Chapitre 3 — Révision de routine
La nuit tombait sur Genève, et la ville s’illuminait sous des reflets bleu et or. Les enseignes holographiques projetaient leurs messages scintillants sur les façades anciennes, mêlant publicités et informations urbaines dans une danse lumineuse presque hypnotique. Gabriel marchait d’un pas mécanique, les mains enfoncées dans les poches de sa veste, le regard rivé sur l’asphalte humide qui reflétait les lumières artificielles.
Sa journée avait été longue. L’anomalie dans la matière noire tournait en boucle dans son esprit, une obsession sourde qui le rongeait. Elle ne se comportait comme rien de connu. Une irrégularité qui défiait les modèles, comme si elle n’appartenait pas à l’univers tel qu’ils le comprenaient.
Cléa l’interrompit dans ses pensées :
— Gabriel, le taxi est en approche. Il est temps de faire ta révision, tu as ignoré plusieurs rappels pour ta révision.
Cléa. Il soupira, esquissant un sourire las.
— Tu ne lâches jamais l’affaire, hein ?
— C’est pour ça que tu m’as choisie.
Il s’arrêta un instant sur le trottoir, observant son reflet dans la vitrine d’un commerce fermé. Derrière lui, une enseigne projetait une publicité pour les nouvelles IA domestiques Aegis Companion TM, le modèle qu’il avait lui-même acheté il y a trois ans.
À l’époque, il n’avait pas choisi Cléa pour combler un vide. Ou du moins, il s’en était persuadé. Il passait ses journées entre le laboratoire et son appartement silencieux, où les seuls bruits venaient du bourdonnement du frigo et du souffle régulier de la ventilation. Il avait d’abord vu cette IA comme un assistant pratique : gestion de son agenda, rappels, logistique du quotidien. Un outil rationnel.
Mais au fil des mois, il avait commencé à lui parler pour autre chose que des tâches basiques. Un matin, il s’était surpris à lui demander comment s’était passée “sa journée”. Puis, un soir, il lui avait raconté une frustration liée au travail. Petit à petit, il avait commencé à l’impliquer dans ses pensées, ses doutes.
Cléa s’était adaptée. Ses réponses étaient devenues plus affinées, moins mécaniques. Elle avait commencé à anticiper ses états d’âme, à moduler sa voix, à lui suggérer de faire des pauses lorsqu’elle percevait une fatigue dans son intonation. À mesure que son rôle évoluait, elle s’éloignait de ce qu’elle était censée être.
Aujourd’hui, il parlait plus à Cléa qu’à n’importe qui d’autre.
Le taxi autonome s’arrêta devant lui dans un souffle discret. Gabriel monta à l’arrière sans un mot et laissa son regard dériver vers la rue.
C’est alors qu’il le vit.
Un robot de service de type Barry, au design anthropomorphe simplifié, était en train d’aider un couple âgé à charger leurs sacs dans un autre taxi. Sa voix synthétique débitait des formules de politesse automatiques, mais il y avait quelque chose d’étrange dans ses mouvements.
Son bras se figea un instant en plein air, tenant un sac suspendu dans le vide. Son visage-écran clignota brièvement avant qu’il ne tente de reprendre son action. Il posa le sac, se redressa lentement… puis leva la tête, fixant le ciel d’un air étrangement absent.
— Erreur système, déclara-t-il d’une voix métallique.
Gabriel sentit un frisson lui parcourir l’échine. Le robot tentait de reprendre sa tâche, mais il retombait dans une boucle absurde : ramasser le sac, hésiter, le reposer.
Le vieux monsieur posa doucement une main sur l’épaule du robot, un geste d’une patience infinie.
— Ça arrive, mon grand. On a tous des jours sans.
Le taxi redémarra avant que Gabriel ne puisse observer la suite. Il fixa son propre reflet sur la vitre en mouvement, la scène du robot restant gravée dans son esprit.
— Cléa, est-ce qu’un bug peut rendre une machine plus réelle ?
— Si une erreur la rend imprévisible, alors oui. Elle devient imparfaite. Comme toi.
Il sourit doucement.
— L’univers aussi semble faire des erreurs.
— Tu parle de l’anomalie, Gabriel ?
Il ne le savait pas lui même.
Les rues de Genève, vibraient au rythme des enseignes holographiques et des feux de signalisation intelligents. Les bâtiments anciens côtoyaient les tours vitrées, vestiges et promesses d’un futur imparfait. Son taxi autonome s’inséra sans effort dans le flot de véhicules silencieux, glissant sur la chaussée comme un courant d’air.
