Chapitre 9 — La confession de Jana
Gabriel était rentré tard dans la nuit à Brno, épuisé mais incapable de dormir. Les mots de Lukáš tournaient en boucle dans son esprit. L’Expérience de Kéroubim. Le seuil. La matière noire comme une interface.
Au petit matin, il se retrouva devant la porte des archives, un café chaud dans une main, une pâtisserie encore tiède dans l’autre. Jana l’attendait déjà à l’intérieur, feuilletant distraitement un vieux registre. Lorsqu’elle le vit entrer, elle esquissa un sourire, le premier vrai sourire qu’il voyait sur son visage.
— Vous êtes tenace, monsieur
— C’est mon défaut principal, répondit-il en posant le café et la pâtisserie devant elle.
Elle accepta sans rien dire, ouvrant la boîte en carton pour découvrir un strudel aux pommes saupoudré de cannelle.
— Bien joué. J’ai un faible pour la cannelle.
Gabriel sourit légèrement. Gagner sa confiance était une progression lente, méthodique, presque une danse.
Ils échangèrent quelques banalités sur la ville, sur le froid mordant de l’hiver qui s’installait, sur la vie de l’université. Gabriel apprit que Jana connaissait Brno comme sa poche, qu’elle avait grandi non loin du campus et que, malgré les changements apportés par la réunification de l’Europe, elle se sentait toujours comme une survivante d’un monde qui disparaissait doucement.
— L’université a changé, bien sûr. Tout change. Les jeunes chercheurs ne fouillent plus les archives, ils n’ont plus cette patience. Tout est numérisé, compressé, synthétisé en analyses automatiques. Parfois, je me demande si nous n’avons pas oublié ce que signifie réellement chercher.
Gabriel hocha la tête. Il comprenait ce sentiment mieux que quiconque.
Après le déjeuner, Jana lui proposa de marcher un peu. Gabriel accepta, soulagé de quitter l’atmosphère poussiéreuse des archives. Ils sortirent dans le jardin intérieur de l’université, une cour encadrée de vieux bâtiments aux façades usées par le temps.
L’air était glacial. Un voile blanc recouvrait les allées, étouffant les sons et ralentissant les mouvements. Un robot autonome aux allures de petit tank évoluait lentement le long du sentier principal, dégageant la neige avec une efficacité mécanique et silencieuse. Son passage laissait derrière lui des chemins parfaitement dégagés, traces de sa logique froide et impeccable.
— Même la neige est gérée par des machines maintenant, observa Gabriel.
— Il faut bien que quelqu’un s’en occupe. Les ouvriers ne le font plus depuis longtemps.
Ils avancèrent en silence, leurs pas crissant sur la fine couche de neige encore intacte. L’air mordant collait à leur peau, donnant à la scène une dimension plus intime, comme si le monde s’était replié sur lui-même.
Gabriel sentit que c’était le bon moment.
— Jana, dit-il d’un ton plus sérieux. Vous avez mentionné que Klein était différent. Pouvez-vous m’en dire plus sur lui ?
Jana ralentit légèrement le pas avant de répondre.
— Elias était un homme complexe. Il ne se contentait pas de la physique. Il s’intéressait aussi à la philosophie, à l’histoire, à la littérature, à la théologie. Il passait des heures ici, à lire des ouvrages que peu de scientifiques daignaient ouvrir.
Elle s’arrêta sous un arbre dont les branches pliaient sous le poids de la neige.
— Vous étiez proches ? demanda Gabriel.
Elle esquissa un sourire triste.-
— Autant que possible. Il était réservé, mais nous avions de longues discussions sur divers sujets. Il n’était pas facile à comprendre. Il pouvait être brillant, passionné, mais aussi distant, enfermé dans ses pensées.
Gabriel sentit qu’il touchait une corde sensible.
— Avez-vous une idée de ce qui a pu lui arriver ?
Jana prit une inspiration lente, regardant le sol comme si elle y cherchait la réponse.
— Il est simplement parti, sans dire au revoir, sans laisser de trace. Il a laissé un vide… mais en même temps, j’ai toujours su qu’il n’appartenait pas vraiment à ce monde.
