Chapitre 4 — Stanislas Bergstein

6 minutes de lecture

Les jours s’étaient empilés comme des feuilles de calculs oubliées sur un bureau trop encombré.

Sonia et Gabriel relançaient l’expérience encore et encore, comme des marins tentant de cartographier une mer qui refusait de se laisser apprivoiser. Les relevés s’accumulaient, les graphiques se superposaient… mais rien ne changeait.

NGC 6777, immobile dans son lointain exil cosmique, répétait inlassablement la même ondulation anormale. Une oscillation qui défiait toute logique.

Gabriel fixait l’écran, les yeux brûlants. Des traces rouges soulignaient ses paupières, témoins des nuits écourtées par l’obsession. Il savait qu’ils touchaient quelque chose. Il sentait ce pressentiment enfoui, ce frisson dans la nuque lorsqu’un mystère s’apprête à basculer dans la lumière. Mais cette fois, l’univers résistait.

Sonia, adossée à son bureau, frottait ses tempes du bout des doigts. Elle semblait vidée, comme une funambule qui aurait perdu son équilibre.

— Ça n’a aucun sens… souffla-t-elle.

Elle jeta son stylo sur la table et croisa les bras.

— On a tout testé. Tout vérifié. L’ondulation est toujours là.

Gabriel ne répondit pas tout de suite. Il détestait ce genre de frustration. Ce moment où l’on sait qu’une réponse existe, qu’elle se cache là, sous la surface… mais qu’elle leur échappe encore.

— On tourne en rond, finit-il par dire, la voix basse.

Un silence s’installa. Puis une évidence. Une nécessité. Il inspira profondément avant de lâcher, à contrecœur :

— Il nous faut de l’aide. On a plus aucun recul là.

Sonia releva la tête, surprise.

— Qui ?

Gabriel hésita une seconde. Il savait qu’elle n’allait pas aimer la réponse.

— Bergstein.

Son regard s’assombrit instantanément.

— Lui ?

Elle se redressa et croisa les bras.

— Il m’a humiliée en conférence l’année dernière.

Gabriel esquissa un sourire fatigué.

— Justement. Si on se trompe, il nous le dira sans détour.

Sonia soupira, le menton baissé, les mâchoires crispées.

Elle savait qu’il avait raison.

Elle hocha lentement la tête.

— D’accord. Appelle-le.

Le lendemain matin, la porte du laboratoire s’ouvrit dans un léger chuintement, tranchant le silence cotonneux de la pièce.

Stanislas Bergstein entra.

Il portait une veste en tweed impeccable, un pantalon sombre et un carnet en cuir brun serré sous son bras. Ses lunettes rondes glissèrent légèrement sur son nez aquilin alors qu’il scrutait la pièce d’un regard calculateur.

— Alors, quelle absurdité avez-vous découvert cette fois ? lança-t-il, un sourire en coin.

Sonia lui jeta un regard noir.

— T’es toujours aussi charmant, Stan.

— Avec plaisir, dit-il d’un ton railleur.

Gabriel soupira et lui montra l’écran.

— Regarde.

Bergstein s’approcha et ajusta ses lunettes. Ses yeux pétillaient d’un intérêt qu’il ne voulait pas encore admettre.Les données s’affichèrent devant lui, projetant leur lumière bleutée sur son visage. Un silence. Seuls les murmures électroniques des serveurs remplissaient l’air. Après plusieurs minutes, Stanislas recula et déclara :

— La fluctuation est trop anarchique. Vous avez un problème avec l’interféromètre.

Gabriel secoua la tête.

— On a tout vérifié.

— Alors votre modélisation est bancale.

Sonia posa les mains sur ses hanches, ses yeux lançant des éclairs.

— Les paramètres sont bons, et il n’y a aucune interférence détectable. On a tout vérifié, encore et encore.

Stanislas haussa un sourcil et fixa l’écran, tapotant lentement son index sur la table.

— Et l’ondulation ? Toujours chaotique ?

— Toujours anarchique.

Un silence s’installa.

Pour la première fois, Stanislas sembla douter.

Son masque d’arrogance se fissura.

Il soupira, referma son carnet, et murmura :

— Dans ce cas… Je n’en ai aucune idée. Écoutez, j’ai un peu de temps demain, je vais tout revoir avec vous.

Le lendemain, Stanislas passa tout en revue. L’interféromètre, les quarante-six expériences précédentes, les six calculs de NGC 6777, les comptes rendus, les sources des travaux de Sonia et Gabriel… Rien ne fut laissé au hasard. Pourtant, après trois jours d’analyse minutieuse, il était toujours aussi perplexe. Cette fluctuation, cette oscillation dans la matière noire, défiait toute explication.

