Chapitre 2 — Le Calcul
Gabriel émergea d’un sommeil lourd. Il sentait encore l’alcool de la veille. La tête douloureuse, la bouche pâteuse, il se savait incapable d’affronter l’éveil sans assistance. Ce matin, la technologie serait sa béquille.
Il attrapa son téléphone. 8h12. Il n’était pas en retard.
D’une voix encore enrouée, il murmura :
— Cléa, lance un café, et ajoute un antidouleur.
La voix douce et synthétique lui répondit aussitôt.
— Bonjour Gabriel. Tu a consommé de l’alcool hier soir. Café sans sucre, sans matière grasse. J’y ajoute une aspirine. Je te conseille de bien t’hydrater ce matin. Besoin d’autre chose ?
— La météo et mes impératifs, s’il te plaît.
— Il fait cinq degrés Celsius actuellement. La température montera à huit degrés. Ciel couvert, avec risque de pluie fine à partir de quatorze heures. Cette semaine, tu dois effectuer la révision de ta batterie numéro trois.
— J’ai encore combien de temps ?
— Huit jours. Elle sera bloquée à compter du 8 février 2086. Tu as déjà dépassé la date recommandée.
— D’accord, je passerai la déposer après le travail. Ajoute le détour à mon itinéraire taxi.
— C’est fait.
Le café avait fini de couler. Gabriel se leva, encore engourdi, et se traîna jusqu’à la table de la cuisine. Il savoura sa première gorgée, sentant peu à peu son esprit s’éclaircir. Il repensa à la veille et esquissa un sourire. Cela faisait longtemps qu’il ne s’était pas autant amusé. Sonia avait ce don. Toujours dans le mouvement, elle l’entraînait avec elle comme un navire dans son sillage. Elle vogue sur la vie comme personne… pensa-t-il.
L’aspirine commençait à faire effet. Il se décida à se préparer. Une douche rapide, puis il enfila un sweat-shirt vert à col rond, un jean bleu clair, ses baskets, et enfin sa parka.
Dehors, l’air était frais et humide. Il inspira profondément. Genève avait ce charme unique, entre modernité et bâtiments anciens. Un morceau d’histoire niché dans le futur.Il aimait cette ville. Il s’y sentait chez lui.
Gabriel marcha quelques minutes sans se soucier de la direction qu’il prenait. L’air frais de la matinée l’enveloppait comme une caresse, apportant une douceur inattendue à son réveil encore embué. Lorsqu’il en eut assez, il saisit son téléphone et demanda un taxi. Il arriva en moins de trois minutes, il n’eut pas à attendre longtemps.
Il savait que le taxi autonome était plus coûteux que les transports en commun, mais le CERN était trop excentré, et son emploi lui permettait de bénéficier d’une réduction sur son abonnement. Il n’y voyait aucune raison de s’en priver. Après tout, quelques minutes de confort de plus valaient bien ce petit supplément.
La circulation était fluide. Le trajet, habituellement un peu long, lui parut cette fois-ci étonnamment court. Lorsqu’il pénétra dans le laboratoire, un silence familier l’accueillit. Il était seul. Sonia n’était pas encore arrivée. Il esquissa un sourire en pensant à la soirée d’hier. La nuit a dû être plus longue pour elle que pour moi.
Il s’approcha de l’ordinateur principal, sans même prendre le temps de se changer. Le calcul était terminé. Deux heures trente-six du matin… Le calcul a pris encore plus de temps que la dernière fois. Il laissa échapper un léger soupir, une forme d’excitation montant en lui. Il lança la décompression des données, bien que l’opération fût toujours un peu lente. Cela prendrait du temps, mais quelques heures seulement. Pas plus.
Les chiffres défilaient en silence sur l’écran principal, décomposant l’anomalie en une suite interminable de paramètres gravitationnels. Un ballet d’équations, un flot incessant de données brutes qui filtraient la réalité à travers le prisme de la logique.
Gabriel s’adossa à son fauteuil et fixa l’hologramme flottant devant lui. Il détestait attendre. Il passa une main sur son visage, sentant la rugosité de sa barbe naissante sous ses doigts. Combien de temps avant que l’algorithme termine l’analyse ? Il jeta un coup d’œil à l’horloge : encore trois heures. Trois heures à patienter. Trois heures à lutter contre l’excitation fébrile et l’inquiétude sourde qui lui nouait l’estomac.
Il se leva brusquement. Rester assis le rendait nerveux. Il sentait une tension électrique dans ses muscles, une agitation presque animale. Il fit quelques pas, les mains dans les poches, le regard perdu dans les reflets bleutés des écrans.
Le CERN était un temple de l’attente. Des semaines, des mois, des années d’expérimentations pour quelques bribes d’informations. Mais cette fois, l’attente semblait différente. Il le sentait dans son corps, dans la moiteur de ses paumes, dans le battement irrégulier de son cœur. Il était au seuil de quelque chose.
Sonia arriva, ses cheveux courts à peine coiffés, des lunettes de soleil sur le visage, deux cafés à la main. Sans même un mot, elle lui tendit le sien et se laissa tomber sur sa chaise de bureau, comme un poids épuisé par la nuit.
— T’as une tête pas possible, lui dit-il, un sourire amusé aux lèvres.
— Et toi, tu t’es regardé ? répondit-elle sans changer de position.
Il se leva et, sans un mot, passa derrière elle. Il la secoua doucement par les épaules.
— Oh, ça va, on s’est bien amusés hier, lâcha-t-il en souriant. Raconte, comment s’est terminée la soirée ?
