il baissa aussitôt les yeux et retint un autre soupir exaspéré.

« Long… si long… »

Cette journée était interminable. Karel s’y attendait : il allait certainement avoir encore droit à une leçon de morale sans pouvoir y redire quoi que ce soit, se faire juger, se faire accorder des états d’esprit qu’il n’avait pas sans pouvoir riposter, et se laisser coller ces fichues étiquettes sur le front. Forcément, après, les gens étaient surpris de voir qu’il ne rentrait pas dans ces « étiquettes »…

  • Tout va bien, Karel ? lui demanda Sorel en refermant la porte et en s’asseyant sur un lit.

Karel ne répondit pas. Il attendait le moment fatidique qu’il prévoyait. C’était tellement prévisible… il en avait marre de jouer pour rester dans les convenances.

  • Ta sœur nous a raconté ce qui s’est passé.

Karel afficha une expression contrariée. Ne pouvait-elle pas se taire, parfois ?

  • Ne lui en veut pas, Lya ne veut que ton bien, lui expliqua Sorel. Elle s’inquiète beaucoup pour toi, tu sais ?

Oh oui, il le savait… Mais bon, tout de même…

  • Et si elle en arrive là, c’est un peu de ta faute.

C’était parti. Les reproches étaient là. Karel eut presque envie de ricaner d’amertume. Il se prépara à encaisser la suite, sans pouvoir rien dire. Comme d’habitude. Voilà qui ne le changeait pas des Monts de la Mort, pour une fois.

  • Ecoute-moi. Nous sommes tous parfaitement conscients que tu as souffert. Mais prend conscience que ta sœur aussi. Que ça soit les gens, nous, ou même toi… exprès ou non, tout le monde fait souffrir cette petite, et ça ne peut plus durer. Toute sa vie, les gens n’ont pas cessé de lui dire qu’elle se ferait elle aussi tuer si elle continuait à contrarier tout le monde, même quand elle avait raison de se défendre. Ce n’est évidemment pas de ta faute, et tu ne dois en aucun cas te blâmer pour cela, mais je tiens à ce que tu prennes conscience de ce qu’elle a dû endurer sans jamais rien dire. Comme toi, à peu de choses près. Là où tu es en faute la concernant, c’est lorsque tu te renfermes sur toi-même alors qu’elle te tend la main pour t’aider, et que tu la rejettes. Tu la blesses bien plus que ce qu’elle laisse paraître, quand tu fais ça.

Long silence. Karel refusa de bouger et d’exécuter le moindre signe. Il resta là, à sa fenêtre, faisant face à l’homme qui l’avait engendré. Sorel soupira.

  • Karel, si tu ne nous parles pas, nous ne pourrons pas t’aider.

Le jeune concerné lui envoya un regard lourd de sens avec une expression ironique. Sorel le toisa cette fois sévèrement.

  • Ne joue pas à ça avec moi, tu sais parfaitement où je veux en venir. Tu as suffisamment avancé dans ton apprentissage pour comprendre cette expression. Tu ne t’exprimes pas encore très bien, mais suffisamment pour te faire comprendre. Alors maintenant, tu utilises les moyens que tu veux et le temps qu’il te faut, mais je veux que tu me parles.

Karel ne bougea toujours pas, contrarié. Et s’il n’en avait aucune envie ? Jamais, dans les Monts de la Mort, le Mage ne l’avait forcé à faire ce genre de chose, aussi surprenant que cela puisse paraître. Bien sûr, lorsqu’il souhaitait quelque chose de Karel, il finissait toujours par l’obtenir, quitte à ce que cela prenne plusieurs jours, parfois en se montrant encore plus têtu que son Apprenti. Karel avait toujours détesté ce genre de jeu qui le forçait à capituler, mais au moins, ça avait l’avantage de lui laisser le temps nécessaire pour prendre du recul sur la situation, et céder d’une manière plus réfléchie. Et chaque fois, Karel s’en sortait avec une simple blessure d’ego. Avec le Mage, c’était un moindre mal.

Mais ici, ce n’était le cas. Les gens fonctionnaient différemment. Ils voulaient beaucoup de choses tout de suite. C’en devenait exaspérant, pour lui qui n’était pas habitué à ça. Son père prit un ton plus autoritaire.

  • Je ne tolèrerai aucune contradiction, cette fois. J’ai tout mon temps.

La colère le saisit. Ne pouvait-on pas le laisser tranquille ? C’était la seule chose qu’il demandait ! Si même ça, ça devait devenir compliqué à l’extrême, il ne s’en sortirait jamais ! Karel ne put en supporter davantage. Agacé, il se concentra pour se téléporter ailleurs, mais une prise ferme se referma sur son bras au dernier moment. Déconcentré, il aperçut son père sur lui, le regard dur.

  • Karel, ça suffit, maintenant ! tonna-t-il sans le lâcher. Quand est-ce que tu vas prendre conscience que nous te comprenons bien plus que tu ne le penses ? Quoi que tu aies subi, c’est terminé ! Tu comprends ? Ter-mi-né ! Alors si tu n’es plus capable de faire confiance aux gens, fais au moins l’effort de faire confiance à ta propre famille !

Sa poigne se fit plus forte que ce qu’il aurait souhaité, aussi se corrigea-t-il aussitôt. Il s’était emporté, et ça, Sorel le regretta. La culpabilité se fit ressentir, s’ajoutant à celles qu’il supportait depuis douze ans : celle de ne pas avoir pu sauver son fils le jour de sa naissance. Celle de ne pas avoir su qu’il était en vie, de ne pas avoir disposé de moyens de le sortir des ténèbres. Celle d’avoir fait ressentir malgré-lui sa détresse à sa propre fille, et enfin, ce désespoir de ne pas avoir de lien avec son fils. C’était trop tard. Cet enfant avait déjà grandi, et il avait déjà vécu trop de choses pour quelqu’un de son âge. À tout cela s’ajoutait son sentiment d’impuissance face à ce handicap si singulier. Il ignorait comment s’y prendre. Y penser le rendait malade. La sage-femme les avait pourtant prévenus, il s’était donc attendu à avoir des difficultés avec Karel, mais certainement pas celles qu’il avait aujourd’hui.

Sorel relâcha Karel en voyant son expression interdite. Il soupira et regarda son fils avec douleur.

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