Chapitre 1

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Les Merryweather, bien que propriétaires de la contrée Est de Rivermoore, étaient une famille sur le déclin. Le naufrage de L’Ondine, leur navire marchand, fut une perte immense pour le seigneur et son entourage. Déjà peu fortunés, ils se retrouvaient au bord de la faillite, tant et si bien qu’ils durent revoir leurs exigences à la baisse. Nombreux parmi les domestiques furent donc renvoyés avec lettres de recommandation, afin de leur assurer un travail bien rémunéré dans de bonnes maisons. Du mobilier fut vendu au plus offrant, tout comme les bijoux, les draperies, les linges et autres objets luxueux flattant simplement l’ego d’un riche propriétaire. Objets que les Merryweather ne pouvaient se permettre de garder. Ils avaient également essayé de se séparer de leurs livres, mais n’étant pas écrits par de brillants et célèbres écrivains, ils abandonnèrent vite cette idée.

Les Merryweather vivaient donc dans une grande demeure, à moitié vide, presque sans employés, mais pleine de livres.

Certains animaux de la demeure furent également vendus : oies, cochons, chevaux… Seuls les chiens de chasse du père et l’étalon noir de la deuxième fille de la famille restèrent avec eux. “Ils sont de la famille !” avait protesté M. Merryweather en dépit du regard noir de sa femme.

C’est ainsi, dans ce contexte digne des plus grands romans mélodramatiques, ou des plus médisantes feuilles à scandales, que la benjamine des sœurs Merryweather décida de faire tout son possible pour venir financièrement en aide à sa famille.

Ni incroyablement belle, ni excessivement talentueuse, Lyra eut bien du mal à trouver une idée. Elle n'excellait ni en chant, ni en danse, ni en musique. Elle était indisciplinée en classe à l’inverse de l’aînée studieuse et intelligente, elle était une piètre cavalière à la différence de la deuxième déterminée et intrépide, et pire encore, elle était incapable de tenir correctement un pinceau sans s’en mettre partout à l’opposé de la troisième, qui pouvait peindre les yeux fermés avec tant de passion que les couleurs semblaient se mouvoir sur la toile.

Dépitée par son manque évident de talent, la jeune femme lista de potentiels métiers qu’elle serait en mesure d'exercer. Sur le papier jauni, taché, rayé, entouré, gribouillé, on pouvait lire à l’encre noire :

Fleuriste → Allergie au pollen

Gardeuse d’oies → Les oies c’est vicieux et ça pince

Réveilleuse → Il faut se lever aux aurores

Gardienne de phare → Il faut un phare

Institutrice → Les enfants c’est comme les oies

Porteuse d’eau → Pas assez de force dans les bras

Boulangère → Ne pas manger ses propres pâtisseries

Marchande de journaux → Pas de point négatif

Après moult espoirs rapidement balayés par son incompétence, Lyra se sentit revivre. Voilà un travail qu’elle pourrait réussir ! Elle ne gagnerait pas suffisamment d’argent pour nourrir sa famille mais au moins elle pourrait un peu les soulager financièrement. Et cela lui ferait une bonne expérience.

Ni une ni deux, elle demanda à Marie, la dernière femme de chambre de la maisonnée, de l’aider à s’habiller et de lui faire un maquillage discret comme elle en avait le don. La voilà sortant le pas léger, emmitouflée dans une cape en velour vert sapin, sur le chemin du village.

L’air était étonnamment frais pour un mois de mai. Et bien que la matinée soit déjà bien entamée, les ruelles étaient vides. Pas âme qui vive. Un jour Cassandra, sa plus grande sœur, lui avait expliqué que pour trouver le centre d’une ville il fallait se diriger vers l’église. Reconnaissante envers sa soeur et elle-même pour avoir retenu cette information au premier abord inutile, la jeune femme leva les yeux aux ciel. C’est alors qu’elle aperçut entre deux toits de chaume le clocher d’une église. Elle s’engouffra plus profondément dans les entrailles du village, jusqu’à percevoir au loin des éclats de voix. En s’approchant, elle tomba sur la place centrale, bondée de monde.

N’étant pas habituée à sortir, encore moins toute seule, Lyra ne savait pas qu'aujourd'hui, comme tous les mardis, se tenait sur la place centrale le marché d’East Rivermoore. Les passants se bousculaient pour essayer d'apercevoir la marchandise disposée sur les étals. Les marchands de tissus, les bouchers, les poissonniers et autres maraîchers vantaient bruyamment à qui voulait l’entendre la beauté ou la fraîcheur de leur produit. Enivrée par cette étrange adrénaline, Lyra se frayait un chemin entre les villageois jusqu’à se faire emporter au cœur du marché. Des odeurs exquises lui chatouillaient le nez et faisaient gronder son estomac. D’un côté des épices piquantes, de l’autre des fruits sucrés, ou encore des produits de la mer et de la ferme.

Elle ne savait plus où donner de la tête. À force de piétiner ainsi, ses pieds la faisaient souffrir. Lyra avait totalement oublié l’objectif premier de sa venue au village. Il est bien évidemment possible de rajouter “étourdie” à la liste de ses défauts. Du coin de l'œil, elle vit un emplacement vide. L’exposant avait dû partir tôt ou alors n’était jamais venu. Heureusement pour elle. Jouant des coudes, elle réussit finalement à atteindre l’abri de bois et s’assit sur les pavés froids.