Gabriel observa Jana, la discrétion dans ses yeux se mêlant à une profonde mélancolie. Ils marchèrent quelques minutes, en silence, avant que Gabriel ne rompe le calme avec une voix basse et hésitante.
— Jana, vous avez évoqué plusieurs fois le caractère… particulier de Klein. Qu’est-ce qui le rendait si différent à vos yeux ? demanda-t-il, le regard posé sur elle.
Jana resta silencieuse un long instant, comme si les mots se débattaient avant de trouver leur chemin. Puis, d’une voix douce mais mesurée, elle répondit :
— Elias n’était pas un simple scientifique, Gabriel. Lui, il ne se contentait pas de manipuler des équations ou de courir après des théories préétablies. Il voyait la matière noire comme une énigme aux multiples facettes… une sorte de miroir reflétant à la fois l’ordre et le chaos de l’univers.
Gabriel hocha la tête, encouragé par la sincérité de son interlocutrice.
— J’ai vu le professeur Svoboda, et son ancien étudiant, Lukáš Novotný hier, ils ont laissé entendre que Klein abordait des sujets de théologie et de philosophie… Qu’il cherchait à comprendre des liens en dehors de toute science dure. Est-ce vrai ?
Un soupir s’échappa de Jana, et son regard se perdit un moment dans la contemplation d’un rayon de lumière filtrant à travers les vitraux poussiéreux.
— Oui. Il aimait penser que la science et la spiritualité étaient indissociables. Je me souviens de nos discussions, longues et passionnées, où il évoquait des textes anciens et des passages bibliques. Il disait que l’univers portait en lui une harmonie cachée, un chant silencieux auquel nous n’étions que trop souvent sourds. Mais… il était aussi tourmenté, tiraillé entre la rigueur de la raison et l’appel du mysticisme.
Gabriel sentit son intérêt grandir à mesure que Jana dévoilait peu à peu l’homme derrière le professeur excentrique. Il osa lui poser la question qui brûlait ses lèvres :
— Et vous… vous étiez proche de lui, n’est-ce pas ? Vous semblez garder un souvenir vif de ses paroles.
Les yeux de Jana s’illuminèrent brièvement, puis se voilèrent d’une tristesse contenue.
— Il était mon confident, dans un sens. Nous partagions ce petit coin de silence dans la bibliothèque. C’était le seul moment où il laissait transparaître sa vulnérabilité. Mais notre relation s’arrêtait là, aux murs de ces archives. Je n’ai jamais osé franchir la ligne, de peur de troubler cet équilibre fragile.
Gabriel, touché par cette confidence, se pencha légèrement.
— Pensez-vous qu’il y ait quelque chose dans ses recherches qui pourrait expliquer sa disparition soudaine ? Qu’il ait voulu fuir le monde qu’il jugeait trop aveugle pour entendre son message ?
Jana hésita, ses doigts effleurant distraitement une pile de dossiers anciens avant de répondre :
— Peut-être. Il parlait souvent d’un ”appel du silence” qui le poussait à chercher ailleurs… à aller au-delà des sentiers battus de la science conventionnelle. Certains disent qu’il s’est retiré pour explorer d’autres sphères… mais tout cela n’est que ragots. Tout ce que je sais, c’est qu’il avait un désir irrépressible de comprendre l’inexplicable.
Un moment de silence s’installa, chargé d’une tension douce et d’un espoir timide pour Gabriel. Il sentit que chaque mot de Jana dévoilait une parcelle du mystère, et que leur échange contribuait, lentement, à tisser la confiance nécessaire pour aller plus loin.
— Merci, Jana. Je comprends mieux maintenant. Et je ne veux pas brusquer cette confiance… murmura-t-il, en cherchant dans ses yeux une approbation silencieuse.
Elle esquissa un sourire discret, mais ses lèvres restèrent closes sur certains secrets.
Ils retournèrent vers l’entrée de l’université. Juste avant de rentrer, Jana s’arrêta brusquement.
— Attendez.