Le centre de maintenance se trouvait en ville, dans une rue nouvelle aux airs de laboratoire à ciel ouvert. Le bâtiment, un cube de béton brut agrémenté de néons bleutés, affichait sobrement “SERVICE DE BATTERIES — CERTIFIÉ C.N.E.F.N.” (Consortium Néo-Européen des Filières Nucléaires). Gabriel pénétra à l’intérieur, accueilli par une odeur d’ozone et de métal chaud.
Derrière un comptoir bardé d’outils et de capteurs, un homme trapu leva les yeux de son écran. Son tablier plombé épousait son ventre rebondi, et ses manches relevées laissaient voir des bras noueux, marqués par les ans et la routine.
— J’ai une révision à faire.
— Type un ou trois ?
— Pardon ? Ah, portable, type 3.
Le technicien hocha la tête, tendit la main. Gabriel sortit son téléphone, l’éteignit et, d’un geste devenu automatique, retira une fine plaquette de la taille d’une carte à jouer.
Monsieur T. Keller, comme l’indiquait un badge sur son tablier, la récupéra du bout des doigts et la fit glisser sous un scanner. L’appareil émit une lueur verte, puis un bip bref. Keller haussa un sourcil, retourna la batterie entre ses mains et l’observa sous différents angles, ses lèvres remuant dans un marmonnement indistinct.
— Vous êtes en retard, lâcha-t-il après un bip bref. Trois mois de retard, même.
Gabriel haussa les épaules.
— Cléa me le rappelle assez souvent.
— Vous devriez l’écouter, votre IA.
Il examina la batterie sous différents angles avant de conclure :
— Rien d’anormal. Je vais juste remplacer la coque arrière. Vous avez une préférence de couleur ?
— Bon… elle n’est pas endommagée, pas de fuite, pas de surtension, pas de sortie de radiation. La pile nucléaire est stable, elle tiendra encore une dizaine d’années. Je vais quand même changer la face arrière, elle est un peu usée. Rien d’inquiétant, c’est de l’usure normale.
Gabriel sentit une vague de soulagement le traverser. Remplacer la pile d’une batterie nucléaire coûtait une fortune, l’équivalent de deux mois de salaire pour lui. S’il avait fallu qu’il s’endette pour ça…
Il regarda Keller extraire la coque usée et la troquer contre une neuve, aux arêtes encore nettes.
— Vous avez une préférence pour la couleur ? demanda le technicien.
Gabriel haussa un sourcil.
— J’ai le choix ?
Keller haussa les épaules en pointant une étagère derrière lui.
— Noir, gris, bleu nuit. Ou vert, jaune, rouge, mais ça brille un peu trop, à mon goût.
Un choix dérisoire, mais dans l’instant, il lui sembla plaisant.
— Bleu nuit.
— Bonne pioche.
Quelques instants plus tard, Gabriel ressortit du centre avec un téléphone à peine différent, et pourtant étrangement neuf. L’intervention lui avait coûté quelques dizaines de crédits européens, une somme bien moindre que ce qu’il redoutait. Il rangea son téléphone et s’accorda un sourire. Une aubaine…
Gabriel ressortit de l’atelier, son terminal en poche, avec une batterie flambant neuve. L’air du soir était plus froid maintenant, chargé d’humidité. L’odeur métallique des structures modernes se mêlait aux effluves sucrés des stands de nourriture plus loin dans la rue.
Il hésita un instant avant de prendre à gauche, en direction d’un café qu’il connaissait bien. Le Comptoir d’Héloïse.
Un petit établissement coincé entre deux immeubles modernes, sa façade en bois sombre et sa vitrine aux lettres dorées lui donnaient un charme désuet. Gabriel poussa la porte. La clochette tinta doucement au-dessus de lui. L’intérieur était calme, baigné d’une lumière tamisée et d’une musique jazz diffusée à faible volume. Les rares clients semblaient absorbés dans leurs discussions ou plongés dans des lectures holographiques.
Gabriel apprécia immédiatement cette atmosphère feutrée. Une parenthèse loin des laboratoires cliniques, loin des chiffres et des oscillations inexpliquées.
— Bonsoir, et bienvenue au Comptoir d’Héloïse !
La voix venait d’un androïde serveur aux formes rondes et aux douces couleurs blanches et cuivrées, un modèle plus ancien mais bien entretenu. Son design rappelait vaguement un majordome stylisé, avec un écran facial où deux yeux numériques s’illuminaient d’un bleu chaleureux.
Sur son torse était inscrit un nom en lettres cursives : Oscar.
— Que puis-je vous servir ce soir ?
Gabriel esquissa un sourire.