Une idée aussi saugrenue qu’indigne pour la fille d’un seigneur lui traversa l’esprit. Elle ôta ses chaussures et, dans une exclamation de soulagement, posa ses pieds nus sur le sol glacé. Endoloris et boursouflés par la marche, enserrés dans des chaussures peu adaptées, ses pieds retrouvaient enfin une sensation de fraîcheur. Lyra était incroyablement bien ainsi, assise par terre, les discussions des passants et des commerçants comme bruit de fond, entourée de délicieuses et alléchantes odeurs.

Jusqu’au moment où une vieille femme élégamment coiffée d’un gros chignon grisâtre la sortit de ses pensées.

  • Bonjour, est-ce que par hasard vous vendez des pêches ? J’ai promis à mon petit-fils de lui en faire goûter une toute douce et sucrée, mais impossible d’en trouver. Je crois que ce n’est pas la saison…

Lyra se releva précipitamment tout en époussetant son pantalon et sa chemise ample. Elle n’avait absolument rien à vendre et encore moins des pêches “toutes douces et toutes sucrées”. Gênée, elle allait expliquer la situation, jusqu’à ce qu’elle pose son regard sur le petit garçon qui tenait fermement d’une main le manteau de la femme. Les yeux larmoyants et la goutte au nez, il ne cessait de frotter son genou écorché de son autre main.

  • Il est tombé et s’est fait mal. Et peu avant, je lui avait raconté que les pêches étaient tellement douces qu’elles guérissaient les bobos. Je n’aurais pas dû lui dire ça. À présent il est persuadé que c’est la seule chose qui atténuera la douleur, expliqua tendrement la grand-mère.

La vieille femme paraîssait fatiguée, son chignon sembla d’un coup très lourd à porter. Elle ne devait avoir qu’une envie, rentrer chez elle et s’occuper de la blessure de son petit-fils.

C’est alors qu’une sorte de bouffée d’air frais s’empara de Lyra. Sans même y réfléchir, les mots sortirent d’eux-mêmes de sa bouche. Elle n’avait aucun contrôle sur eux.

  • Je ne vends pas de pêches, désolée. Mais moi, dit-elle en regardant le garçon, je vends des histoires. Et justement je connais une histoire qui guérit tous les bobos, les petits et les gros. C’est une histoire avec une pêche. Une pêche géante et un garçon qui s’appelle James !

Elle conta alors l’histoire incroyable d’un jeune orphelin habitant chez ses deux sorcières de tantes, laides et méchantes. Un jour qu’un étrange vieillard lui fit un étrange cadeau, James fit tomber le présent qui, par magie, fit grossir une pêche.

  • “La pêche se mit à grossir et grossir. Et grossir et grossir et encore GROSSIR”*, Lyra accompagnait sa phrase en mimant exagérément, tendant ses bras jusqu’au ciel. Elle changeait également sa voix, tantôt aiguë pour faire le petit garçon, tantôt grinçante pour les tantes, et parfois grave pour imiter les insectes vivant dans le fruit.

Le petit garçon avait vite oublié sa blessure, les yeux rivés sur la prestation de la demoiselle en face de lui. Il riait aux éclats, accompagné de sa grand-mère qui ne pouvait s'empêcher d’étouffer des gloussements sonores devant cette histoire merveilleuse et abracadabrante. Les rires et exclamations du garçon et de la vieille dame à l’imposant chignon interpellèrent les passants, qui, curieux de connaître la raison de tout cet engouement, s'approchèrent jusqu’à encercler l’emplacement de Lyra.

Bientôt, tous se bousculaient pour entendre l’histoire de la grosse pêche. Les parents et les enfants assis au premier rang vivaient l’histoire à travers les mots et les gestes de Lyra. Elle captivait naturellement son public et les emmenait avec elle dans des contrées lointaines et fantastiques comme chez les Nuageois, habitants des nuages, qui font la pluie et le beau temps et peignent des arcs-en-ciel.

À la fin de l'histoire, tous l’applaudir à tout rompre. Les plus jeunes avaient de l’espoir et des rêves plein le cœur. Quant aux adultes, ils avaient retrouvé cette lueur enfantine dans le regard. Reconnaissante, la grand-mère tendit trois pièces d'argent à Lyra.

  • Mais je ne vous ai pas donné de pêche, s'excusa Lyra, gênée par l'élan de générosité de la femme.
  • Vous nous avez donné tellement plus, sourit-elle en retour.

De nombreuses autres personnes laissèrent des pièces à la jeune femme incrédule, tout en la remerciant chaleuresement pour ce “merveilleux moment hors du temps” comme l’avait mentionné un homme bedonnant à l’air jovial.

Lyra avait amassé une petite somme. Elle n’aurait pas pu gagner plus avec la vente des journaux, et ne se serait certainement pas autant amusée.

Elle avait finalement réussi. Elle pourrait aider sa famille. Elle était douée dans quelque chose. Un talent unique, rien qu’à elle !

C’est ainsi que naquit la Conteuse de Rivermoore.

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* Histoire tirée de James et la Grosse Pêche de Roald Dahl.

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