Elle leva les yeux vers lui, puis, d’un pas décidé, fit demi-tour et l’entraîna vers un petit bâtiment annexe, une extension des archives principales. À l’intérieur, l’air était plus sec, plus chargé de poussière.
Elle déverrouilla un tiroir dans un bureau, en sortit une pile de carnets en cuir noir, soigneusement ficelés par un lien en jonc. Elle posa le tout devant Gabriel.
— Un après-midi, quelques mois après son départ, j’ai trouvé quelque chose.
Gabriel, intrigué, se pencha et détacha la ficelle. Sur la première page, une note manuscrite, griffonnée d’une écriture nerveuse :
“Pour toi, Jana. Toi seule comprend la valeur de mon travail. Tu sauras quoi en faire le moment venu.”
Elle baissa les yeux, comme si le simple souvenir de ce manuscrit était une lourde responsabilité.
Gabriel passa lentement les pages. Des schémas gravitationnels côtoyaient des extraits de textes mystiques, des notes d’expérimentation étaient entrecoupées de réflexions sur l’essence même de la conscience.
— C’est bien plus qu’un simple recueil de notes… murmura Jana.
Gabriel hocha la tête. Il le sentait aussi.
— Ces pages renferment une part de lui-même, de son âme en quête de vérité, poursuivit-elle. N’ayez pas d’a priori en les lisant. Respectez l’homme qu’il était.
Une promesse flottait dans l’air, fragile et précieuse. Gabriel comprit que l’enquête venait de franchir un cap décisif. Il ne s’agissait plus seulement d’archives et de rapports. C’était un voyage dans l’esprit même de Klein.
Il leva les yeux vers Jana, et avec sincérité, lui dit :
— Merci.
Elle lui adressa un sourire discret, mais ses lèvres restèrent closes sur certains secrets. Gabriel savait qu’il y avait encore des choses qu’elle ne disait pas. Mais il savait aussi qu’il avait maintenant la clé pour aller plus loin.
Alors qu’il sortait des archives, la neige tombait de nouveau doucement, recouvrant le sol d’un voile silencieux.
Gabriel sentit le poids des carnets dans ses mains, leurs couvertures en cuir usé témoignant des années passées à absorber les pensées d’un homme qui avait vu ce que personne ne voulait voir. Les pages étaient épaisses, rugueuses sous ses doigts, remplies d’annotations serrées, de schémas méticuleux, de papier, de feuilles volantes et de digressions philosophiques.
Jana le regardait, son expression indéchiffrable, comme si elle l’observait traverser la même fascination qui l’avait habitée lorsqu’elle avait découvert ces carnets.
— Vous saviez que je finirais par les lire ? Demanda Gabriel.
Elle esquissa un sourire, un mélange de tristesse et de tendresse.
— J’espérais que quelqu’un comme vous finirait par s’y intéresser.
Ils restèrent un moment dans le petit bureau des archives, le silence uniquement troublé par le bourdonnement feutré du chauffage et les légers grésillements du terminal holographique de Jana. Gabriel ouvrit un carnet au hasard et tomba sur un schéma.
Un tracé sinusoïdal, une oscillation gravitationnelle enregistrée lors des tests de Klein. Il y avait des annotations autour, certaines écrites de manière frénétique, d’autres plus posées, méthodiques.
“Une oscillation qui réagit à la présence humaine. Une fréquence qui change avec l’observateur.”
Gabriel fronça les sourcils et tourna la page.
“Qui-y-a-t-il derrière la frontière ?”
Son regard se perdit sur ces mots. Klein ne posait pas cette question comme un simple exercice théorique. Il laissait entendre qu’il avait perçu quelque chose de plus profond, quelque chose que Gabriel commençait tout juste à entrevoir.
— Venez, dit Jana doucement.
Elle referma le tiroir en bois et l’entraîna dehors. Le froid piqua immédiatement la peau de Gabriel lorsqu’ils franchirent le seuil. Il palissa les yeux, incommodé par le lumière diffuse, la neige tombant en silence autour d’eux.
