Chapitre 1 — L’Anomalie

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Ce que nous appelons hasard, c’est peut-être la logique de dieu.

Georges Bernanos

La science sans religion est boiteuse. La religion sans science est aveugle

Albert Einstein

Le CERN ressemblait à un sanctuaire dédié aux forces invisibles qui tissaient la trame de l’univers. Ses longs corridors, aux parois lisses et métalliques, s’étiraient dans une géométrie rigide, impeccablement éclairés par ses néons blancs. Aucune poussière, aucune chaleur. Juste du silence, accompagné des bruits des touches des claviers et le ronronnement assourdi des processeurs quantiques.

Gabriel avançait lentement, ses pas résonnaient à peine, absorbés par le sol en composite. Le CERN était un lieu d’exploration. Un monde suspendu entre l’éveil et l’oubli.

Il s’arrêta devant une baie vitrée qui donnait sur l’un des laboratoires d’expérimentation. À l’intérieur, des machines exécutaient leurs tâches avec une fluidité fascinante. Des bras robotisés effleuraient des capteurs, des colonnes d’informations défilaient sur des écrans incurvés ou holographiques, et dans un coin de la pièce, un laser rouge pulsait en rythme régulier, comme un cœur artificiel battant au ralenti. Tout était d’une précision clinique, presque glaciale.

Gabriel ferma brièvement les yeux. Il se sentait fatigué. Pas juste physiquement, cela, il s’y était habitué. C’était une fatigue profonde, insidieuse. Un poids diffus derrière les tempes, un léger vertige lorsqu’il fixait trop longtemps l’écran, une sensation de flottement lorsqu’il se levait trop vite.

— Gabriel, je détecte une tension musculaire excessive. J’estime ton niveau de fatigue à 72 %. Je te recommande de faire une pause de 30 minutes et de t’hydrater.

La voix de Cléa, son IA assistante, résonna doucement à son oreille. Une voix féminine, posée, presque maternelle.

Gabriel esquissa un sourire fatigué. Elle savait ce dont il avait besoin. Elle reviendrait à la charge, il en avait conscience. Mais il appréciait cela. Il reprit sa marche et rejoignit enfin son bureau. Son espace de travail ressemblait à une petite enclave personnelle dans ce monde d’ultra-rationalité. Des carnets ouverts jonchaient la table, des notes griffonnées dans un désordre qui tranchait avec l’organisation rigide du laboratoire. Une tasse de café traînait sur le côté, son liquide noir laissant des traces irrégulières sur la porcelaine blanche. Il s’assit, glissant une main dans ses cheveux en bataille.

L’ordinateur moulinait depuis plusieurs heures déjà. Gabriel tapotait mécaniquement la touche Entrée, comme si cela pouvait accélérer le calcul. Ces machines, pourtant à la pointe, mettaient sa patience à rude épreuve. Il avait l’impression de passer plus de temps à attendre les résultats qu’à les analyser. Cherchant à s’occuper l’esprit, il ouvrit le fichier de l’expérience précédente. L’écran principal s’activa aussitôt, projetant un hologramme complexe au-dessus de son bureau. Un amas de points en mouvement perpétuel, comme une myriade d’étoiles flottant dans l’obscurité. Il observa les structures gravitationnelles de NGC 6777, une galaxie située à plusieurs millions d’années-lumière.

Les chiffres défilaient dans un murmure électronique. Chaque ligne de code était une tentative de capter l’indicible, d’extraire une forme intelligible du chaos cosmique. Des courbes se formèrent, oscillant doucement sur un spectre large. Tout semblait normal.

Et puis…

Quelque chose.

Une déviation. Infime. Presque imperceptible. Mais totalement absurde, chaotique. Des variations invraisemblables, hasardeuses.

Gabriel plissa les yeux, son corps se figeant légèrement. Il fit défiler les données plus lentement. La courbe gravitationnelle aurait dû être stable, régulière… mais il y avait une oscillation. Une pulsation qui ne correspondait à aucun modèle théorique prédit. Ce n’était pas normal. Ses doigts tremblaient légèrement lorsqu’il isola la portion d’ondes anormale. Il la fit passer à travers plusieurs filtres, cherchant un biais instrumental, une erreur de mesure. Mais non. Cette anomalie, cette erreur, était là. Et il fallait tout recommencer. Tout vérifier, tout recalculer. Il souffla sur son café, par habitude plus que par nécessité. Il n’était plus vraiment chaud. Son tic le rattrapa : il pinça quelques poils de sa barbe de trois jours, puis lissa son menton du bout des doigts, comme pour remettre de l’ordre dans le chaos qu’il venait de créer. Il pouvait répéter ce geste indéfiniment, sans même s’en rendre compte.

— Arrête, tu recommences ! Va prendre l’air, tu me mets sur les nerfs.

Sonia le fixait avec sa moue agacée, lèvres retroussées et sourire pincé.

— De toute façon, on n’aura pas de résultats avant plusieurs heures.

— Si on avait un vrai ordinateur quantique au lieu d’une simple puce, on n’attendrait pas autant.

Il s’interrompit en croisant le regard noir de Sonia.

— D’accord, d’accord, je vais sortir fumer un coup. Tu veux quelque chose en passant ?

— Un café. Mais pas celui de la machine, merci. Et amène un peu de bonne humeur aussi, tu fais une tête d’animal à abattre.

