Chapitre 7

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Les festivités du bal d’hiver avaient pris fin depuis une semaine. De retour dans la demeure des Merryweather, Lyra vaquait à ses occupations. Tout était normal, comme si elle n’avait jamais quitté la maison. Son père, pris par les divers papiers et contrats que tout bon seigneur se devait de traiter, n’avait pas remarqué l’absence de sa benjamine. Cette dernière, assez fière de son stratagème, ne le criait néanmoins pas sur tous les toits, de peur de révéler sa courte excursion.

Le soir de son retour, ses sœurs et sa mère l’avaient attendue impatiemment derrière la porte arrière des cuisines, celle qui servait en temps normal au passage des domestiques. Assises autour de la table en bois sombre, les quatre femmes s’étaient précipitées sur Lyra pour l’enlacer quand cette dernière avait franchi le battant de la porte, emmitouflée dans son épaisse cape de fourrure bleu nuit.

La plus jeune des sœurs n’avait pas eu le temps de retirer son manteau qu’elles l’avaient assaillie de questions sur Silverthrown, le bal, les reines et tous les prestigieux invités qui étaient présents. Alors Lyra, comme elle savait si bien le faire, leur avait raconté sa soirée. Elle avait décrit les décorations qui ornaient ce soir-là le palais, les fontaines de glace, les bouquets de fleurs aux parfums enivrants et les tables chargées de mets succulents. La conteuse n’avait également pu s’empêcher de détailler les deux souveraines, aussi grandioses qu'étrangement familières. Par la suite, elle avait tenté de fredonner les musiques qu’avaient jouées les musiciens mais les mélodies s’étaient mélangées en une complainte de notes biscornues au bout de ses lèvres. Ses sœurs avaient grimacé à l’écoute de cette valse dissonante. Madame Merryweather, elle, avait ri de bon cœur.

  • Oh et Obélia j’ai pensé à toi ! Ses Majestées ont beaucoup aimé La Dame à la lanterne. Le public aussi. Tu avais raison de me la proposer, avait admis Lyra en donnant un coup de coude amical à sa sœur.

Mais le souvenir d’un certain groupe de jeunes gens s’était rappelé à son esprit. Alors qu’elle avait fini par l’oublier, cette colère brûlante lui tordait de nouveau l’estomac. Ce ne sont que des sots, s’était-elle répété pour se rassurer. Que peuvent-ils bien y connaître aux bonnes histoires ? Mais plus elle y pensait, plus elle se sentait diminuée. Des remarques désobligeantes, elle en avait déjà entendues. Mais des paroles si méchantes, si froides ne pouvaient appartenir qu’à un homme au cœur de glace. Cela dit, il était dans le thème du bal d’hiver, glaçant et immanquablement austère. Lyra avait chassé le mesquin masque d’or de son esprit d’un revers de la main. Cassandra avait remarqué la mine renfrognée de sa sœur.

  • Est-ce que tu nous as dit vraiment tout, Lyra ?

Ne voulant pas inquiéter sa famille, la jeune femme avait opiné du chef et avait bruyemment baillé comme pour manifester sa fatigue évidente. Elle les avait embrassées une à une sans oublier de les remercier, car c’était grâce à elles qu’elle avait pu répondre à l’invitation. À pas feutrés, elle avait grimpé l’escalier puis s’était faufillée, telle une ombre, dans sa chambre. Une fois son sac jeté dans un recoin de la pièce avec sa robe de voyage, ainsi que sa chemise de nuit enfilée, elle s’était affalée sur son lit. Le calme de la nuit était reposant. Le voyage retour avait été long et cahoteux, le fracas des pavés contre les roues du carrosse résonnait encore dans ses tympans.

Le bras contre son front, Lyra avait fermé les yeux d’aise. Sa respiration s’était faite plus profonde, plus lente. Ses boucles chocolat, enfin défaites de l’emprise de la natte serrée le matin-même par la douce Madeleine, chatouillaient son cou et ses joues. Si elle n’avait pas abordé la sévérité des propos de cet homme, ce n’était pas pour une noble raison telle que l’inquiétude de ses proches, mais bien parce que la conteuse n’avait pas voulu faire face à son élan de témérité ce soir-là. Elle s’était souvenue de la brûlure de ses joues, de l’effet du champagne qui lui montait à la tête, de la stupéfaction des jeunes femmes et de l'impassibilité de l’homme masqué. Pire encore, elle s’était remémorée ses dernières paroles. Elle avait insulté le chef de la garde royale, devant témoin qui plus est. Après cette injure, Lyra avait fui en direction des petits fours tout en pestant à voix basse. Le reste de la soirée, elle n’avait vu ni les demoiselles, ni son bourreau. La jeune femme avait eu donc l’occasion de se détendre, de parler avec quelques invités intrigués par son drôle de violon d’ingres, de manger, de boire et même de danser.

De charmants messieurs lui avaient proposé leur bras pour les suivre au centre de la piste de danse. Bien qu’intimidée au départ, Lyra s’était jointe tour à tour à eux, virevoltant une bonne partie de la soirée. Elle avait également échangé de longs regards avec l’un de ses partenaires de danse. Un jeune homme de quelques années son aîné, s’étant présenté comme le duc d’une contrée voisine. De la même taille qu’elle, leurs yeux se faisaient face et aucun ne détournait le regard. Ses pupilles gris acier, soulignées d’un trait de khôl, étaient hypnotiques. À cette distance, Lyra y percevait des notes de bleu plus ou moins claires. Son teint pâle faisait ressortir des cheveux noirs de jais légèrement bouclés sur les pointes. Des pommettes saillantes, une bouche joliment dessinée... Lyra n'avait cessé de contempler cet homme vraisemblablement modelé par les dieux. Et pour couronner le tout, il était un excellent danseur.

