Chapitre 19 — Icare a changé
Gabriel et Sonia se tenaient dans la salle de contrôle, Stanislas près des écrans, les yeux rivés sur les courbes en temps réel.
L’expérience se déroulerait en plusieurs phases : 1. Observation sans stimulation (contrôle) 2. Activation du champ oscillant en l’absence d’Icare (pour vérifier qu’aucune fluctuation extérieure n’interférait) 3. Activation en présence.
Le premier test fut sans surprise. Icare évoluait normalement, jouant avec les objets mis à sa disposition, explorant la pièce avec curiosité.
Puis Gabriel activa la matière oscillante.
Les oscillations restèrent stables au début. Puis quelque chose changea.
Lentement.
Subtilement.
La matière s’ajusta.
Les courbes sur les écrans commencèrent à fluctuer, à une fréquence inédite. Intense. Des milliers de fois plus intenses qu’avec la souris.
Sonia s’approcha de la vitre d’observation.
— Il sent quelque chose.
Icare avait cessé de bouger. Il fixait un point précis devant lui. Un espace vide.
Ses pupilles s’étaient rétractées, sa respiration légèrement accélérée.
— Il perçoit l’oscillation ? murmura Gabriel.
Icare pencha légèrement la tête, comme s’il écoutait quelque chose d’inaudible.
Puis, sans prévenir, il tendit la main.
Un geste lent, hésitant.
Comme s’il cherchait à toucher une présence invisible.
L’instant d’après, l ’écran de contrôle grésilla, les instruments captèrent une perturbation gravitationnelle d’une ampleur minuscule, mais anormale.
Icare, lui, s’effondra brusquement.
Le silence dans la salle de contrôle fut absolu.
Puis tout s’accéléra. Icare tremblait. Il semblait convulser avant d’arrêter totalement de bouger.
Sonia appuya sur le bouton d’arrêt d’urgence, la cloison de sécurité s’ouvrit, et le personnel médical qui avait amené Icare accourut.
Gabriel se précipita avec eux.
Icare était allongé sur le sol, immobile. Sa respiration était toujours là, stable, mais il ne réagissait plus.
Un des chercheurs de l’université vérifia ses signes vitaux.
— Il est en état de catalepsie.
— Quoi ? demanda Sonia.
— Son cerveau est actif, mais il ne répond plus aux stimuli extérieurs.
Gabriel échangea un regard avec Stanislas.
L’air était lourd. Quelque chose venait de se produire.
L’appel arriva en pleine nuit.
Le terminal de Gabriel vibra sur la table, projetant une lumière bleutée contre le mur. Il ouvrit les yeux, les battements de son cœur encore calés sur le rythme d’un sommeil agité. 03:27. Il décrocha, la voix encore rauque.
— Gabriel Berjault.
— C’est le Dr Brémont. Nous avons un problème avec Icare. Vous devriez venir. Immédiatement.
La phrase fit l’effet d’une lame glacée dans son dos.
— Qu’est-ce qui lui arrive ?
— Venez voir par vous-même.
La ligne coupa.
Le hall du CNRS baignait dans une lumière froide, artificielle, qui rendait l’endroit plus silencieux encore qu’il ne l’était en réalité.
Sonia était déjà là, adossée au mur, les bras croisés sur sa poitrine. Elle ne disait rien, mais Gabriel remarqua qu’elle serrait ses doigts contre sa peau, comme pour contenir une tension invisible.
Stanislas arriva quelques minutes plus tard, visiblement tiré du lit en urgence. Aucune plaisanterie, aucun sarcasme. Juste un regard fatigué et une question muette dans ses yeux.
Puis la porte s’ouvrit, le professeur Brémont les attendait de l’autre côté.
Il n’avait pas l’air heureux de les voir.
— Il faut que vous voyiez ça.
Il les emmena dans le laboratoire. Et montra l’enclos d’Icare à travers la vitre. Le laboratoire avait changé, il était truffé d’ordinateurs en tout genres, d’appareils de visualisation cognitive et système EGG. Brémont avait amené du matériel avant qu’ils n’arrivent.
Derrière la vitre, Icare était assis.
Le silence dans la pièce était presque irréel.
Avant, il bougeait sans cesse, testant son environnement, passant d’un jouet à un autre. Un primate intelligent, habitué aux interactions humaines. Mais il était immobile. Trop immobile.
