Chapitre 11 — La matière oscillante

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Gabriel tourna une nouvelle page d’un des carnet, ses yeux balayant les équations qui parsemaient le papier comme des constellations énigmatiques. Cela faisait plusieurs jours qu’il épluchait ces écrits. À première vue, le texte était un chaos d’idées. Des calculs sur la densité de la matière noire alternaient avec des réflexions presque mystiques. Certains passages évoquaient explicitement des prières, voire des fragments de textes religieux.

Si l’univers est écrit en langue mathématique, ces chiffres en sont la signature divine. Dieu/Yahvé s’est il contracté pour laisser place à la création ? Serais-ce un vertige du premier instant, un murmure du commencement ?

Gabriel fronça les sourcils. Klein semblait avoir basculé dans une forme de mysticisme. Un scientifique qui cite des termes bibliques, hébraïques et coraniques dans un journal de recherches. Cela lui semblait insensé. La folie de Klein se faisait de plus en plus présente au fur et à mesure de la lecture. Parfois, les écrits étaient bien plus structurés, de longs paragraphes organisés. Klein était capable d’une grande rigueur, puis pouvait passer à des idées presque chaotiques.

Il poursuivit sa lecture, et une phrase le fit s’arrêter net.

La matière oscillante réagit à l’observateur. Mais l’observateur est-il neutre ? La conscience influence-t-elle la réalité, ou la réalité répond-elle à une volonté ?

Il sentit une gêne s’installer en lui. Il n’avait jamais été croyant. Pour lui, la religion était un vestige du passé, un moyen qu’avaient eu les hommes d’expliquer l’inexplicable avant la science. L’Europe s’était détachée des croyances traditionnelles depuis longtemps. Même la question du divin n’intéressait plus la communauté scientifique, reléguée aux marges des débats philosophiques.

Et pourtant, Klein, physicien, semblait y voir un lien. Une nécessité.

Il reprit sa lecture.

L’observateur modifie l’expérience. Mais si l’univers est conçu pour la vie, alors qui est l’ultime observateur ?

Gabriel referma brutalement le carnet. Une chaleur désagréable lui montait à la nuque.

Cette lecture ne lui plaisait pas. Elle ébranlait quelque chose en lui, une certitude. Klein avait-il perdu la raison ? Ou bien…

Il n’osa pas formuler la pensée jusqu’au bout.

Gabriel passa une main sur son visage, cherchant à se détacher de l’inconfort qui montait en lui. Il n’avait pas peur des idées nouvelles, ni même des hypothèses extravagantes; c’était son métier, après tout. Mais ici, il n’était plus question de science. Ce carnet ne contenait pas une théorie, mais une confession.

Il le rouvrit malgré lui, poursuivant sa lecture avec une forme de méfiance, comme si le simple fait de lire ces lignes risquait d’altérer sa propre vision du monde.

Lors de l’expérience, celle que j’appel aujourd’hui l’expérience de Kéroubim, nous avons observé une variation inexplicable dans les oscillations de la matière. Une anomalie. J’ai d’abord pensé à une erreur de mesure, mais après plusieurs vérifications, une évidence s’est imposée : la présence humaine modifie la réponse de la matière oscillante. L’expérience devenait d’autant plus instable dès qu’un observateur était conscient de l’expérience en cours. Ce n’était pas une simple interaction physique. C’était… autre chose.

Gabriel sentit un frisson parcourir son échine. Cela rappelait étrangement le principe de la dualité onde-particule, cette fameuse expérience où l’acte d’observer change le comportement des photons. Mais Klein parlait ici d’un effet à une échelle bien plus grande, sur une matière qui, en théorie, n’aurait pas dû réagir ainsi.

Il tourna la page.

Ils veulent que j’arrête. Officiellement, il s’agit d’un manque de preuves, d’une pente glissante vers la pseudoscience. Mais en réalité, ils ont peur. Peur de ce que cela peut signifier. J’ai reçu des avertissements, des menaces, même! Certaines questions ne doivent pas être posées. J’ai fui. La foi sera mon refuge. En réalité, il n’est question que de ça. De foi. Et ils en ont peur.

Gabriel sentit une colère sourde monter en lui. Comment Klein, un homme de science, s’était-il laissé happer par ces croyances archaïques ?

Pourtant, il ne pouvait ignorer l’autre possibilité.

Et si Klein n’avait pas fui par faiblesse ? Et si ce qu’il avait découvert était réellement une menace pour l’ordre établi, ou pour sa propre santé mentale ? Non, Klein sombrait dans le complotisme. Il inspira profondément, cherchant à calmer les battements erratiques de son cœur. Puis son regard se posa sur une note en bas de la page.

Une note, tracée à l’encre noire, en marge.

Kéroubim. Gardiens du seuil.

Gabriel referma le carnet en tremblant.

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