Stanislas fixait l’écran, immobile. Pour la première fois, il ne trouvait rien à redire. Les calculs étaient parfaits. Les paramètres étaient bons.

— Je ne comprends pas.

Gabriel croisa les bras.

— Ça fait bizarre, hein ?

Stanislas ne releva pas la provocation. Son regard restait fixé sur les chiffres.

— Si c’est vrai… alors ça remet en question tout ce qu’on sait sur la matière noire. Retour à la case départ.

Le quatrième soir, Sonia et Gabriel, épuisés, s’étaient réfugiés dans un bar, tentant de noyer leur frustration dans un cocktail type Moscow Mule. L’échec pesait même sur l’optimisme légendaire de Sonia, ce qui en disait long sur leur état d’esprit.

La sonnerie du téléphone de Gabriel résonna au milieu du brouhaha. Il décrocha sans entrain.

— C’est Stan. J’ai peut-être trouvé. Une récurrence.

Le bruit ambiant rendait l’écoute difficile.

— Quoi ? Je ne comprends pas.

— J’ai trouvé une récurrence, répéta Stanislas, haussant la voix comme s’il s’adressait à un vieillard.

— Une récurrence de quoi ?

— De l’anomalie. Elle s’est reproduite, mais on ne pouvait pas la voir. Passez au labo demain, je vous montrerai.

— Attends…

Trop tard. Il avait raccroché.

Sonia le scrutait, inquiète.

— Mauvaise nouvelle ?

— Non… C’était Bergstein. Il a trouvé quelque chose. Une récurrence. Mais je n’ai pas trop compris avec ce boucan. On le voit demain.

L’étincelle dans les yeux de Sonia reparut aussitôt. Un sourire, presque enfantin, se dessina sur son visage. Il n’était pas si loin que ça, son optimisme, pensa Gabriel. L’excitation monta en lui aussi.

L’adrénaline l’empêcha de dormir. Il tournait et retournait le problème dans sa tête autant qu’il se retournait sans cesse sans son lit. Qu’avons-nous manqué ? Pourquoi cette récurrence nous a-t-elle échappé ? L’idée qu’une clé essentielle lui avait glissé entre les doigts l’agaçait au plus haut point.

Finalement, à bout de nerfs, il se leva et sortit.

Le froid lui mordit le visage. Une neige fine tombait, déposant une fine couche blanche sur les trottoirs. L’hiver avait frappé d’un coup ces derniers jours, transformant la ville en un paysage silencieux et figé.

Une envie soudaine de fumer lui traversa l’esprit. Une exception… se convainquit-il en se dirigeant vers une supérette de nuit.

Le Bobby du magasin se redressa au son de sa présence. Son écran LED s’illumina, affichant deux cercles blancs qui clignèrent comme des yeux s’éveillant d’un demi-sommeil. Sa voix synthétique résonna :

— Bienvenue chez Ming Market. Que puis-je pour vous ?

— Une cigarette, s’il te plaît. Et une bière, avec substitut. Gabriel Berjault, 14/06/2031.

Gabriel leva les yeux vers la petite caméra logée au centre du “front” métallique du Bobby. L’IA scanna son identité et confirma d’un ton neutre :

— Gabriel Berjault, trente-sept ans. Autorisé. Veuillez noter que la consommation de tabac est dangereuse pour votre santé.

Gabriel esquissa un sourire en coin.

— Et l’alcool ? Pas de mise en garde ?

— L’alcool de substitution n’est pas classé parmi les substances dangereuses ou addictives Monsieur. Cela vous fera 6,67 crédits. Autre chose ?

— Un briquet.

— Total : 7,46 crédits.

Il paya et sortit dans l’air glacé.

Il se dirigea vers les quais du Rhône, la bière dans une main, la cigarette dans l’autre. Presque cinq crédits pour une clope. Savoure-la bien, mon gars, se dit-il en l’allumant. Il s’assit sur un banc, observant l’eau sombre et calme. Le fleuve s’étirait sous les lumières blafardes de la ville, son cours lent et imperturbable.

D’un geste lent, il tira une bouffée, bascula la tête en arrière et souffla la fumée. Celle-ci s’éleva en volutes avant de se fondre dans le ciel étoilé.

Le froid mordait, mais l’alcool et la nicotine formaient un cocon illusoire. Il se laissa gagner par la torpeur. Son esprit ralentit, l’énervement s’évapora.

L’insomnie avait cédé.

Il se leva, jeta son mégot dans une borne à déchets et reprit le chemin de son appartement, le pas plus lourd, les pensées plus lentes. Arrivé chez lui, Gabriel se mit rapidement au lit. Il s’endormit sans s’en rendre compte, comme sombrant doucement dans un bain chaud et rassurant.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Lucien Thégust ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0