Dos droit, mains posées sur ses genoux, son regard figé dans une intensité troublante.
Il les regardait.
Il attendait.
Gabriel sentit un frisson remonter dans sa nuque.
Icare leva lentement une main et tapota du bout des doigts contre la vitre.
Un, deux, trois coups.
Comme un signal, comme avec les cubes, l’interaction avec Sonia. Elle posa instinctivement sa main sur la surface vitrée, comme pour tester une réponse.
Icare inclina légèrement la tête.
Puis il leva l’autre main et la pressa doucement contre la vitre, à l’endroit exact où reposaient les doigts de Sonia.
Elle retint son souffle.
Les yeux d’Icare étaient ancrés dans les siens. Une attente. Une reconnaissance.
— Il nous teste, souffla-t-elle.
Brémont tapota sur un écran de contrôle, déclenchant une série de vidéos.
— Regardez ça.
Sur l’écran, Icare était face à un écran tactile, exécutant un exercice de reconnaissance d’images.
Mais il ne suivait pas l’exercice. Il tapotait sur l’écran, traçant des formes du bout de l’index. Les gestes étaient hésitants, imparfaits… mais ils avaient une structure. Ce n’était pas du gribouillage. Il cherchait à reproduire quelque chose.
Gabriel plissa les yeux. Au centre de l’écran, deux formes identiques. Deux cercles, séparés par une ligne verticale tremblante. Un frisson remonta le long de sa colonne vertébrale.
— Il essaie de représenter quelque chose, souffla Sonia.
— Quelque chose qu’il a vu, précisa Brémont. Il n’a pas la capacité d’imaginer et de retranscrire.
Un silence. Puis Stanislas recula légèrement.
— Ça ressemble… à une structure symétrique.
Gabriel resta fixé sur l’écran, l’esprit bourdonnant.
Non. Pas une structure. Une séparation. Une limite entre deux espaces. Et Icare essayait de l’ouvrir.
Dans l’enclos, Icare n’avait pas bougé.
Sonia s’approcha de la vitre, hésitante.
— Il nous regarde d’une façon qui me met mal à l’aise.
Gabriel la comprenait. Ce n’était pas un regard animal. Ce n’était même plus de la curiosité. C’était autre chose.
Sonia observa un instant, puis se tourna vers Brémont.
— Je peux entrer ?
Le scientifique parut surpris.
— Je ne vous le conseille pas.
— Il ne montre aucun signe d’agressivité. Je veux voir comment il réagit au contact. Il a toujours été très doux avec nous durant son acclimatation.
Gabriel voulut protester, mais Sonia ne lui laissa pas le temps. Elle ouvrit la porte. L’air de la pièce était plus lourd, plus épais, comme chargé d’une tension qu’elle seule semblait ignorer.
Icare la suivit des yeux lorsqu’elle s’approcha. Sonia s’accroupit doucement, posant une main à plat sur le sol, à quelques centimètres de lui. Un instant passa. Puis Icare tendit son bras. Lentement. Avec une précision anormale. Sa main se posa sur l’avant-bras de Sonia. Pas avec la brutalité d’un animal. Pas avec la maladresse d’un chimpanzé. Avec une douceur contrôlée.
Ses doigts glissèrent légèrement sur sa peau, explorant la texture, la chaleur. Icare descendit sa main, et la posa sur celle de Sonia. Elle retint son souffle. Puis elle murmura :
— Il sait ce qu’il fait.
Brémont les regarda, bras croisés.
— C’est toujours Icare. Son activité cérébrale est stable. Il n’a pas semblé avoir de séquelles physiques de sa catalepsie.
Il hésita.
— Mais son comportement a changé.
Sonia ne répondit pas. Elle était toujours accroupie, le regard perdu dans celui d’Icare, sa main toujours sous la sienne. L’espace d’un instant, il y eut quelque chose de plus qu’une interaction. Quelque chose qu’elle ne savait expliquer.
Puis Icare relâcha doucement sa prise et se redressa. Il retourna lentement à son écran tactile. Il recommença à dessiner. Les deux cercles, la ligne tremblante qui les reliait.
La barrière.
La limite.
Gabriel sentit son souffle se bloquer. Parce qu’il savait, maintenant. Il savait ce que ça représentait. Ce n’était pas juste un dessin. C’était un seuil. Les Kéroubim… Les deux cercles. …Gardiens du seuil. La ligne.
Annotations
Versions