Gabriel haussa les épaules et enfila sa parka grise, abandonnant sa blouse blanche sur le dossier de sa chaise. Il fouilla ses poches, faisant tinter quelques pièces de monnaie avant d’en extirper sa cigarette.

Les couloirs du CERN étaient un labyrinthe. Même après quatre ans à les arpenter, il lui fallait encore réfléchir à son itinéraire. Il atteignit enfin l’abri fumeur, désert comme toujours. Il était le seul à l’utiliser.

La dynamo de sa cigarette électrique siffla, le liquide crépita contre la résistance. Une épaisse vapeur s’échappa de sa bouche et de son nez. Comme un vieux dragon, songea-t-il. Il soupira de contentement, laissant la nicotine faire son œuvre. Une fois sa pause terminée, il attendit que les extracteurs évacuent la fumée avant de sortir. Il prit le chemin du parc du CERN, fixant machinalement son téléphone.

L’actualité du jour lui arracha un sourire amer : on célébrait le trentième anniversaire du premier vol habité sur Mars. 2036,la Nouvelle Europe coiffant les grands industriels américains et la NASA au poteau. L’âge d’or des plus grandes avancées scientifiques. Enfant, il rêvait d’être astronaute. Marsionaute, comme il disait dans sa douce enfance. Vivre sur la base martienne, côtoyer les plus grands esprits, laisser sa trace dans l’histoire, comme ces pionniers d’un autre monde, c’était ça son sacerdoce.

Il lança une vidéo sur la troisième conquête spatiale et les découvertes qui en avaient découlé. Même aujourd’hui, elles continuaient d’avoir des répercussions. Mes propres recherches en sont les fruits, songea-t-il.

La vidéo achevée, il se remit en marche. Direction la cafétéria.

Lorsqu’il revint au labo, deux cafés en main, Sonia était absorbée par son téléphone, probablement un de ses jeux absurdes. Gabriel se demandait encore comment elle pouvait passer autant de temps là-dessus. Son téléphone ne contenait presque rien : pas de photos, à peine une dizaine de contacts, mais des dizaines de jeux. Encore une anomalie, pensa-t-il en souriant.

Il jeta un coup d’œil à l’ordinateur. Rien n’avait changé. Il soupira.

— Merci, dit Sonia en prenant son café. Tu crois qu’on va retrouver le même phénomène ?

— C’est pour ça qu’on a relancé un calcul avec les données récentes. C’était censé être plus rapide. La puce a déjà fait le travail lors du calcul précédent.

— On a étudié des dizaines de galaxies et c’est la première fois qu’on voit une oscillation dans la matière noire. C’est peut-être juste une erreur.

— Pas d’éruptions solaires de notre côté, et la galaxie NGC 6777 n’a pas encore eu droit à une évaluation précise de sa masse noire. Ça peut être n’importe quoi. Mais dans tous les cas, c’est chaotique. Peut-être une particule dont l’onde serait entrée en interférence avec celles de NGC 6777 dans l’interféromètre.

— Peut-être…

Sonia n’avait pas l’air convaincue.

— Bon, il est déjà plus de 18 h et on n’aura sûrement pas les résultats avant demain. On rentre ?

Gabriel ne répondit pas tout de suite. Sonia percevait sa frustration. Ne pas savoir, c’est pire que tout pour lui. Il n’a vraiment pas choisi le bon domaine de recherche…

— Je revois un ancien collègue du CNRS ce soir. Viens boire un verre avec nous! Mais interdiction de parler boulot. On picole et on rigole.

— Les données, ça peut être drôle aussi.

— À d’autres!

Elle lui donna un léger coup sur l’épaule.

Depuis deux ans qu’ils travaillaient ensemble, Sonia et Gabriel avaient réussi l’exploit de développer une réelle complicité. Plus que de simples collègues, moins que des amants. Ils savaient communiquer, lire les signaux de l’autre. Gabriel savait qu’elle voulait lui changer les idées. Mais il savait aussi que son agacement finirait par reprendre le dessus.

Tout recommencer… Des semaines de travail pour un résultat absurde et chaotique, une anomalie…

Le bar où les attendait Liam, l’ami de Sonia, avait une ambiance rétro. Lounge des années 2020. Gabriel aimait bien. On y servait des cocktails et des bières à l’ancienne, sans substituts synthétiques.

— Aujourd’hui, tout est trop sucré, grogna Liam. On a perdu le vrai goût de l’alcool.

Sonia haussa un sourcil.

— Et on a aussi perdu la migraine du lendemain. Je vais pas m’en plaindre.

La soirée s’écoula sans heurts, entre anecdotes d’étudiants et ragots sur les chercheurs du CERN. Sonia avait eu raison : Gabriel cessa de penser. Juste pour un moment. Il se décida à mettre fin a sa sortie. Il avait compris que Sonia ne rentrerait pas seule ce soir. Il était temps qu’il s’éclipse.

Mais, arrivé devant chez lui, Gabriel hésita un instant à rentrer. Son appartement était silencieux. Trop silencieux. Il s’attendait presque à entendre une voix familière… mais elle ne viendrait jamais.

L’alcool dans les veines et le rire encore au bord des lèvres, il savait que l’angoisse le rattraperait bientôt. Il s’effondra sur son canapé, chaussures aux pieds, et sombra aussitôt. Toute la nuit, il oscilla entre rêves absurdes et ronflements bruyants. Et à chaque réveil fugace, une impression lui serrait le cœur.

Le calcul.

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