Arrivée à l’hôtel, Eva s’occupa de l’enregistrement et porta les clefs à ses collègues. Il fallait surtout superviser l’arrivée de la collection mise dans des malles et affrétée par un avion de marchandise moins onéreux qu’un vol commercial.

Il y avait encore beaucoup à faire et German donna rendez-vous à tout le monde, dans la salle de réunion de l’hôtel, qu’Eva avait pris la peine de louer à la semaine, à 14h.

L’équipe artistique sélectionnée par l'agence Carpentier et la collection arrivèrent sans encombre l’après-midi. On fit un planning de la semaine à venir. Le défilé avait lieu le vendredi et il n’était pas question de perdre la moindre minute. German concéda une matinée de repos le lendemain matin lundi afin que tout le monde puisse se remettre du voyage et être fraîchement disposé à travailler dès l'après-midi.

Mais Eva n'eut pas cette chance. Le lendemain, elle accompagna German à l’agence Carpentier. Eva oscillait entre nervosité et excitation de la revoir. La trouverait-elle changée ? Eva, pendant les dix dernières années, avait suivi son parcours via les réseaux sociaux. Tout comme celui de Lucile. Elle remplissait ainsi le manque d'elles. Aujourd'hui, les froides images sur l'écran deviendraient de chair et de sang. Elle ne s'était pas autorisée à le rêver. Elle pensait les retrouvailles impossible. 

- German Baxter, dit-il à l’accueil, de chez Bouchard. Nous sommes attendus par Mme Carpentier.

- Je vous laisse patienter, je l’appelle tout de suite.

Après quelques minutes d'attente, les pas qui résonnèrent sur l’escalier de pierre levèrent les yeux d’Eva qui accrochèrent ceux de Christine. Il n’était pas question qu’elles se serrent dans les bras, mais le sourire qu’elle lui adressa lui suffit.

- M. Baxter, enchantée. dit-elle dans un Anglais parfait.

- Mme Carpentier, c'est un plaisir de vous rencontrer enfin. Je vous présente mon assistante Eva Aguilar que vous avez déjà eue au téléphone.

- Mlle Aguilar.

Elle lui serra la main.

- Veuillez me suivre. dit-elle en les précédant dans l’escalier pour les guider.

L’endroit demeurait inchangé, décoré d’une simple élégance qui ressemblait bien à sa propriétaire, les jolies filles emplissaient toujours les couloirs de l’étage. Des photos de modèle ornaient les murs tapissés de rouge. Lorsqu'ils entrèrent dans le bureau de Christine, Eva remarqua tout de suite la photo de Lucile et d'un petit garçon blond comme le blé qui souriait d'une joie pure que seuls les enfants gardaient encore.

- Je vous ai préparé un échantillon photo d’une soixantaine de mannequins et leur CV. Il faudra m’indiquer dès ce soir celles que vous souhaitez auditionner ou choisir que j’ai le temps d’organiser tout ça. En cette période, les filles sont très prises et il faut croiser les agendas pour ne pas faire d’imper.

- Ce sera fait avant 18h. Répondit German

- Pour l’équipe de maquillage et de coiffure, j’ai pris la liberté de choisir et réserver pour vous. Le temps étant très court, cela m’a semblé préférable. Vous ne regretterez pas, ils font partie des meilleurs et travaillent pour plusieurs grandes maisons.

- Très bien. Je me fis à vous sur ce sujet.

- En plus de la tarification des services, je demande que le nom de mon agence soit cité lors du défilé et sur l’ensemble des communications que vous pourriez faire pour l’occasion. dit-elle en lui tendant le contrat définitif à signer.

- C’est de bonne guerre. L’affaire est donc réglée. Dit German en signant le document.

- Fort bien, voici les photos des modèles. Dit-elle en lui tendant une enveloppe kraft marron bombée. Je vous raccompagne.

Elle ouvrit la porte et laissa passer German et retint subtilement Eva pour lui murmurer :

- Passe à la maison ce soir, Lucile sera là.

Eva acquiesça du regard et passa la porte.

Lorsque Eva entra chez Christine, Lucille était déjà là. Celle-ci l’attrapa et la serra presque à l’étouffer. Remises de leur première émotion, Lucille lui présenta l’homme de sa vie comme elle disait. Kevin, adorable garçon de 4 ans, offrait la physionomie d'un petit ange. Il y avait tant à se raconter. Elles se remémorèrent d'abord les souvenirs de leur adolescence. Lucile partagea ses déboires amoureux. Elle expliqua comment elle était devenue une mère célibataire jouant sur tous les tableaux : carrière et vie familiale. Lucile travaillait depuis peu en tant que styliste indépendante. Elle invita Eva le jeudi suivant à assister à son premier défilé.

Eva envia un peu la vie de Lucile. Être styliste avait toujours été son rêve. Elle avait dû l'oublier. Et le petit garçon assis sur ses genoux, lui rappelait cruellement qu'elle n'aurait pas cette chance. Les trois femmes se quittèrent, heureuses de ses retrouvailles et impatiente de se revoir le jeudi.
En rentrant à l'hôtel, Eva croisa German dans les escaliers.

- Vous étiez sorti ?

- Oui.

- Je descendais prendre un verre, vous voulez m'accompagner ?

Eva hésita un instant, mais finit par acquiescer. Ils s'installèrent côte à côte au bar et passèrent leur commande. Les clients étaient peu nombreux à cette heure, ils furent donc vite servit.

- Vous êtes allé voir des amis ?

- Oui.

- Vous n'êtes pas très loquace, dites-moi ?

- Désolée, il y a trop de souvenirs qui remontent ici.

- Et ce ne sont pas de bons souvenirs ?

- Non, pas vraiment.

- Même pas quelques-uns ? Dit-il dans un grand sourire.

- Oh, il y en a quand même des sympathiques. Dit-elle en lui retournant son sourire.

Voilà, il la préférait avec ce sourire qu'avec cet air mélancolique qui la suivait partout.

- Quel est le meilleur souvenir que vous gardez d'ici ?

- Je ne sais pas...

- Laissez-moi deviner, un ex petit ami ?

Son trait d'humour n'eut pas du tout l'effet escompté. Elle se referma comme une huître protégeant son trésor, s'excusa et le planta là à se demander ce qu'il avait bien pu dire ou faire de travers.