Chapitre 7 — Brno

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La pluie battait le hublot, brouillant la vue sur le tarmac. Gabriel resserra la sangle de son sac en bandoulière et fixa l’écran de son téléphone. Une liste de collaborateurs. ”UNIVERSITÉ DE BRNO, RÉPUBLIQUE TCHÈQUE: Elias KLEIN, INVITÉ”. Un établissement oublié du paysage académique, à peine mentionné dans les bases de données néo-européennes. Pourtant, c’était la seule trace concrète qu’il ait trouvé.

Un bref passage, cinq ans à peine, entre 2042 et 2047. Enseignant en physique théorique. Aucun article publié, aucune conférence notable. Puis plus rien. Juste un vide. Juste un nom, qui n’apparaît qu’une seule fois, sur ce document.

A part pour le doyen adjoint de l’université, il semblait inconnu au bataillon. Certains on même fait mention d’une erreur. Mais il s’était décidé, contre la volonté de Sonia, de poser ses jours de congés pour s’y rendre.

L’avion trembla légèrement alors que les roues quittaient le sol. Gabriel ferma les yeux. Son enquête ne faisait que commencer.

Une brume froide s’accrochait aux toits de Brno alors que Gabriel avançait d’un pas rapide vers l’université. Il n’avait même pas pris le temps de se rendre dans son BnB, souhaitant entamer rapidement son enquête. Le campus avait quelque chose de désuet, comme figé dans une époque révolue. Les bâtiments en béton, usés par les hivers, portaient encore les traces d’une époque où l’on croyait au progrès à coup de structures massives et de laboratoires mal isolés.

Il tira le col de son manteau et entra dans le hall principal. À l’accueil, une secrétaire d’un certain âge leva à peine les yeux de son terminal.

— Bonjour, j’ai rendez-vous avec le doyen adjoint, monsieur Kovář.

Elle hocha la tête sans répondre et lui indiqua un escalier grinçant sur la gauche. L’étage supérieur sentait la poussière et le café froid. Gabriel frappa deux coups secs à la porte du bureau avant d’entrer.

Kovář était un homme âgé, sec, et totalement chauve. Ses sourcils étaient presque inexistants. Ses petits yeux semblaient grossis par ses lunettes cerclées d’acier. Le nœud de sa cravate serrait son cou, ajoutant un certain contraste à la finesse de son corps incapable de remplir ses vêtements. Il l’accueillit d’un sourire poli, mais distant.

— Monsieur Berjault, c’est bien cela ? Vous êtes chercheur en astrophysique, c’est ça ?

— Oui. Je mène des recherches sur la matière noire, et un ancien professeur de cette université a retenu mon attention. Un certain Elias Klein.

Kovář haussa un sourcil.

— Klein… Ça fait longtemps. Pourquoi vous intéresse-t-il ?

— Je suis tombé sur un document qui mentionne son nom. J’aimerais en savoir plus sur son travail ici.

Le doyen adjoint se cala dans son fauteuil, croisant les doigts devant lui.

— Klein était… un professeur atypique. Il est arrivé en 2042, à une époque où nous avions besoin de recruter rapidement. Un bon bagage scientifique, mais un profil… disons, particulier. Il ne publiait rien, ne participait à aucun comité. Il se contentait d’enseigner. Et encore, ses cours avaient tendance à dévier vers des sujets qui sortaient du cadre académique.

— Comme quoi ?

— La cosmologie, mais sous un angle que peu comprenaient. Il parlait d’oscillations invisibles, d’une forme de structure cachée dans l’univers. Je crois que même ses étudiants avaient du mal à suivre.

— Ses étudiants, justement. Y en a-t-il encore ici qui l’ont connu ?

Kovář sembla réfléchir.

— Il y en avait un qui suivait ses cours avec assiduité… Lukáš… Novotný. Un étudiant brillant, mais trop influencé par Klein. Il a tenté une thèse basée sur ses théories, mais le comité l’a refusée. Je crois qu’il enseigne aujourd’hui dans un lycée de la région.

Gabriel nota le nom dans son téléphone.

— Et parmi ses collègues ? Certains ont peut-être encore des contacts avec lui ?

Kovář sourit.

— Klein n’était pas le genre à avoir des amis. Il était discret, presque personne ne le connaissait ici. Je pense même que certains le prenait pour un personnel administratif lambda. Mais voyez avec le professeur Marek Svoboda, ils semblaient s’entendre. Il est à la retraite maintenant.

— Et le départ de Klein ? Vous en connaissez la raison ?

Le doyen adjoint se pencha légèrement en avant.

