Chapitre 14 — Réaliser l’expérience

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Gabriel rentra en Suisse avec une conviction nouvelle. Il savait que la clé des découvertes de Klein ne résidait pas seulement dans les résultats expérimentaux, mais dans la nature de la matière oscillante elle-même.

Il se rendit directement au laboratoire, son sac serré contre lui, son esprit bouillonnant d’idées. À son arrivée, Sofia était déjà là, dans le coin de la pièce, concentrée sur un écran d’ordinateur. Stanislas, plus loin, feuilletait des rapports, un café à la main. Ils tournèrent la tête en même temps lorsqu’il entra.

— Alors, comment ça s’est passé ? demanda Sofia, un sourire un peu fatigué sur les lèvres.

— Je veux qu’on mène une expérience, annonça Gabriel d’une voix ferme. Une expérience sur la matière noire, réelle. Une partie de matière noire plutôt.

Sofia et Stanislas se regardèrent, intrigués.

— Tu sais que ce genre d’expérience est risqué, lança Stanislas. Et tu es au courant des protocoles. Tu ne peux pas juste… isoler une partie de la matière noire comme ça.

Gabriel se passa une main dans les cheveux, regardant les deux chercheurs. Il savait qu’il avait encore du travail pour les convaincre. Mais cette fois, il n’était pas seulement armé de ses théories. Il avait les résultats de Klein. Et ça, c’était bien plus solide que des suppositions.

— Je peux isoler un sous-produit de la matière noire, quelque chose qui a réagi de manière régulière, comme une onde… Il n’est pas question de danger, c’est juste… de la matière. Il nous faut juste des conditions contrôlées.

— Tu veux dire que tu veux créer un environnement de laboratoire pour observer des oscillations invisibles ? Et comment tu comptes faire ça, Gabriel ? Ça n’a rien de simple, rétorqua Sofia, son ton un peu moqueur mais aussi curieux.

Gabriel se tenait là, indécis un instant, mais il savait que la seule manière de convaincre Sofia et Stanislas serait de leur expliquer sans tout dévoiler. S’il leur en disait trop, ils hésiteraient, et il ne pouvait pas se permettre d’attendre davantage.

— Il faut stabiliser la matière à des températures proches du zéro absolu, l’isoler de toute onde ou perturbations, voilà comment on va voir les oscillations. C’est ce que Klein avait fait dans ses expériences. Une fois stabilisée, on pourra observer la manière dont elle interagit, oscille et fluctue.

Sofia fronça les sourcils.

— Et tu penses qu’on va y arriver ? demande-t-elle.

Gabriel se tourna vers Stanislas, qui observait d’un air sceptique, les bras croisés.

— Stanislas, je sais que c’est difficile à croire. Mais j’ai vu ces résultats. Il faut qu’on essaie. Si on ne le fait pas, on restera dans l’ignorance.

Un silence s’installa. Stanislas prit un moment avant de répondre.

— Non, Gabriel. Tu ne nous a même pas dit pourquoi cette expérience…

Gabriel acquiesça. Il ne pouvait pas leur dire. Pas comme ça. Il allait devoir les convaincre, autrement.

Le soir, Sofia invita Gabriel à boire un verre. Ils s’éloignèrent du laboratoire en taxi autonome, longeant les rues de Genève baignées par les lumières multicolores des enseignes holographiques et des réverbères.

— Tu sais, tu me sembles… différent depuis ton retour, dit Sofia, un peu hésitante. C’est à cause de cette histoire avec Klein ? Tu sembles… plus absorbé qu’avant.

Gabriel s’arrêta un instant, les yeux fixés sur le flot des passants. Il avait du mal à mettre des mots sur ce qu’il ressentait. Il avait l’impression de toucher quelque chose d’indescriptible, quelque chose qui échappait à la logique, à la science, mais qui l’attirait irrésistiblement.

— Peut-être, répondit-il finalement. Mais il y a quelque chose qui m’échappe. Ce n’est pas juste la matière noire. C’est plus profond, Sofia. C’est comme une porte qu’on essaie d’ouvrir… et je ne sais même pas ce qu’il y a de l’autre côté.

Elle s’arrêta un instant devant la vitrine d’un magasin.

À l’intérieur, un androïde de service nettoyait la vitre, ses gestes mécaniques étaient étrangement fluides.