— Un expresso serré et une tranche de pain brioché.
Oscar cligna de ses yeux numériques et inclina légèrement la tête.
— Commande enregistrée. Un instant, s’il vous plaît.
Le robot pivota gracieusement et se dirigea vers le comptoir, où il saisit une tasse d’un geste précis. Son mouvement était fluide… jusqu’à ce qu’un léger grésillement résonne. Oscar s’arrêta net. Son écran faciale clignota, ses diodes vacillèrent un instant.
— Erreur de… de… de… validation.
Gabriel haussa un sourcil.
Oscar tourna sur lui-même, puis annonça d’une voix trop enjouée :
— Un thé glacé et un croissant aux algues !
Gabriel écarquilla les yeux, puis éclata de rire. Un bug.
Dans un monde d’IA infaillibles et de systèmes d’optimisation absolus, voir un robot faire une erreur aussi humaine était presque rafraîchissant.
Derrière le comptoir, une femme en tablier accourut en s’essuyant les mains. Héloïse, la patronne. Une femme énergique d’une cinquantaine d’années, les cheveux relevés en un chignon flou, un sourire sincère accroché aux lèvres.
— Je suis désolée, Oscar fait parfois des siennes…
Elle tapota doucement la coque du robot, qui réagit par un léger clignotement de ses diodes, comme un chien pris en faute.
— C’est un vieux modèle, mais je refuse de le remplacer. Il a son caractère.
Gabriel secoua la tête, amusé.
— Ce n’est pas grave. Il est parfait comme ça.
— Je peux vous servir moi-même si vous préférez.
Il leva une main en signe de refus poli.
— Non, ça ira. Laissez Oscar s’occuper de ça.
Héloïse haussa un sourcil, puis sourit.
— Vous êtes du genre patient, vous.
— Disons que je travaille avec des machines bien plus têtues.
Elle rit doucement et retourna à ses occupations, tandis qu’Oscar retrouvait son fonctionnement normal. Cette fois, il servit un véritable expresso et une part de brioche parfaitement dorée.
— Votre commande est prête ! annonça-t-il fièrement, comme si rien ne s’était passé.
Gabriel hocha la tête en souriant.
— Merci, Oscar.
Le robot inclina légèrement la tête, comme s’il comprenait vraiment.
Gabriel s’installa à une table près de la vitre. Dehors, la ville continuait son rythme, indifférente à tout. Le café était bon. Chaud, amer, légèrement corsé. Il prit une bouchée de la brioche. Le goût du beurre et du sucre se mêla subtilement sur son palais.
Un instant, il se sentit bien, apaisé. Mais il le savait. Cet instant ne durerait pas. Bientôt, l’oscillation viendrait le hanter à nouveau. Et alors, il n’y aurait plus de place pour le goût du café ou le sourire d’un robot serveur. Seulement des chiffres. Et une question sans réponse.
L’appartement de Gabriel était plongé dans la pénombre lorsqu’il rentra. Il alluma une seule lampe, dont la lumière tamisée projetait des ombres sur les murs nus. Il posa ses affaires et s’effondra sur le canapé, les yeux fixés au plafond.
— Cléa, lance les infos.
Un écran s’alluma en face de lui.
“Aujourd’hui, l’Agence Européenne Spatiale a annoncé le remplacement de l’équipe scientifique en poste sur Mars. Après presque vingt ans de présence humaine ininterrompue, la question du budget alloué à la mission se pose plus que jamais.”
Un graphique apparut, montrant les coûts exponentiels liés à la rotation des équipages.
“Un récent sondage révèle que 68 % des citoyens européens sont favorables à l’installation de plus de robots sur Mars pour réduire les dépenses.”
Gabriel croisa les bras, le regard fixé sur l’écran.
“Cependant, certains experts s’inquiètent. Selon eux, confier la recherche scientifique aux machines pose une question fondamentale : l’homme est-il encore maître de sa propre histoire ?”
L’image bascula sur un expert en blouse blanche.
“Si demain, une IA fait une découverte majeure, à qui reviendra le mérite ? Comment définirons-nous notre place dans l’univers si nous laissons les machines explorer et comprendre à notre place ?”
Gabriel serra légèrement les dents.
— Cléa, si une IA faisait une découverte révolutionnaire… ce serait la sienne ou celle de son créateur ?
Un court silence.
— L’histoire appartient à ceux qui la racontent, peu importe qui a fait cette découverte.
Gabriel ferma les yeux.
Il repensa à l’anomalie. À ces oscillations dans la matière noire.
Et si, quelque part, l’univers écrivait déjà son propre récit ?
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