Emmitouflée dans ses couvertures, Lyra avait frissonné en se rappelant les fines mains de son cavalier contre ses hanches, de ses longs doigts entrelaçant les siens. Elle n’avait pas rêvé, il lui avait bien montré un intérêt évident. Elle aurait aimé que cela dure plus longtemps. Elle aurait aimé sentir son souffle chaud contre son cou, son torse contre sa poitrine, ses lèvres lui susurrant des mots doux à son oreille.

Mais elle ne le reverrait sans doute jamais. C’était un beau rêve qui n’avait duré qu’un instant, rien de plus. Elle pourrait cependant se servir de cette infime expérience de galanterie pour rendre ses futurs récits plus réels.

***

Un matin, alors qu’une fine pluie arrosait les champs, Lyra se rendit au marché. L’odeur de l’herbe fraîchement mouillée lui procurait un sentiment de liberté infini. Gonflant ses poumons pour respirer un maximum d’air frais, elle se mit à courir. Comme ça, juste pour se sentir vivante. Le ciel s’était paré de ses plus belles couleurs pastelles. Des collines à perte de vue. Des forêts foisonnantes. Lyra aimait Rivermoore. En levant les yeux, elle vit un faucon crécerelle voler au-dessus d’elle. C’était une bonne journée.

La matinée au marché s’était déroulée à merveille. Le public, toujours au rendez-vous et toujours plus nombreux que la fois précédente, avait été gâté par une toute nouvelle histoire inventée par la célèbre conteuse. Lyra leur livra le récit chevaleresque d’une petite paysanne qui tomba un jour éperdument amoureuse du prince du royaume. Mais la reine, qui ne voulait pas d’une belle-fille et encore moins une de basse condition, lui ordonna de réaliser six miracles pour pouvoir obtenir la main de son fils. La petite paysanne entreprit alors sa quête au nom de l’amour. Elle planta d’abord un champ entier de haricots aussi haut que des montagnes dans le plus aride des déserts du royaume. Elle fit ensuite jaillir l’eau d’une fontaine asséchée depuis plus d'un siècle. Elle rapporta les perles de lune, larmes des sirènes solitaires. Elle ramena la corne d’abondance. Elle dompta le cerf aux bois d’ivoire et aux yeux d’émeraude. Et pour finir elle terrassa l’ogre doré. Cette partie fit énormément rire les passants. L’ogre était présenté comme une créature vaniteuse et stupide qui ne parvenait à suivre ni les assauts répétés de l’héroine, ni ses remarques mordantes. À la fin, la petite paysanne épousa le prince qui était lui aussi follement amoureux d’elle. Tous deux scellèrent leur union dans une danse passionnée. Les spectateurs, comblés par cette fin heureuse, imitèrent les amoureux et se mirent tous à danser, deux par deux, trois par trois, en ronde, en ligne, ... Rapidement c'était toute la place centrale qui se mouvait dans un rythme endiablé.

***

Son ventre grondait de faim. Lyra ne s’attendait pas à une telle ovation pour ce nouveau conte. Fière de sa création, elle rentra le pas rapide, trépignant d'impatience de raconter sa matinée à ses parents et ses sœurs devant un bon plat chaud.

Elle franchit la grande grille en fer forgée et parcourut le chemin pavé ; mais un élément dans le décor l’intriguait. Trois chevaux qu’elle ne connaissait pas, scellés et impeccablement brossés, broutaient tranquillement devant chez elle. Pas plus inquiète que cela, Lyra entra chez elle gaiement et tomba nez à nez avec Marie. La femme de chambre indiqua de la tête la porte fermée du salon, les lèvres pincées. Un léger sentiment d’inconfort commença à s’immiscer au creux du ventre de Lyra, prenant petit à petit l’ascendant sur la faim.

La jeune femme ouvrit le battant droit de la porte puis le referma instantanément dans un silence totale. Monsieur Merryweather était assis sur le canapé qui lui faisait face, une tasse de thé portée à ses lèvres, accompagné de Cassandra et d’Obélia qui se tenaient le dos droit. Madame Merryweather était debout près de la cheminée allumée, derrière son père, triturant de ses deux mains un éventail en dentelle bleuet. Enora avait le regard rivé sur la fenêtre qui donnait sur le jardin à l’entrée ; sans doute observait-elle les chevaux.

Trois hommes en uniformes étaient également installés sur l’autre canapé, celui qui faisait face au père de Lyra. Cette dernière ne voyait pas leur visage, puisqu’ils étaient dos à elle.

  • Jeune fille, commença Monsieur Merryweather en regardant son enfant droit dans les yeux, tu nous dois des explications, termina t-il en croisant les bras de mécontentement.

Lyra, dans l’incompréhension la plus totale, avança dans la pièce pour enfin identifier ces importuns qui vraisemblablement lui apportaient des ennuis. Les deux premiers hommes lui étaient parfaitement inconnus. Le premier, de petite taille, était carré des pieds à la tête et étonnamment musclé. Le deuxième, beaucoup plus grand, avait des traits acérés et les yeux intelligents. Quant au dernier, elle ne le connaissait à présent que trop bien.

Bien qu’elle n’ait jamais vu son visage, puisqu’il était caché par un masque doré.

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