— Voilà le plus curieux. Un jour, il a simplement disparu. Il n’a pas démissionné officiellement, il n’a laissé aucune explication claire. Son bureau était vide du jour au lendemain.

— Vous pensez qu’il a fui quelque chose ?

— Je l’ignore. Mais quelques jours avant son départ, j’ai reçu un courrier de sa part. Il ne l’avait pas signé, mais je suis certain qu’il vient d’Elias Klein. Un simple bout de papier, avec une phrase qui m’a marqué : “Tout est là, mais nous refusons de voir.”

Un frisson parcourut Gabriel.

— J’aimerais voir son ancien bureau.

Kovář secoua la tête.

— Il a été réattribué depuis longtemps. Mais si vous voulez fouiller un peu, il reste peut-être des archives. Voyez avec la bibliothécaire, madame Havel. Elle pourra vous aider. Allez la voir demain, je la préviendrait de votre venue.

Gabriel le remercia et sortit, le cerveau en ébullition. Klein n’était pas un simple professeur oublié. Il y avait quelque chose, une énigme qui le hantait et qui l’avait poussé à disparaître. Une nouvelle question, pourquoi avait il écrit “Tout est là, mais nous refusons de voir.” ? Il n’apprendrait rien de plus aujourd’hui.

Il fut accompagné à son logement par un taxi autonome. Localisé en plein centre ville, il lui permettait de profiter Bnro. Il se sentit presque en vacances, cela faisait longtemps. C’était Cléa qui avait sélectionné l’appartement, et cela se ressentait. Petit mais cosy, le deux pièces était lumineux, au troisième étage d’un bâtisse ancienne tout a fait charmante. La charpente visible donnait un air de château au salon. Gabriel sursautât lorsque Cléa, dans le creux de son oreille, prit la parole.

— Cet immeuble date du XVIIIème siècle. Tu aimes les vieille bâtisses, j’ai pensé que ça te plairait. Il y a aussi un sauna dans la salle de bain. Te détendre te fera du bien.

— Merci Cléa.

Gabriel réussit à dormir convenablement cette nuit là. Son enquête avançait enfin. Il sentait qu’il arriverait à mieux comprendre cette anomalie, cette suite de chiffres, en retraçant le mystérieux parcours de Klein. Ces avancées lui soulagèrent l’esprit.

L’odeur du papier ancien flottait dans l’air alors que Gabriel s’avançait dans l’espace exigu des archives. Derrière un bureau encombré de dossiers et de livres en équilibre précaire, une femme d’une soixantaine d’années était absorbée par l’écran d’un vieux terminal des années 2050. Ses cheveux gris, rassemblés en un chignon serré, contrastaient avec l’éclat acéré de ses yeux bleu pâle.

Elle releva le regard lorsqu’il approcha, l’observa un instant avec une neutralité professionnelle, puis retourna à son écran.

— Vous êtes Monsieur Berjault, n’est-ce pas ? Monsieur Kovář m’a prévenue.

— Gabriel, si vous voulez bien.

— D’accord Monsieur Berjault.

Sa voix était posée, dénuée de la moindre chaleur ou impatience, particulièrement froide. Gabriel sentit immédiatement qu’elle n’était pas du genre à se livrer facilement.

— Oui, je cherche des documents sur Elias Klein.

Elle ne répondit pas immédiatement, pianotant sur son clavier, puis soupira.

— Tout ce qui concerne Klein n’est plus d’actualité depuis longtemps. Il n’a pas laissé une grande trace ici. Son passage a été… discret.

Elle se leva, contourna son bureau et disparut un instant entre les étagères. Gabriel entendit le froissement des pages, le son mat de dossiers qu’on déplace. Lorsqu’elle revint, elle posa un dossier devant lui.

— Voici tout ce que nous avons encore dans nos archives.

Il ouvrit le dossier et parcourut les documents : une fiche administrative indiquant son embauche en 2042, quelques notes éparses sur les cours qu’il avait donnés, mais surtout une absence totale de publications. Un fantôme dans le monde académique.

— Kovář m’a dit qu’il avait une approche… atypique, risqua-t-il.

Madame Havel haussa un sourcil, comme si elle jaugeait son sérieux.

— C’est ce qu’on dit, oui. Il était… différent.

— Différent comment ?

Elle hésita, puis haussa les épaules.

— Je ne suis pas physicienne, monsieur Berjault, dit-elle d’un ton sec. Je m’occupe des archives. Je ne peux pas juger ses travaux.

Elle marqua une pause avant d’ajouter :

— Mais il avait une manière bien à lui d’être présent.

Le calme avec lequel elle avait ajouté cela rendit Gabriel nerveux. Le contraste des émotions chez cette femme était perturbant. Gabriel referma le dossier.