Les yeux encore flous de sommeil, elle baillât avant de répondre:
— On a bu quelques verres de plus, on a parlé de tout et de rien… Liam part pour Mars en juin. Il remplace l’équipe de Rascov. Il va y passer six ans pour forer un nouveau puits et analyser des échantillons de glace. Il espère y trouver de nouvelles traces de vie unicellulaire. Disons qu’on s’est dit au revoir comme il se doit, dit elle, un sourire au coin des lèvres.
Gabriel haussa un sourcil. La légèreté de Sonia, malgré la fatigue évidente qui alourdissait ses traits, l’étonnait toujours. Son regard retourna à l’écran de l’ordinateur, où la barre de progression de la décompression avançait lentement. Il en profita pour se perdre un instant dans ses pensées, repassant les fragments de la veille avec un sourire en coin.
Ils profitèrent de ce dernier temps offert par l’ordinateur pour revoir et réviser les compte rendus des expériences précédentes. Enfin, les données furent prêtes. Il secoua légèrement la tête pour se recentrer. Sonia se redressa, retirant ses lunettes de soleil d’un geste las, et ils se plongèrent dans l’étude des derniers résultats.
Depuis plusieurs mois, leur équipe travaillait sur un projet ambitieux : calculer la masse de matière noire dans la galaxie NGC 6777. L’objectif était double : mieux comprendre l’influence de cette substance sur la gravité galactique et, à terme, affiner les modèles cosmologiques. Les implications étaient vertigineuses : une meilleure cartographie de la matière noire pourrait éclairer les mystères de la formation de l’univers, depuis le Big Bang jusqu’à aujourd’hui, permettre une meilleure compréhension de l’espace-temps ou encore comprendre la formation de notre galaxie, de notre système solaire, de notre planète, de la vie.
Les premiers résultats semblaient cohérents avec leurs douze expériences précédentes. À un détail près.
— Regarde ça, murmura Gabriel.
Une anomalie. Une ondulation inexpliquée dans l’onde captée par l’interféromètre gravitationnel. Leur calcul de la masse de matière noire était faussé. Pire encore, les résultats fluctuaient d’un point de mesure à l’autre, comme si la masse elle-même était instable.
— Le problème, c’est l’amplitude des variations, souffla Sonia. La matière noire ne peut pas varier à ce point. C’est elle qui structure la gravité d’une galaxie, pas l’inverse.
Gabriel plissa les yeux.
— Un trou noir, peut-être ? Ou une supernova en arrière-plan ? Une perturbation gravitationnelle de cette intensité pourrait provoquer ce genre d’oscillations ?
Sonia secoua la tête.
— Non. Une source gravitationnelle ponctuelle créerait une onde stable, même si elle est montante ou descendante. Là, c’est chaotique. Complètement imprévisible.
Un silence s’installa. L’excitation était palpable. L’incompréhension et la frustration aussi.
Le reste de la matinée fut consacré à un minutieux recoupement des données. Comparaison avec leurs expériences précédentes, vérification des paramètres de l’interféromètre, modélisation des déviations possibles. Mais rien ne collait.
La matière noire, théorisée au XXe siècle par Fritz Zwicky et enfin détectée directement en 2027, était devenue un pilier de la cosmologie moderne. Invisible, insaisissable, elle constituait pourtant l’ossature gravitationnelle des galaxies. Sans elle, les objets stellaires se disperseraient, incapables de maintenir leur cohésion sous la seule influence de la matière visible. Sa nature exacte gardait encore une part de mystère, mais une chose était sûre : elle n’était pas censée fluctuer ainsi.
Gabriel et Sonia s’accrochèrent à cette anomalie comme à une énigme insoluble. Si cette onde était réelle, elle remettait en question un principe fondamental : la répartition uniforme de la matière noire dans l’univers.
— Si on arrive à comprendre ce qui se passe ici, dit Gabriel en croisant les bras, on pourrait revoir entièrement notre façon de cartographier l’univers invisible.
Sonia hocha la tête, un éclat dans le regard.
— Plus encore. Si cette fluctuation est un phénomène naturel et non une erreur instrumentale, ça veut dire qu’il existe une dynamique encore inconnue de la matière noire. Et ça, mon cher Gabriel, ce serait révolutionnaire.
Ils échangèrent un sourire.
Les modèles standard ne suffisaient plus. L’univers venait peut-être de leur faire signe. Le cœur de Gabriel se mit a battre la chamade.
— Tu devrais sortir prendre l’air.
La voix douce de Cléa résonna dans le bureau, s’élevant à peine au-dessus du bourdonnement des machines.
Gabriel pinça les lèvres.
— Non.
— Ton taux de stress est en augmentation. Tu risques d’altérer ton jugement si tu continues sans pause.
Il soupira et se laissa tomber dans son fauteuil.
— Je n’ai pas le temps.
— Tu peux quand même regarder le ciel.
Il leva un sourcil. Le ciel ? Elle savait parfaitement que son bureau était enterré sous plusieurs niveaux de béton, dans un bloc hermétique conçu pour protéger les serveurs des interférences extérieures. Il n’y avait pas de fenêtre, aucune ouverture vers l’extérieur.
Mais Cléa ne plaisantait pas. Un écran holographique s’ouvrit à sa droite, diffusant un flux en direct du ciel au-dessus du CERN. Un firmament noir, piqueté d’étoiles pâles.
Gabriel se surprit à fixer cette image plus longtemps qu’il ne l’aurait cru.
— C’est apaisant ? demanda l’IA.
— Je suppose.
Il n’était pas certain de ressentir de la sérénité. Plutôt une forme d’insignifiance écrasante. L’univers l’avait toujours fasciné. Son immensité, sa froide indifférence. Mais cette fois, il le regardait avec un malaise nouveau.
L’oscillation était là, quelque part, invisible à l’œil nu. Et pour la première fois, il se demanda si ce n’était pas elle qui le regardait en retour.
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