Le robot déblayeur était encore là, progressant méthodiquement sur l’un des sentiers, laissant dans son sillage un chemin parfaitement rectiligne, sans imperfection.
Gabriel et Jana marchèrent lentement à travers le parc, les pas crissant sous la couche fraîche de neige.
— Vous avez lu beaucoup de ses notes ? demanda Gabriel après un moment.
Jana hocha la tête.
— Pas toutes, mais suffisamment pour comprendre qu’Elias cherchait quelque chose qui dépassait la simple science.
Gabriel réfléchit à ce qu’il venait de lire.
— Lukáš Novotný pense que Klein voulait traverser un seuil.
Jana s’arrêta et le fixa avec intensité.
— Il vous a parlé du seuil ?
— Oui. Il pense que Klein considérait la matière noire comme une interface, et que son expérience n’était pas seulement une observation… mais une tentative d’interaction.
Jana détourna le regard vers le robot qui poursuivait sa tâche, insensible à leur conversation.
— Ça lui ressemble. Il ne voulait pas seulement comprendre l’univers. Il voulait y trouver un sens.
Elle marqua une pause, puis reprit d’une voix plus basse.
— Il disait souvent que l’univers ne se contentait pas d’être observé. Il répondait à l’observateur.
Gabriel sentit une tension lui nouer la gorge.
— Vous pensez qu’il a trouvé une réponse ?
Jana haussa les épaules.
— Il a trouvé quelque chose. La question, c’est : voulait-il vraiment que nous le comprenions ?
Ils s’arrêtèrent sous une arche de pierre où des bancs en bois, presque enfouis sous la neige, marquaient un espace de repos oublié des étudiants. Jana balaya la surface d’un siège de la main et s’y assit, invitant Gabriel à faire de même.
— Klein appelait son expérience “l’Expérience de Kéroubim”, dit Gabriel, observant la brume s’élever de sa respiration. Vous savez pourquoi ?
Jana sembla hésiter, puis hocha lentement la tête.
— Oui. Nous en avons parlé, une fois. Mais ce n’était pas une simple référence biblique pour lui.
Gabriel attendit, sachant qu’il valait mieux ne pas la presser.
— Ils sont les gardiens d’un passage interdit. Mais Klein ne les voyait pas comme de simples protecteurs. Pour lui, ils étaient la manifestation d’une frontière. Un voile entre ce que nous percevons et ce que nous ne pouvons pas encore comprendre.
Elle fit une pause, fixant la neige qui tombait en spirales légères.
— Il pensait que la matière noire jouait le même rôle. Une séparation invisible entre notre réalité et… autre chose. Il parlait d’une matière oscillante. Comme si elle se différenciait de la matière noire.
Gabriel frissonnât frissonnât.
— Un autre niveau de réalité ?
Jana esquissa un sourire sans joie.
— Ou une autre perception de la nôtre. Peut-être que nous ne voyons qu’une partie du tableau, et que quelque chose empêche notre conscience d’accéder au reste.
Le silence qui suivit était plus pesant que la neige autour d’eux. Gabriel ouvrit l’un des carnets et parcourut les lignes d’une écriture nerveuse. Il trouva un passage sous une série d’équations gravitationnelles.
“Les Kéroubim ne sont pas des anges. Ils sont un seuil. Un passage. Un mur que l’on ne peut traverser… sauf si nous trouvons la fréquence exacte.”
Il montra la page à Jana.
— Il cherchait une fréquence ?
Elle hocha la tête.
— Oui, et non. Il pensait que si nous pouvions résonner avec cette oscillation particulière, nous pourrions peut-être… voir au-delà du voile. Je ne sais pas si on peut parler d’une fréquence.
Gabriel referma le carnet, sentant le poids de cette idée s’installer dans son esprit.
— Et vous, Jana ? demanda-t-il doucement. Pensez-vous qu’il ait réussi ?
Jana le regarda, son expression indéchiffrable.
— Je pense qu’il a trouvé quelque chose. Et je pense que c’est pour ça qu’il est parti.
Ils restèrent assis en silence, observant la neige tomber, comme si le monde hésitait à leur donner une réponse.
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