Chapitre 10 — Les carnets de Klein

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Les pages jaunies crissèrent sous ses doigts tandis qu’il les tournait avec précaution. L’encre, légèrement délavée par le temps, formait des tracés nerveux, hachés, comme si chaque mot avait été inscrit dans l’urgence. Certains passages étaient raturés, d’autres griffonnés avec une main hésitante, et parfois, une série de chiffres ou une équation se voyait encerclée rageusement, comme un cri silencieux.

Gabriel passa son pouce sur une annotation en marge, un symbole qu’il ne reconnut pas immédiatement. Une sorte de glyphe, peut-être une abréviation, ou un reste de pensée inachevée.

Son regard se porta sur le haut de la page, où une équation était soigneusement encadrée. Il reconnut immédiatement la notation d’une interaction gravitationnelle non standard, un modèle qu’il avait lui-même étudié, mais ici, quelque chose clochait. Un terme inconnu s’était glissé dans l’équation, deux cercles déparés par une ligne verticale. Ce symbole n’avait aucune valeur mathématique. L’écriture de Klein se superposait aux chiffres, comme si l’un répondait à l’autre :

“Si la matière noire est invisible, c’est parce qu’elle est la mémoire du monde.”

Gabriel sentit un frisson désagréable lui remonter la colonne vertébrale.

Il ne savait pas si c’était l’heure tardive, la fatigue ou simplement l’étrange atmosphère qui se dégageait de ces pages, mais il avait l’impression que Klein était là, quelque part, à lui murmurer ces mots à l’oreille.

Au fil des pages, il commença à découvrir une structure dans l’écriture de Klein. Les premières sections étaient presque classiques, dignes d’un chercheur méthodique : observations, calculs, hypothèses, modélisations. Mais plus il avançait, plus la logique s’effilochait, laissant place à une prose troublante, oscillant entre l’extase et le délire.

Les notes techniques se transformaient en incantations, des phrases répétées comme des mantras entrecoupés de formules.

“La création est un acte d’oscillation. Le Tsimtsoum n’a jamais cessé.”

“Les étoiles chantent, mais nous avons oublié comment écouter.”

Gabriel s’arrêta net. Ce n’était plus de la physique. C’était une vision du monde. Celle de Klein.

Il détailla une page où une onde gravitationnelle était représentée sous forme d’un tracé sinusoïdal. En-dessous, Klein avait ajouté une annotation écrite d’une main tremblante :

“Pourquoi cette fréquence est-elle dorée ?”

Gabriel fronça les sourcils. Il observa les paramètres. Le calcul de Klein semblait indiquer que l’oscillation gravitationnelle présentait une récurrence proportionnelle au rapport d’or.

Encore ce nombre. Comme dans le rapport d’Albrecht.

Encore cette idée d’harmonie cachée.

Il passa une main sur son visage, chassant son malaise. Pourquoi tout semblait-il relié à une structure invisible ? Était-ce un hasard, ou bien Klein avait-il réellement découvert quelque chose que personne d’autre n’avait compris ?

Puis vint le basculement. Un changement net dans le ton des carnets. L’écriture se faisait plus nerveuse, plus fiévreuse. L’ordre des notes disparaissait, laissant place à des idées lancées en rafale, comme si Klein n’avait plus eu le temps de structurer sa pensée.

Sur une double page, une phrase se répétait plusieurs fois, griffonnée dans les marges :

“Les kéroubim ne gardent pas un jardin perdu. Ils sont les gardiens du seuil.”

Le seuil. Gabriel se redressa légèrement, pris d’un étrange vertige. Il revint à la note qu’il avait trouvée dans les archives censurées :

“Klein – Kéroubim.”

Il en avait d’abord déduit que c’était une référence religieuse ou une métaphore perdue, mais ici, dans ce carnet, cette notion revenait avec insistance.

Klein ne parlait ni en théologien, ni en philosophe, ni en scientifique. Il parlait d’une barrière à franchir. Gabriel détailla les schémas en face du texte. Une sphère, entourée de lignes courbes. Un champ gravitationnel fermé. Et autour… des points d’entrée, comme des portes invisibles.

Il tourna rapidement la page. L’écriture devenait presque illisible.

“Si nous observons trop longtemps, ils nous voient.”

Un frisson glacé traversa son dos.

C’était de la folie.Il referma violemment le carnet, son souffle court.

Gabriel ferma les yeux quelques instants, laissant son esprit dériver dans l’obscurité de la pièce. L’hôtel était silencieux, seul le bourdonnement léger des circuits de climatisation rompait le calme nocturne.

