Chapitre 13 — Extraits du journal d’Elias Klein — 18 novembre 2043
J’ai rencontré un homme qui, paradoxalement, m’a donné la clé que je cherchais sans le savoir. Un rabbin. Un homme de foi. Un homme qui semblait n’avoir rien à voir avec le monde des sciences et qui, pourtant, m’a ouvert une porte sur une autre vérité, une vérité que la science ne pouvait expliquer. Cette rencontre, comme un phare dans une mer noire, m’a guidé, non pas vers une explication rationnelle, mais vers quelque chose de plus vaste. Une vérité qui n’était ni purement scientifique, ni religieuse, mais un étrange entre-deux, là où la matière et l’esprit se confondent.
Aux abords d’une petite synagogue au cœur de la vieille ville de Brno, j’étais là, errant au hasard. L’esprit en lambeaux, noyé dans des milliers de questions sans réponses, je n’avais nulle part où aller après mes cours. C’était la fête de YomKippour. L’air était dense, comme si le poids des siècles reposait sur chaque pierre de cette vieille bâtisse. Le rabbin, un homme âgé aux yeux perçants, m’a observé de l’autre coté de la rue. Par un geste, il m’a invité. Il n’a pas posé de questions, il n’a pas cherché à en savoir plus. Je ne sais encore pas pourquoi mais je suis entré et ai participé à la cérémonie. Plus tard, je lui ai parlé de mes recherches, de la matière oscillante, de cette étrange résonance que entre la matière et la conscience. J’ai décrit les expériences, les résultats, cette constante, ces oscillations qui ne ressemblaient à rien de ce que la science avait pu observer. Il m’a écouté en silence, et lorsqu’il a pris la parole, il m’a parlé du Tsimtsoum. Il m’a expliqué, sans se presser, qu’il s’agissait d’une notion théologique juive, celle de l’éclipse divine, le retrait de la lumière infinie de Dieu pour laisser place à la création. Le Tsimtsoum, ce processus de rétraction, est vu comme la mise en retrait du divin, une sorte de “vide” dans lequel la matière et l’esprit peuvent émerger. J’y ai vu une allégorie du big bang, ce moment suspendu avant l’extension de l’univers. Il m’a parlé de la création non pas comme d’un acte divin à partir de rien, mais comme d’un acte de retrait, un geste de “non-être“ qui permet à l’existence de prendre forme. Cette idée m’a frappé comme une révélation. Le retrait n’était pas un vide, mais une porte ouverte à tout ce qui pouvait exister.
Il m’a dit que la matière, dans son essence la plus profonde, ne pouvait être qu’une forme de lumière, une lumière qui n’était ni visible ni mesurable, mais qui existait dans un espace vide, dans ce Tsimtsoum. C’était la première fois que j’entendais quelqu’un articuler ce qui résonnait au plus profond de moi. La matière oscillante n’était peut être pas un simple sous-produit de l’univers, mais une sorte de vestige d’un retrait primordial, une résonance de cette lumière divine, dans l’espace vide. Puis, après un long silence, il avait prononcé ces mots, presque comme une énigme.
Kéroubim. Gardiens du seuil.
Je l’avais regardé, déconcerté.
— Que voulez-vous dire ?
Il avait esquissé un léger sourire, puis, de sa voix posée, il avait commencé à parler.
— Dans notre tradition, les Kéroubim sont les gardiens des portes du mystère. Ils apparaissent dès les premiers récits, postés à l’entrée du Jardin d’Éden après l’expulsion de l’homme. Ils tiennent une épée flamboyante, non pas pour punir, mais pour protéger un seuil que l’on ne peut franchir sans en comprendre la signification. On les retrouve ensuite dans le Saint des Saints, dans le Temple, là où résidait la Présence divine. Toujours à la frontière. Toujours entre le visible et l’invisible. Ils représentent la présence de Dieu, au seuil du savoir, de l’arbre de vie.
Je me souviens avoir frissonné en l’écoutant.
— Un seuil, ai-je murmuré.
— Oui, un seuil. Vous me parlez d’une matière qui semble osciller entre l’être et le non-être, qui réagit à la conscience, qui semble, d’une certaine manière, posséder une forme de réceptivité aux objets de la création, le vivant. Mais si cette matière est un seuil ? Un passage ? Un espace où la réalité se plie et se déplie, où l’univers lui-même se rétracte et se donne à voir ?
Il avait marqué une pause, me laissant absorber ses paroles.
— Nous parlons du Tsimtsoum. Dieu qui se retire pour permettre à l’univers d’exister. Mais ce retrait n’est pas une absence, c’est une tension entre le plein et le vide, un équilibre subtil. Peut-être que votre matière oscillante est l’écho de ce retrait, un vestige de cet acte primordial.
J’ai senti mon cœur battre plus fort.