Un enfant s’approcha, fasciné.

— Bonjour, demanda-t-il au robot.

L’androïde releva la tête, analysa le visage du garçon, puis répondit :

— Bonsoir. Que puis-je faire pour vous ?

L’enfant rit et recula, impressionné par ce grand pantin de plastique.

Gabriel observa la scène, pensif.

Sofia le regarda à son tour.

— À quoi tu penses ?

— À la différence entre une machine et une conscience.

Elle sourit, amusée.

Ils s’assirent a une terrasse plutôt tranquille. L’odeur du café frais flottait dans l’air. Sofia l’observa longuement, comme pour lire ce qui se cachait derrière ses paroles.

— Tu cherches quoi, Gabriel ? Tu me dis que ce n’est pas juste une découverte scientifique. Mais quoi alors ?

Gabriel prit une gorgée de son café, se perdant un instant dans ses pensées. Il se concentra sur sa boisson, ce goût amer et fumé qu’il appréciait tant. Dans son oreille, Cléa murmura doucement :

— Dis-lui maintenant.

Il hésita, mais quelque chose en lui lui fit comprendre qu’il était temps. Il sortit un des petits carnets de son sac, usé, aux bords frangés.

— Klein a découvert quelque chose avec la matière noire en 2038. Une matière qui réagit à la vie. Pas à la température, ni à la gravité. Mais à la vie. C’est ce que j’ai découvert dans son journal.

Sofia haussait les sourcils, d’abord surprise, puis inquiète.

— Tu veux dire qu’il pense que cette matière a une sorte de conscience ?

Gabriel hocha la tête, un éclat étrange dans les yeux.

— Je ne sais pas encore. Mais Klein a remarqué que la matière réagissait régulièrement à des moments précis de la journée, autour de midi. Puis il a observé que des gens passaient à ce moment-là, dans le couloir… des travailleurs du laboratoire.

Sofia fronça les sourcils, secoua la tête.

— Et tu crois qu’il est allé jusqu’à lier ça à la vie… ? Ça semble fou, Gabriel.

Gabriel se pencha en avant, baissant la voix.

— Il a testé tout un tas de choses, Sofia. Des objets, des températures… Mais la seule chose qui provoque des oscillations régulières, c’est la présence de la vie elle-même. La matière réagit à la vie, Sofia. À la conscience. Et ces oscillations, Klein a pu les traduire par une suite de chiffres. La même qu’on a trouvé quand on a analysé la masse de la matière noire de NGC 6777.

Un silence lourd s’installa entre eux. Le café semblait de plus en plus bruyant, les voix et les cliquetis des tasses devenant des murmures lointains.

Sofia regarda Gabriel, puis son regard se tourna vers le carnet.

— Alors, où est-ce qu’on va avec tout ça ?, murmura-t-elle, presque pour elle-même.

Gabriel n’eut pas de réponse tout de suite. Il regarda le carnet, comme si les mots écrits dans ses pages pouvaient offrir une réponse.

— Je ne sais pas. Mais j’ai l’impression qu’on est au bord de quelque chose de plus grand que nous. Et je dois savoir ce que c’est.

Sofia resta silencieuse. Cléa, dans son oreille, murmurait à nouveau, presque pour elle seule :

— Il faut lui montrer.

Il l’ignorât.

Cléa, murmura une nouvelle fois, mais cette fois, ses mots étaient plus insistants, presque pressants.

— Lui montrer le chemin, Gabriel. Lui montrer la vérité des journaux.

Un frisson parcourut son corps. Il avait compris. C’était maintenant qu’il devait tout révéler. Non seulement à Sofia, mais à lui-même. Il avait passé trop de temps à tourner autour de ce secret, à accumuler des hypothèses sans jamais se lancer dans l’inconnu. Mais il n’en pouvait plus. Il devait franchir ce seuil invisible. Celui que Klein avait franchi, celui qui les séparait du Tsimtsoum et des Kéroubim.

Gabriel prit une grande inspiration. Il se redressa, le carnet entre les mains. Il tourna les pages, cherchant des mots, une phrase qui le guiderait. Ses doigts glissèrent sur le papier vieilli, et il s’arrêta à une page en particulier. Klein y avait écrit, presque comme un aveu, la dernière étape de sa réflexion :

Le silence est plus vaste que l’univers. C’est dans le silence que réside la réponse. Il faut écouter les oscillations du monde, pas les observer. Celles-ci ne sont pas une réaction, elles sont un appel. Un appel à la conscience.