Sa gorge était sèche, comme s’il avait retenu son souffle trop longtemps. Il ne croyait pas en Dieu. Il n’avait jamais cru aux anges, aux prières, aux cérémonies. Et pourtant.

Il ouvrit les yeux. Ces carnets n’étaient pas simplement des divagations mystiques. Ils contenaient des indices, des schémas, des données physiques, des découvertes troublantes sur une matière qui n’avait jamais livré tous ses secrets. Qu’avait réellement vu Klein ?

Sa rationalité lui soufflait que tout cela n’était que des extrapolations hasardeuses, qu’il fallait distinguer les résultats valides des divagations mystiques.

Mais une autre part de lui, une part qu’il ignorait encore quelques heures plus tôt, lui murmurait que peut-être, il ne s’agissait pas seulement d’équations.

Peut-être qu’Elias Klein n’était pas fou. Peut-être qu’il avait simplement osé regarder là où personne d’autre ne voulait voir. Gabriel s’adossa au dossier de sa chaise, fixant le plafond. Tout cela le dépassait.

Gabriel était athée. La foi n’avait jamais été une option pour lui. Il avait grandi dans une Europe où les religions s’étaient étiolées, où la foi n’était plus qu’un vestige culturel face à l’essor du rationalisme scientifique. Aux États-Unis, les élites s’étaient repliées dans un dogmatisme nationaliste teinté de ferveur chrétienne, alors qu’en Nouvelle Europe, la croyance s’était effacée au profit d’une vision du monde épurée, dénuée de transcendance.

Et pourtant. Face à ces pages, face à ce texte où les mathématiques et le mysticisme s’entrelaçaient, une part de lui se demandait si Klein n’avait pas touché à quelque chose qui le dépassait. Était-ce de la folie ? Ou bien… avait-il simplement exploré un territoire que la science, jusqu’ici, refusait d’aborder ? Il posa lentement le carnet sur la table.Ses mains tremblaient légèrement.

L’oscillation de la matière noire.

Les kéroubim comme seuils.

Le rapport d’or dans la fréquence gravitationnelle.

Tout cela n’était peut-être pas une coïncidence. Il ferma les yeux. Il devait poursuivre. Si Klein avait été fou, alors il devait le prouver. Mais si Klein avait raison… Alors ils avaient tous été aveugles. Gabriel ne pouvait s’empêcher d’être fasciné par l’ambiguïté du texte. Était-ce la preuve d’un esprit dérangé, incapable de séparer la rigueur scientifique de l’extase mystique ? Ou bien, au contraire, Klein avait-il cherché à transcender les limites d’une vision purement rationnelle pour atteindre une compréhension plus profonde, unissant ainsi deux mondes que beaucoup considéraient irréconciliables ?

Alors que la lumière se faisait vacillante dans la pénombre de sa chambre d’hôtel, Gabriel sentit une tension intérieure grandir. D’un côté, il était convaincu que la science devait rester le domaine de l’objectivité et de l’expérimentation. De l’autre, il ne pouvait ignorer que les carnets révélaient une quête de sens qui, malgré son aspect ésotérique, semblait résonner avec les blessures laissées par des conflits géopolitiques et des bouleversements sociétaux.

L’histoire de son époque, marquée par la montée du fascisme, la réunification de la Nouvelle Europe et la transformation radicale des repères culturels, lui rappelait que, pour certains, la foi constituait encore une réponse aux incertitudes d’un monde en mutation. Le détachement progressif des anciennes croyances avait engendré une sorte de vide spirituel que certains, comme Klein, tentaient de combler de manière inédite et trouble.

Face à cette dualité, Gabriel se sentit tiraillé entre son besoin d’explication rationnelle et l’étrange attrait pour ces écrits qui mêlaient savoir et mysticisme. Était-ce simplement la marque d’un esprit tourmenté, ou d’une tentative sincère de réconcilier le visible et l’invisible ?

Alors que la nuit avançait, il posa les carnets, le regard perdu dans le vague. Une chose était certaine : ce mélange de calculs, de philosophie, de théologie et de prières remettait en question tout ce qu’il avait appris à croire. Et, malgré son rejet instinctif de toute forme de dogme, une part de lui ne pouvait s’empêcher de se demander si, peut-être, il y avait là plus qu’une simple folie. Peut-être une vision d’un avenir où science et foi trouveraient, enfin, un terrain d’entente dans la reconstruction d’un monde en perpétuel changement.

Mais une chose était sûre, il ne pouvait plus s’arrêter maintenant.

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