— Pour vous la matière oscillante pourrait être une trace du Tsimtsoum ? Je ne suis pas croyant vous savez, alors ça me semble…
Je m’interrompais, le rabbin m’avait regardé avec une gravité nouvelle.
— Peut-être que votre matière est ce qui se rapproche le plus de cette énergie primordiale. Quelque chose qui n’existe que dans l’espace laissé libre par le retrait. Un seuil. Et si c’est un seuil, alors les Kéroubim sont là. Toujours. Votre expérience, c’est celle du seuil. Et au seuil, se trouvent les Kéroubim.
J’ai eu le souffle coupé.
Un seuil. Une matière qui réagit à la conscience. Une énergie qui ne se manifeste que dans un espace de retrait.
Et si cette matière oscillante n’était pas simplement un phénomène physique, mais quelque chose qui marquait la frontière entre l’univers connu et une autre réalité ?
Kéroubim. Gardiens du seuil.
Ce n’était pas seulement une image théologique. C’était une vérité cachée, une clé que je n’avais pas su voir.
Ce que le rabbin m’a révélé m’a frappé, non seulement pour la puissance spirituelle de ses paroles, mais parce que, dans ses explications, je retrouvais ce que j’avais observé dans mes expériences : l’interaction entre la matière et la conscience. Mais ce n’était pas tout. Il m’a expliqué qu’il y avait une dimension encore plus subtile, celle où la conscience pouvait toucher la matière de manière invisible, comme un souffle qui fait vibrer l’air. Cette idée qu’une forme de vie consciente, ou peut-être d’une présence consciente, puisse agir sur la matière m’a bouleversé. Une volonté qui se trouve au sein du vide, la vie. La matière oscillante, c’était peut-être le langage de cette présence divine, une lumière pure qui se déplaçait dans les interstices de l’univers, le ciment de la création.
Ce retrait, ce Tsimtsoum, était l’espace où tout pouvait exister, mais aussi l’espace où se trouvait cette conscience universelle, cette lumière divine qui nous relie tous. Les Kéroubim du rabbin, dans ce contexte, n’étaient pas seulement des gardiens célestes, mais des symboles de cette interface entre le sacré et le profane, entre la matière et l’esprit, entre l’homme et le divin. Ces êtres protecteurs de l’invisible maintiennent l’équilibre et semblent être le pont entre les mondes, l’intermédiaire entre ce que nous pouvons toucher et ce que nous ne pouvons que pressentir. La matière oscillante est les Kéroubim. L’implication du divin dans le réel. Ils gardent le seuil. Le Tsimtsoum.
Le rabbin m’a dit que le vrai défi n’était pas de comprendre la matière, mais de comprendre le silence, le vide, dans lequel elle évolue. Ce silence était l’essence de tout, celui dans lequel la lumière pouvait se retirer et tout laisser apparaître. Et dans ce silence, j’ai commencé à sentir une présence. C’était peut-être cela, finalement, ce que j’avais perçu dans mes recherches. Un signe, une forme d’intelligence plus grande, une énergie qui ne pouvait être mesurée ni observée, mais qui, pourtant, était à l’origine de tout ce qui existait. Cette présence… Les Kéroubim ?
Peut-être que la matière oscillante n’était pas simplement un phénomène physique, mais une sorte de langue, un code caché dans le tissu de l’univers, une résonance de cette lumière divine, un écho du Tsimtsoum, ce retrait primordial. Et peut-être, aussi, que cette matière et son oscillation n’était pas seulement un souvenir, mais un guide.
Ce soir-là, dans la synagogue, quelque chose a changé en moi. J’ai quitté cet endroit avec un sentiment étrange de paix, comme si une partie de moi avait compris que ma quête ne faisait que commencer. Que mes recherches, bien que scientifiques, m’avaient aussi conduit à un autre royaume, celui de l’esprit, de la matière et de la lumière. Une quête qui n’était plus seulement de comprendre la matière, mais aussi pour comprendre l’origine de toute chose, et peut-être… toucher cette lumière que les Kéroubim protègent.
Gabriel referma le journal. Il pleurait, il ne savait pas pourquoi. Il avait atteint la fin du dernier journal, un long monologue, comme un testament, une dernière explication, une éclaircie dans la folie de ses écrits. Trois derniers mots en coin de page.
Silence — Melk
Cléa, de sa voix irréelle, lui demanda.
— Pourquoi pleurs-tu ? C’est triste ce que Elias Klein écrit ?
— Oui, et c’est beau aussi. La décente aux enfers d’une homme en recherche de vérité.
— Il n’a peut être pas tout perdu dans cette recherche, il s’est peut être élevé.
— Peut-être.
— Et que vas tu faire maintenant ?
— Repartir, je crois que j’ai la réponse maintenant, je peux comprendre le reste du journal. La matière oscillante, c’est ça la clé. Et Klein sait l’isolé, il l’a écrit, je ne savais simplement pas lire.
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