Gabriel ferma les yeux un instant, absorbé par la puissance de ces mots. Lorsqu’il les rouvrît, Sofia le regardait, un mélange d’incompréhension et de curiosité dans les yeux.

— C’est ça, dit-il doucement. Le silence. Il n’est pas juste une absence. Il est une forme de présence. Il nous appelle, Sofia, tout comme il a appelé Klein.

Sofia prit un moment avant de répondre. Elle ne semblait pas encore prête à accepter l’idée que tout ce qu’ils avaient étudié pourrait bien être lié à quelque chose plus profond, d’invisible. Mais quelque chose dans le regard de Gabriel semblait désormais différent. Il n’était plus simplement un chercheur. Il était devenu celui qui avait franchi un seuil, un seuil qu’elle, elle n’avait pas encore osé franchir.

— Tu veux dire… que cette oscillation, cette matière, cette expérience… c’est plus qu’une simple découverte scientifique pour Klein ? Pour toi ? demanda-t-elle enfin, hésitante.

Gabriel posa le carnet sur la table et la regarda longuement, presque comme s’il lui offrait le choix de le suivre ou non.

— Oui. Je crois que nous sommes en train de toucher quelque chose de divin, Sofia. Quelque chose de conscient. Et cette matière, cette oscillation… elle nous parle. Pas avec des mots.

Sofia baissa les yeux un instant. Puis, sans prévenir, elle se leva.

— Je t’invite à boire un verre. Viens avec moi.

Ils quittèrent le café, et cette fois, le trajet jusqu’au bar sembla plus lourd, comme si le poids des révélations était tangible dans l’air autour d’eux. Alors qu’ils traversaient la rue, un robot, à l’apparence presque humaine, passa à côté d’eux. Il portait un panier de courses, se mouvant avec une précision mécanique mais aussi une fluidité qui, en quelque sorte, ressemblait à la vie. Gabriel l’observa un instant. Le robot sembla capter son regard, et, comme une intuition étrange, il ralentit légèrement avant de continuer son chemin.

Un frisson parcourut Gabriel. Était-ce simplement une machine, ou bien, tout comme la matière oscillante, y avait-il quelque chose en lui qui… réagissait à la vie ?

— A quoi tu penses ? demanda Sofia en s’arrêtant un instant.

Gabriel la regarda sans répondre tout de suite. Le robot était déjà loin, mais l’image restait gravée dans son esprit. Était-ce possible que, tout comme ce robot, certaines formes de vie soient simplement des récepteurs des vibrations de l’univers ? Une part de lui, celle qui luttait encore contre les concepts de science pure, commençait à envisager une autre vérité. Une vérité silencieuse.

Ils arrivèrent au bar, et Gabriel s’assit, les pensées embrouillées. Sofia le regarda, attendant une réponse, une explication, une suite.

— Je pense qu’on est sur le point de découvrir quelque chose de radicalement nouveau. Quelque chose qui dépasse la matière, la science, la conscience elle-même. Mais je ne sais pas encore comment expliquer tout ça.

Sofia le regarda silencieusement. Puis elle posa sa main sur la table.

— Tu sais, Gabriel, tu es presque en train de me convaincre. Mais il y a quelque chose qui me gêne dans tout ça. Tu parles de vibrations, de silence… mais est-ce qu’on ne s’égare pas ? Peut-être que tout ça n’est qu’un simple phénomène naturel, une découverte intéressante, mais sans plus. Rien de divin. Rien de mystique.

Gabriel ferma les yeux un instant.

— Je vais faire l’expérience, dit-il d’un ferme, résolu.

Sofia le regarda, un léger sourire effleurant ses lèvres. Elle savait que Gabriel était déjà trop loin dans sa quête pour revenir en arrière.

Le chemin était désormais tracé. Les Kéroubim et le Tsimtsoum n’étaient plus des mots vides de sens. Ils étaient la frontière invisible, le seuil entre ce qu’ils comprenaient et ce qu’ils devaient découvrir.

Et Gabriel, en ce moment précis, savait ou il devait aller chercher les réponses.

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