— J’aimerais revenir consulter plus en détail ce qui reste de ses notes. J’aimerais aussi voir une thèse, celle d’un certain Lukáš Novotný.

Elle le scruta un instant, puis hocha lentement la tête.

— Faites comme bon vous semble. Mais ne dérangez rien. Je vous prépare tout ce que j’ai pour Elias Klein.

Gabriel acquiesça et s’installa à une table en bois usée par le temps. Il comprit qu’il lui faudrait revenir pour apprivoiser cette femme autant que les documents qu’elle gardait. Gabriel sentait que sa présence agaçait Jana Havel. Il tentait de se faire discret dans ses recherches. Jana connaissait Klein plus qu’elle ne voulait bien le dire, il le savait. Il lui faudrait redoubler d’ingéniosité pour qu’elle puisse lui faire confiance. Et les rapports humains, ce n’était pas son fort.

Il remarqua deux choses chez Jana. Elle était très bien apprêtée, alors qu’elle voyait très peu de monde chaque jour. Et elle aimait les pâtisseries. Elle en avait une, dans une petite boîte en carton, qu’elle se gardait pour le dessert, et une autre, pour l’heure du thé.

Gabriel avait rapidement fait le tour des archives concernant Klein. Il ne restait plus que des papiers administratifs de base : contrats d’embauche, bilan de fin de cycle d’enseignement… Il concentra ses recherches sur les étudiants. En commençant par Lukáš Novotný. Né en 2020 à Brno même, il avait intégré un cursus en physique des particules en 2043. Après l’obtention de son diplôme, il rédigea une thèse sur « Les interactions hypothétiques entre la matière noire et l’énergie sombre », dirigée par Klein lui-même, et co-dirigée par le professeur Marek Svoboda, le collègue dont avait parlé le doyen. Sur un autre document, il trouva l’adresse du professeur Svoboda. Les pièces du puzzle semblaient s’assembler petit à petit. Il avait au moins des preuves des liens entre ces trois personnes. Jana chercha la thèse de Lukáš dans les archives. Rien. Aucune publication, ni compte rendu de jury. Il ne l’aurait même pas présenté.

C’est le lendemain que Gabriel se rendit au domicile de Svoboda. Un appartement datant du siècle denier, dans un bâtiment à l’architecture communiste. L’homme vivait avec sa femme et semblait couler des jours heureux. Gabriel fut accueilli chaleureusement. Le couple ne semblait pas recevoir souvent de la visite.

— J’ai beaucoup d’affection pour Elias, c’est un grand homme, bien qu’incompris, disait Marek.

— Vous aviez travailler ensemble à l’époque ?

— Travailler, non. Elias ne réalisait plus de recherches universitaires, il faisait cours, et passait le plus claire de son temps à la bibliothèque et aux archives. Il était un peu spécial pour ceux qui ne le côtoyaient pas assez.

— Par spécial, vous voulez dire…

— Écoutez. Elias était un scientifique, un vrai. Mais il a dérivé. Il est sorti du cadre si vous voulez. Il restait un grand chercheur, ses hypothèses étaient révolutionnaires. Mais son interprétation sortait du cadre purement scientifique.

— Il vous a fait part de ses hypothèses ?

— Oui, ça le passionnait. Il pensais que la matière noire, ou plutôt une autre matière du même type, avait des interactions avec le vivant. Il pensait que l’univers avait un structure invisible, liée aux formes de vie complexes.

— C’est intéressant, bien que particulier.

— Le problème ce n’était pas ça, c’était comment il l’interprétait. Pour lui, il s’agissait d’une trace, un lien entre la matière et la vie, le lien avec la création. Il parlait plus de philosophie et de théologie que de physique quantique.

— Vous aviez co-dirigés une thèse, celle d’un certain Lukáš Novotný.

— Oui, très intelligent ce bonhomme. Mais il avait trop écouté Elias. Il cherchait à comprendre l’implication des particules élémentaires et des matières avec certaines énergies. Mais plus il avançait, plus il passait du temps avec Elias. Sa thèse n’a pas été validée pour la présenter au jury. Il a abandonné. C’est sûrement pas plus mal comme ça.

— Et vous avez toujours des contacts avec Lukáš Novotný ?

— Non. Je sais qu’il a enseigné la physique dans un lycée, puis qu’il est parti à l’étranger, il s’est marié avec une polonaise.

Gabriel quitta le couple non sans une certaine amertume. Il en savait plus sur Klein, mais pas encore assez. Cette matière, que Klein pensait interagir avec le vivant… C’est absurde pensa-t-il

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